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CONTACT ÉTABLI
La base Clavius était construite autour de trois grands dômes gonflables. Interconnectés par des couloirs transparents et des tunnels souterrains, ils étaient recouverts de poussière lunaire qui les protégeait du soleil, des rayons cosmiques et autres menaces. Résultat, vus de dessus, ils semblaient faire partie du paysage, comme des bulles qui auraient poussé dans le régolite grisâtre.
La navette Komarov se posa sans cérémonie à cinq cents mètres des dômes principaux. En l’absence d’atmosphère, la poussière qu’elle avait soulevée retomba à une allure déconcertante. Il n’y avait pas d’aire d’envol, uniquement de légers cratères, cicatrices des nombreux alunissages et redécollages.
Un couloir transparent s’avança jusqu’au sas, tel un serpent. Escortée par le capitaine Mario Ponzo et suivie de sa valise intelligente qui roulait derrière elle, Siobhan fit ses premiers pas dans la pesanteur onirique de la Lune.
Le premier aperçu qu’elle en eut fut une surface aux molles ondulations, légèrement déformée par les parois transparentes incurvées. Toutes les arêtes étaient émoussées par la poussière omniprésente, résultat de millénaires de bombardements de météorites. On aurait presque cru un champ de neige. Les ombres n’étaient pas du noir profond qu’elle avait imaginé, mais adoucies par la lumière réfléchie. Elle n’aurait pas dû en être étonnée : il avait beau faire noir, c’était de la lumière renvoyée par ce sol aride que provenait, après tout, le clair de Lune qui brillait sur la Terre depuis le grand impact qui avait façonné les deux mondes. Siobhan s’avançait donc à la lueur du clair de Lune. Mais cette région était encombrée de véhicules de surface, de réservoirs de carburant, de casemates de protection et de dépôts de matériel ; c’était un paysage humain.
Le couloir conduisait à un petit édifice trapu. Siobhan et Mario y prirent un ascenseur qui les mena dans un tunnel souterrain. Là, une voiture découverte montée sur rail les attendait. Elle était assez grande pour accueillir dix personnes : les huit passagers d’une navette plus deux membres d’équipage, et tous leurs bagages.
Le véhicule démarra en douceur.
— Moteur à induction, expliqua Mario. Le même principe que la Fronde. Ensoleillement perpétuel et faible pesanteur : pour les lois physiques sur lesquelles est basée cette petite voiture, les conditions qui règnent ici sont optimales.
Le tunnel éclairé par des tubes fluorescents était étroit, et les parois de roche vitrifiée si proches que Siobhan aurait pu les toucher en tendant la main. Cela en toute sécurité, car la vitesse de la voiture ne dépassait pas celle d’un homme au pas. En dehors de la Terre, la prudence était de rigueur : tout se faisait posément, avec lenteur.
Au bout du tunnel, ils parvinrent devant un sas atmosphérique, puis passèrent dans ce que Mario nomma un « sas antipoussière » : une petite pièce équipée de brosses, d’aspirateurs et d’autres dispositifs destinés à débarrasser les tenues pressurisées de ceux qui venaient du dehors de la poussière lunaire collée par l’électricité statique. Comme Siobhan et Mario n’avaient pas été exposés aux conditions extérieures, ils purent le franchir rapidement.
Une grande plaque était fixée sur la porte intérieure du sas :
« BIENVENUE
DANS LA BASE CLAVIUS
CORPS DES INGÉNIEURS EN ASTRONAUTIQUE DES ÉTATS-UNIS »
Dessous figurait une liste d’organismes contributeurs, de la NASA et des forces aérospatiales américaines à Boeing en passant par diverses autres entreprises privées. Il y était aussi fait mention – un peu à contrecœur, estima Siobhan – des agences spatiales eurasiatique, japonaise, panarabe, panafricaine et autres, qui avaient contribué pour plus de la moitié au financement de ce projet dirigé par les États-Unis.
Elle toucha une petite cocarde portant le logo de la British National Space Agency. Les Britanniques s’étaient récemment découvert un génie pour la robotique et la miniaturisation, et la période de renaissance de l’exploration lunaire et martienne par des sondes automatiques, au début du siècle, avait été la grande époque de la BNSA et de ses ingénieurs. Mais celle-ci, qui avait été brève, était déjà terminée.
Mario surprit son regard et sourit :
— C’est bien là les Américains. Ne jamais rien concéder aux autres.
