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PORTÉE DISPARUE
Le temps filait bien trop vite pour Bisesa.
L’école de Myra avait rouvert. La directrice comprenait bien qu’un petit nombre de familles – traumatisées, déplacées, commotionnées ou simplement effrayées – avaient besoin de plus de temps que les autres pour se remettre. Mais, les semaines passant, elle se faisait plus insistante. Désastre ou pas désastre, les jeunes devaient poursuivre leur éducation : c’était la loi et il appartenait aux parents de remplir leurs obligations.
Pour Bisesa, la pression montait. Elle allait devoir laisser sortir Myra avant que les services sociaux viennent la chercher. Le cocon qu’elle avait bâti autour d’elles deux commençait à se fissurer.
Mais ce fut l’armée britannique qui la débusqua en premier. Bisesa reçut un courriel lui demandant poliment de se présenter devant ses supérieurs.
Aux yeux de l’armée, Bisesa avait simplement quitté son affectation le 8 juin, avant la tempête stellaire, et depuis, son implant d’identité trop vieux de cinq ans l’ayant rendue introuvable, on n’avait plus entendu parler d’elle. Dans les jours qui avaient immédiatement suivi la tempête, l’armée, en Afghanistan comme ailleurs, avait eu d’autres chats à fouetter. Mais la patience des services bureaucratiques commençait aussi à s’épuiser.
Son compte en banque n’avait pas été bloqué, pas encore, mais on avait cessé de lui verser sa solde. Linda pouvait toujours tirer de l’argent pour les courses et les factures ; cependant, le niveau des économies de Bisesa, qui n’avait jamais été très haut, baissait rapidement.
Puis, toujours incapable de la trouver, l’armée avait modifié la cause possible de sa disparition de « présumée absente sans autorisation » à « portée disparue ». Des lettres avaient été envoyées par porteur spécial à ses proches : ses parents, dans le Cheshire, et ceux du défunt père de Myra.
Bisesa avait eu la chance que ces derniers soient les premiers à réagir et à l’appeler chez elle, au comble de l’inquiétude. Cela lui avait permis de contacter ses parents avant qu’ils ouvrent leur propre lettre. Elle ne s’en sentait pas très proche : elle s’était brouillée avec eux quand son père avait vendu la ferme où elle avait grandi. Elle ne leur avait pas donné signe de vie depuis le 9 juin, et s’en sentait un peu coupable. Ils ne méritaient sûrement pas le choc d’ouvrir une telle missive, avec la prose officielle leur assurant que tout était fait pour la retrouver, que ses effets personnels leur seraient rendus, leur exprimant la plus profonde sympathie, et cætera, et cætera.
Elle avait pu épargner ça à ses parents. Mais elle avait dû révéler où elle se trouvait et, quand les autorités se mettraient sérieusement à sa recherche, elles n’auraient pas de mal à la localiser.
Elle rassembla donc son courage et demanda à Aristote de la mettre en communication avec son supérieur hiérarchique de la base de l’ONU, en Afghanistan.
Pendant qu’elle attendait une réponse, elle continua à ruminer ses souvenirs personnels.
Bien sûr, il y avait une explication évidente à tout ça. Elle avait des bribes de preuves matérielles de ses aventures sur Mir : son vieillissement apparent, le brouillage de son implant d’identité. Mais elle ne pouvait vraiment se fier qu’à ses propres souvenirs des événements. Et il n’y avait pas besoin de construire toute une nouvelle Terre pour les expliquer. Elle avait peut-être été victime d’une crise de démence qui lui avait embrouillé l’esprit, l’incitant à déserter et à rentrer en Angleterre. Elle était peut-être cinglée, après tout. Elle ne le pensait pas, mais c’était l’explication la plus simple et, dans la tranquille banalité de Londres, une possibilité difficile à écarter.
Elle décida donc d’effectuer des recherches.
C’était avant la Discontinuité, bien sûr, qu’elle avait rencontré Abdikadir Omar et Casey Othic, ses deux compagnons d’armes transportés sur Mir en même temps qu’elle. Elle recourut à Aristote et à un mot de passe qui n’avait toujours pas été annulé pour s’introduire dans les bases de données de l’armée et vérifier leurs états de service.
Elle découvrit que Casey et Abdi étaient encore là-bas. Après le 9 juin, ils avaient été déchargés de leur mission de maintien de la paix pour apporter leur aide aux services d’urgence de la ville voisine de Peshawar, au Pakistan. Ils s’y trouvaient toujours, accomplissant tranquillement leur devoir. Rien ne laissait supposer qu’ils aient vécu quoi que ce soit de comparable à l’expérience de Bisesa.