— Ce sont quand même eux qui sont arrivés les premiers, fit-elle remarquer.
— C’est juste.
La porte du sas s’ouvrit en coulissant sur un petit homme râblé qui les attendait.
— Professeur McGorran ? Bienvenue sur la Lune.
Elle le reconnut immédiatement. C’était le colonel Burton Tooke, des forces aérospatiales américaines, commandant de la base Clavius. Âgé d’une cinquantaine d’années, les cheveux taillés en une stricte brosse militaire, il mesurait une bonne tête de moins qu’elle et arborait un désarmant sourire aux dents écartées.
— Appelez-moi Bud, annonça-t-il.
Siobhan dit au revoir à Mario, qui retournait à la navette, « où les couchettes sont plus confortables que ce qu’on trouve à Clavius », avait-il déclaré.
Siobhan suivit Bud Tooke dans un escalier, facilement franchi dans la pesanteur égale à un sixième de celle de la Terre, qui montait vers un des dômes. Ils s’engagèrent dans un étroit couloir sans plafond. Elle voyait le plastique souple du dôme à plusieurs mètres au-dessus de sa tête et, dessous, l’espace était encombré de passerelles et de cloisons. Il régnait un grand silence et les lumières étaient en veilleuse ; à part Bud et Siobhan, il n’y avait personne en vue.
— Il paraît assez approprié d’arriver dans un endroit aussi mystérieux que la Lune dans le silence et la pénombre, dit-elle à voix basse.
— En effet, acquiesça Bud. J’espère que vous aurez vite surmonté le décalage horaire. Ici, pour le moment, il est 2 heures. Le milieu de la nuit.
— Heure de la Lune ?
— Heure de Houston.
Il lui apprit que c’était une tradition remontant à l’époque des premiers astronautes qui, lors de leurs voyages épiques, vivaient à l’heure de leur foyer texan ; c’était un émouvant hommage à ces pionniers.
Ils parvinrent devant une rangée de portes closes au-dessus desquelles un petit néon rose proclamait : « Contact établi ». Bud ouvrit l’une d’elles au hasard, donnant accès à une petite pièce. Siobhan regarda à l’intérieur : il s’y trouvait une couchette transformable en lit à deux places, une table, une chaise, du matériel de communication de base et même une petite cabine avec douche et toilettes.
— Il y a mieux, comme hôtel. Et le service d’étage n’est pas terrible.
Bud avait dit cela d’un air timide. Peut-être certains visiteurs de marque se mettaient-ils en rogne à ce stade, exigeant les installations cinq étoiles dont ils avaient l’habitude.
— Ça ira, dit Siobhan d’un air assuré. Euh… « Contact établi » ?
— Les premiers mots prononcés sur la Lune, par Buzz Aldrin, au moment où le module lunaire d’Apollo 11 a touché la surface, quand le voyant indiquant le contact avec le sol s’est allumé. Ça nous a semblé une bonne idée pour nos quartiers des visiteurs.
Il poussa les bagages de Siobhan dans la pièce, où sa valise intelligente, sentant que le voyage était terminé, s’ouvrit d’elle-même, puis il dit :
— Siobhan, j’ai convoqué pour 10 heures la conférence que vous avez réclamée. Les participants ont tous été transférés ici… en particulier Mangles et Martynov, du pôle Sud.
— Merci.
— Jusque-là, vous avez quartier libre. Profitez-en pour vous reposer, si vous le désirez. Mais il est temps pour moi de faire un tour d’inspection de ce trou à rats, et je serais ravi d’avoir votre compagnie, dit-il en souriant. Je suis un militaire, j’ai l’habitude des nuits blanches. De toute façon, j’ai besoin d’une excuse pour jeter un bon coup d’œil un peu partout pendant qu’il n’y a personne pour me distraire.
— Je devrais travailler.
Elle regarda avec un sentiment de culpabilité ses bagages à ouverture automatique, ses vêtements froissés et ses flexécrans repliés. Mais elle avait la tête déjà trop pleine de données sur le soleil et ses éruptions.
Elle examina Bud Tooke. Il se tenait les mains dans le dos, ses épaules carrées emplissant sa combinaison fonctionnelle sans signe distinctif, l’air amical mais inexpressif. Il avait tout à fait l’allure d’un militaire de carrière et correspondait parfaitement à l’idée qu’elle s’était faite du commandant d’une base lunaire. Mais si elle voulait mener à bien cette mission, elle devait pouvoir compter sur son soutien.