Elle chercha à comprendre. Abdi et Casey l’avaient incontestablement suivie sur Mir. Mais il semblait que leurs « versions » présentes là-bas aient été extrapolées à partir d’une tranche temporelle – l’instant de la Discontinuité, ainsi qu’ils l’avaient appelée –, tandis que les « originaux » poursuivaient leur vie sur Terre sans se rendre compte de rien.
Elle n’entra pas directement en contact avec eux. Ils lui étaient devenus très proches au cours de leurs aventures sur Mir et elle aurait très mal vécu qu’ils se montrent désormais distants.
Elle entreprit de se renseigner sur les personnages de 1885 dont elle gardait le souvenir.
Bien entendu, la vie de Kipling avait été retracée par beaucoup de biographes. Jeune journaliste, il s’était effectivement trouvé à cette date dans la région de Jamroud et avait poursuivi sa carrière, apparemment sans être affecté par son passage dans la Discontinuité, pour accéder plus tard à une renommée internationale. Elle n’avait pu retrouver la trace d’aucun des officiers britanniques de la période coloniale qu’elle avait rencontrés, mais cela n’avait rien de surprenant ; le temps et les guerres successives avaient prélevé un lourd tribut sur les archives. Des personnages historiques plus remarquables qui avaient croisé son chemin, elle n’avait pas pu apprendre grand-chose de nouveau ; ils remontaient à une époque si lointaine qu’elle avait seulement réussi à confirmer que rien dans leurs biographies officielles n’était en contradiction avec son expérience.
Il y avait malgré tout quelqu’un d’autre, moins célèbre, dont elle pouvait chercher la trace. Cela lui prit un certain temps : la plus grande partie des bases de données généalogiques mondiales était désormais en ligne, mais, après le 9 juin, beaucoup des supports de mémoire électronique étaient encore plus ou moins désorganisés.
Elle découvrit qu’il avait bien existé un Joshua White. Il était né à Boston en 1862 d’un père journaliste qui avait couvert la guerre de Sécession, tout comme le lui avait dit Joshua : ce dernier, suivant l’exemple paternel, était lui-même devenu correspondant de guerre. Elle avait eu un choc quand elle avait trouvé une vieille photo jaunie de lui, âgé d’à peine quelques années de plus que quand elle l’avait rencontré, en train d’exhiber fièrement une compilation de ses reportages sur les expéditions militaires britanniques dans la province de la Frontière du Nord-Ouest et, plus tard, en Afrique du Sud.
Il était étrange de feuilleter des épisodes de la biographie d’un être qui avait continué à vivre de nombreuses années après leur séparation, alors que, pour elle, il ne s’était écoulé que quelques mois. Il était tombé amoureux, vit-elle avec un pincement de cœur : à trente-cinq ans, il avait épousé une catholique de Boston qui lui avait donné deux fils. Mais il avait été fauché à un peu plus de cinquante ans, mort dans la boue sanglante de Passchendaele alors qu’il couvrait une nouvelle guerre.
C’était là un homme qui, dans un autre monde, lui avait voué un amour inconditionnel auquel elle s’était accrochée, mais qu’elle avait malheureusement été incapable de rendre. Et pourtant ce Joshua-là était l’original, et le garçon égaré qui l’avait aimée n’était qu’une copie. C’était un sentiment qu’elle n’avait jamais sollicité… et qui n’avait, en un sens, jamais vraiment existé. Mais l’existence même de Josh était sûrement une preuve que tout avait été réel : il était parfaitement improbable qu’elle ait entendu parler de cet obscur journaliste du xixe siècle et qu’elle ait bâti toute une illusion autour de lui.
Bien entendu, il y avait encore une chose à vérifier. Anxieusement, elle se replongea dans les dossiers militaires et étendit ses recherches.
Elle constata que, à la différence de Casey et d’Abdi, il n’était possible de trouver aucune « version originale » d’elle-même continuant à vivre comme si de rien n’était dans les rangs de l’armée en Afghanistan. Elle ne s’était évidemment pas attendue à « se » trouver là-bas, car dans ce cas l’armée n’aurait pas été à sa recherche. Ce n’en était pas moins une confirmation qui faisait froid dans le dos.
Elle essaya de digérer la nouvelle. Si elle était seule à avoir complètement disparu de cette version de la Terre, c’est que, pour une raison inconnue, elle avait reçu un traitement différent de la part de ceux qui étaient à l’origine de cette situation. L’idée était assez dérangeante.
Mais il aurait été considérablement plus déstabilisant de découvrir qu’une autre version d’elle-même continuait à vivre en Afghanistan…