Elle décida d’essayer de se concilier ses bonnes grâces :
— Je ne sais rien sur les gens qui se trouvent ici. Comment ils vivent, la façon dont ils pensent. Une petite visite pourrait m’aider à trouver mes marques.
Il hocha la tête, apparemment approbateur.
— Une patrouille de reconnaissance avant la bataille n’a jamais fait de mal.
— Euh, je ne l’aurais pas présenté tout à fait comme ça…
Elle demanda un quart d’heure pour s’installer et faire un brin de toilette.
Ils firent rapidement le tour du dôme.
L’air était chargé d’une odeur bizarre, évoquant la poudre à canon et les feuilles brûlées. C’était la poussière lunaire, qui profitait de sa première occasion en un milliard d’années de brûler dans l’oxygène, lui expliqua Bud. L’architecture de la base était simple et fonctionnelle, en majeure partie dominée par le contraste entre le gris lunaire et le rose ou le vert de la vie terrestre, agrémentée par endroits d’œuvres d’art amateur.
Les trois dômes de Clavius s’appelaient Artémis, Hécate et Séléné.
— Des noms grecs ?
— Pour les Grecs, la Lune était une triade : Artémis pour la Lune croissante, Séléné pour la pleine Lune et Hécate pour la Lune décroissante. Ce dôme, où se trouvent la plupart de nos quartiers d’habitation, est Hécate. Étant donné qu’il reste la moitié du temps dans la pénombre, le choix de ce nom s’imposait.
En plus de logements pour deux cents personnes, Hécate abritait des systèmes de contrôle environnemental et des installations de recyclage, un petit hôpital, plusieurs salles de sport et même un théâtre : une arène à ciel ouvert aménagée dans ce que Bud assura être un cratère naturel.
— On n’y donne que des spectacles amateurs, mais avec beaucoup de succès, comme vous pouvez l’imaginer. La danse classique marche très fort.
Elle regarda son crâne aux cheveux ras :
— La danse ?
— Je sais, je sais, ce n’est pas ce qu’on attendrait de la part des forces aérospatiales. Mais vous devriez vraiment voir un entrechat exécuté en pesanteur lunaire. Siobhan, vous pensez peut-être qu’on vit au fond d’un terrier, mais c’est un autre monde, qui va jusqu’à exercer son influence sur notre organisme. Les gens s’en trouvent changés. Surtout les enfants. Vous verrez, si vous en avez le temps.
— Je l’espère.
Ils suivirent un long tunnel aux parois opaques vers le dôme Séléné. Celui-ci était beaucoup plus dégagé qu’Hécate et la plus grande partie de son toit était transparente, si bien que la lumière du soleil y entrait à flots. Il y poussait de longues rangées de verdure : Siobhan reconnut du cresson, des choux, des carottes, des pois et même des pommes de terre. Tous ces légumes se développaient dans un substrat liquide. Des tuyauteries reliaient les bacs et on entendait un bourdonnement régulier de turbines et de pompes, un sifflement d’humidificateurs. On aurait dit une vaste serre : seuls la noirceur du ciel et le scintillement du liquide, là où on se serait attendu à trouver de la terre, venaient combattre cette impression. Mais beaucoup de bacs étaient vides, parfaitement nettoyés.
— Je vois que vous pratiquez la culture hydroponique, dit-elle.
— Oui. Et ici, nous sommes tous végétariens. Il passera du temps avant que vous trouviez une vache, un poulet ou un cochon sur la Lune. Hum, à votre place, je ne plongerais pas mes doigts dans les bacs.
— Pourquoi donc ?
Il montra les plants de tomates :
— Elles poussent dans de l’urine presque pure. Et là, ces pois flottent sur un concentré d’excréments. Nous nous contentons de les désodoriser. Bien sûr, la majorité de ces légumes sont des OGM. Les Russes ont fait beaucoup pour mettre au point des végétaux pouvant refermer les boucles du recyclage le plus économiquement possible. Ils ont dû être adaptés aux conditions locales : la faible pesanteur, la sensibilité à la pression et à la température, les niveaux de radiation.
En parlant agriculture, sa voix avait adopté un accent plus marqué, remontant sans doute à son enfance dans une ferme de l’Iowa.
Elle regarda les plantes d’apparence ordinaire.
— J’imagine que certains sont dégoûtés.
— Ça se surmonte, répondit Bud. C’est ça ou prendre le vol de retour. De toute façon, c’est mieux qu’au tout début, quand nous ne faisions pousser que des algues. Même moi, j’avais du mal à avaler un burger bleu vif. Bien entendu, nous sommes vulnérables aux caprices du soleil, par ici.
Le 9 juin, en partie grâce aux avertissements d’Eugene Mangles, les colons avaient pu se réfugier dans leurs abris antiradiation et échapper au pire. Les stations et les vaisseaux spatiaux avaient été éprouvés, mais, contrairement à ce qui s’était passé sur Terre, pas une vie humaine n’avait été perdue. Ces bacs hydroponiques vides prouvaient malgré tout que les organismes vivants qui avaient accompagné les hommes dans leurs premiers pas hésitants loin de la planète natale n’avaient pas eu autant de chance.
Ils poursuivirent leur visite.
Le troisième dôme, Artémis, était dévolu aux activités industrielles.
Bud, avec un orgueil paternel, montra à Siobhan une rangée de transformateurs :
— L’énergie solaire. Gratuite et abondante, sans un nuage dans le ciel.
— Je suppose que l’inconvénient, c’est deux semaines d’obscurité par mois.
— Effectivement. Pour le moment, nous dépendons de batteries pour le stockage. Mais nous envisageons l’installation de grandes fermes de panneaux solaires aux pôles, où l’ensoleillement est presque continu ; nous n’aurions alors plus besoin que d’une fraction de notre capacité de stockage actuelle.
Il fit avec elle le tour d’une unité de transformation chimique, d’allure spartiate.
— Les ressources de la Lune, dit-il. Nous extrayons l’oxygène de l’ilménite, un minerai provenant des plaines basaltiques. Il suffit de le récolter, de le concasser et de le chauffer. Nous cherchons à fabriquer du verre à partir de la même source. Nous pouvons aussi extraire l’aluminium des plagioclases, un genre de feldspath qu’on trouve sur les hauts plateaux.
Il décrivit leurs projets futurs. L’installation que Siobhan avait sous les yeux était en fait un dispositif pilote destiné à adapter des techniques industrielles aux conditions locales. Les installations définitives seraient d’énormes usines robotisées fonctionnant dans le vide absolu de la surface. Le grand rêve, c’était l’aluminium : le rail de la Fronde, le grand système de lancement électromagnétique mu par l’énergie solaire, serait presque entièrement constitué d’aluminium lunaire.
Bud rêvait du jour où les ressources de la Lune, convenablement traitées, seraient expédiées par la Fronde à destination de projets de construction en orbite terrestre, ou même vers la planète mère.
— J’espère voir la Lune prendre de plus en plus d’importance et s’intégrer à un système économique Terre-Lune unifié et prospère. Et, bien sûr, nous apprenons à vivre loin de la Terre, leçons que nous pourrons appliquer à Mars, aux astéroïdes. Bref, partout où nous déciderons de nous installer. Mais il reste un long chemin à parcourir. Ici, les conditions sont différentes : le vide, la poussière, les radiations, la faible pesanteur qui perturbe les phénomènes de convection, et ainsi de suite. Il nous faut réinventer de toutes pièces des techniques que l’on tient généralement pour acquises.
Bud donnait l’impression de se réjouir de ce défi. Siobhan voyait la poussière de Lune incrustée sous ses ongles ; c’était un homme qui n’hésitait pas à mettre la main à la pâte.
En la reconduisant vers Hécate, le dôme résidentiel, il dit :
— Sur les quelque deux cents habitants de la Lune, près de dix pour cent, dont votre serviteur, font partie du personnel administratif. Les autres sont des techniciens, des ingénieurs, des biologistes, dont quarante pour cent se consacrent à la science pure, y compris vos copains du pôle Sud. Sans oublier une douzaine d’enfants, pour faire bonne mesure. Nous sommes pluridisciplinaires, plurinationaux, pluriethniques, pluri tout ce que vous voulez… Bien sûr, la Lune a toujours été un melting-pot culturel, même avant que les humains s’y installent. Christophe Clavius était contemporain de Galilée, mais lui était jésuite. Il pensait que la Lune était une sphère à la surface parfaitement lisse. Il est paradoxal que son nom ait été donné à un des plus grands cratères ! Dans ma tradition, nous nous disons les gardiens du croissant de Lune. Pour moi, vivre ici n’est pas un problème – La Mecque est facile à trouver –, mais le Ramadan est déterminé par les phases de la Lune, ce qui complique un peu les choses…
Siobhan sursauta :
— Attendez. Votre tradition ?
Il sourit, manifestement habitué à cette réaction :
— L’islam est arrivé jusque dans l’Iowa, vous savez.
Quand il avait la trentaine, en tant que militaire d’active, Bud Tooke avait fait partie d’une des premières équipes de secours à entrer dans ce qui restait du Dôme du Rocher après qu’un groupe de fanatiques religieux qui se faisaient appeler les unidéistes avait lancé une grenade nucléaire à l’intérieur de cet édifice hautement symbolique.
— Cette expérience m’a mis en contact avec l’islam… en plus d’exposer mon corps aux rayonnements ionisants. Ensuite, pour moi, tout a changé.
Après le Dôme, il avait rejoint les œcumènes, un mouvement rassemblant de simples citoyens qui essayaient dans la plus grande discrétion d’amener les grandes religions du monde à coexister pacifiquement, principalement en faisant appel à leurs profondes racines communes. De cette façon, peut-être, leurs qualités positives – leur enseignement moral, leur point de vue sur la place de l’homme dans l’univers – pourraient être mises en avant. Si on ne peut pas débarrasser l’humanité de la religion, plaidaient-ils, arrangeons-nous au moins pour qu’elle n’en pâtisse pas.
— Donc, commenta Siobhan, vous êtes un militaire de carrière qui vit sur la Lune et s’intéresse à la métaphysique pour meubler ses loisirs.
Il éclata d’un rire sec évoquant un fusil qu’on arme.
— Je suppose que je suis un pur produit du xxie siècle, non ? (Il lui jeta un coup d’œil, soudain presque timide.) Mais j’ai vu beaucoup de choses au cours de mon existence. Vous savez, j’ai l’impression que nous nous extirpons lentement du brouillard. Nous nous entre-tuons avec un peu moins d’enthousiasme qu’il y a une centaine d’années. Même si la Terre a couru à la catastrophe pendant que nous regardions ailleurs, nous commençons à régler aussi ces problèmes. Et voilà que survient cette histoire avec le soleil. Ne serait-il pas ironique que, juste au moment où nous devenons adultes, l’étoile qui nous a engendrés décide de se débarrasser de nous ?
Ironique, oui, se dit-elle avec un certain malaise. Et c’est une étrange coïncidence que, juste au moment où nous quittons la Terre, où nous sommes capables de faire tout ça, de vivre sur la Lune, le soleil entreprenne de nous rôtir… Les scientifiques se méfiaient des coïncidences ; celles-ci signifiaient généralement qu’une cause sous-jacente leur avait échappé.
Ou simplement qu’ils devenaient paranoïaques.
— Je vais vous préparer le petit déjeuner après vous avoir montré encore une chose : notre musée, dit Bud. Nous y avons même des roches lunaires recueillies par une des missions Apollo ! Saviez-vous que trois des carottages effectués par les astronautes d’Apollo 17 n’avaient jamais été ouverts ? L’homme commence déjà à avoir une incidence certaine sur la Lune, nous avons donc pris la peine de réimporter les prélèvements pour que les grosses têtes se servent de ces vieux échantillons, de ces morceaux de la Lune encore vierge, comme point de comparaison…
Siobhan commençait à éprouver une certaine sympathie pour ce personnage bourru. Il était sans doute inévitable de trouver une ambiance militaire dans une telle base : les forces armées, avec leurs sous-marins et leurs silos à missiles, avaient plus d’expérience que quiconque de la survie dans des milieux confinés et artificiels. Et il fallait qu’elle soit dirigée par les Américains. Les Européens, les Japonais et tous les autres y avaient injecté beaucoup d’argent, mais quand il s’agissait de défricher de nouveaux territoires comme la Lune, les Américains fournissaient encore les moyens et la force de caractère. Chez le colonel Tooke, elle voyait le tempérament américain dans ce qu’il avait de meilleur : il était tenace, manifestement compétent, expérimenté, déterminé, et pourtant habité par une vision qui transcendait de loin sa propre durée de vie. Elle allait pouvoir s’entendre avec lui… et une partie d’elle-même espérait qu’ils pourraient bâtir quelque chose de plus.
Tandis qu’ils poursuivaient leur visite, les lumières du dôme commencèrent à briller plus fort, annonçant le début d’une nouvelle journée pour les humains de la Lune.