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DEBRIEFING
Bisesa avait dû tout revivre.
— Et puis vous êtes revenue, dit le caporal Batson avec une emphase appuyée. De ce… cet autre endroit.
Bisesa réprima un soupir.
— De Mir… Oui, je suis revenue. Et c’est ce qu’il y a de plus difficile à expliquer.
Tous deux se trouvaient dans le petit bureau de Batson, à Aldershot. La pièce était peinte de rassurants tons pastel et le tableau accroché au mur – une marine – avait manifestement été choisi pour ses effets apaisants sur les cinglés, songea Bisesa avec un sourire ironique.
Batson l’observait avec attention :
— Dites-moi simplement ce qui s’est passé.
— J’ai vu une éclipse…
Elle avait été en quelque sorte aspirée par un Œil, le grand Œil de la Babylone antique. Et, à travers lui, ramenée chez elle, dans son appartement londonien, au petit matin de cette funeste journée du 9 juin.
Mais elle n’était pas rentrée directement. Avec Josh, elle avait visité un autre lieu, mais lui n’avait pas été autorisé à aller plus loin. C’était une plaine désolée de roc et de poussière cramoisie. À bien y réfléchir, ça lui rappelait les étendues désertes patiemment photographiées par l’équipage de l’Aurora 1, les explorateurs de Mars. Mais on pouvait y respirer, ce devait donc être la Terre.
Et puis il y avait eu l’éclipse. Le soleil était haut dans le ciel. L’ombre de la Lune s’était avancée devant lui. Mais elle ne l’avait pas entièrement masqué ; il était resté un anneau de lumière.
Le crayon de Batson, qui prenait note de ce récit fantastique, produisait un léger grattement.
L’armée avait essayé d’être équitable.
Quand Bisesa avait pris contact avec son supérieur hiérarchique en Afghanistan, on lui avait ordonné de se présenter dans un bureau du ministère de la Défense, à Londres, d’où on l’avait envoyée à Aldershot subir une batterie de tests médicaux et psychologiques. Pour l’instant, on la laissait rentrer chez elle tous les soirs pour retrouver Myra. On lui avait malgré tout imposé une balise électronique, sous la forme d’un tatouage intelligent sur la plante du pied.
Et à présent, en attendant le résultat de ses tests physiques, elle se faisait « débriefer », comme l’avait dit ce jeune psychologue affable.
Elle avait décidé de tout raconter. Elle ne voyait pas quel intérêt elle aurait eu à lui mentir. Et, après tout, son histoire – si elle était vraie – était d’une importance capitale. Elle était militaire et pensait avoir un devoir : les autorités, à commencer par sa chaîne de commandement, devaient être mises au courant de ce qu’elle savait, et il fallait tout faire pour les convaincre.
Quant à elle… Eh bien, comme l’avait dit gaiement sa cousine Linda, le pire qu’ils pouvaient faire, c’était de l’enfermer d’emblée chez les dingues !
Quand même, la procédure était difficile à avaler. En principe, elle était d’un grade supérieur à ce caporal, mais dans son cabinet, c’était lui le psychologue, elle qui avait perdu un boulon ; la question de savoir qui était maître de la situation ne se posait pas. Et le fait qu’il soit bien plus jeune qu’elle n’arrangeait rien.
Ça n’arrangeait rien non plus qu’elle ait connu sur Mir un autre Batson, caporal dans l’armée britannique. Elle brûlait de lui poser des questions sur sa famille, de lui demander s’il avait entendu parler d’un ancêtre, six ou sept générations plus tôt, qui aurait servi sur la Frontière du Nord-Ouest. Mais elle savait qu’il valait mieux s’abstenir.
— Depuis notre dernière séance, je me suis renseigné sur les éclipses, dit Batson en se reportant à ses notes. La distance de la Terre à la Lune varie légèrement, ai-je appris. Une éclipse « totale » peut donc ne pas être totale. Le soleil et la Lune peuvent se trouver dans le même alignement, mais avec une petite frange du disque solaire qui dépasse, parce que la taille apparente de la Lune n’est pas suffisante. Ça s’appelle une éclipse annulaire.
— Je sais. J’ai vérifié, moi aussi. L’anneau que j’ai vu était beaucoup plus large que lors d’une éclipse annulaire.
— Faisons donc un peu de géométrie, dit Batson. Qu’est-ce qui peut avoir produit ce que vous avez vu ? Le soleil pouvait être plus gros. Ou la Lune plus petite. Ou bien la Terre être plus proche du soleil. Ou la Lune plus loin de la Terre.
— Je ne m’attendais pas à ce que vous analysiez ma vision de cette manière, dit-elle, surprise.
Il haussa les sourcils :
— Mais vous n’arrêtez pas de dire que ce n’était pas une simple vision. J’ai montré vos croquis à une amie astronome. Elle m’a expliqué que la Lune s’éloigne effectivement petit à petit de la Terre. Vous le saviez ? Quelque chose à voir avec les marées… Je ne peux pas dire que j’aie compris. Mais c’est comme ça, on peut le prouver avec des rayons laser. C’est une lente dérive, malgré tout. Il n’y aura pas d’éclipse comme la vôtre avant cent cinquante millions d’années. Ce chiffre vous dit quelque chose ?
Il la regarda attentivement.
Elle essaya de garder son calme, comme elle en avait pris l’habitude, tandis qu’elle assimilait cette surprenante nouvelle.
— Qu’est-ce que ça peut signifier ?
— C’est vous qui êtes censée me le dire, souvenez-vous. Vous avez raconté qu’on vous avait montré tout ça – en fait que vous aviez été ramenée chez vous – dans un but précis. Une action délibérée de ceux que vous croyez responsables de tout et que vous appelez…, dit-il en consultant ses notes.
— Les Premiers-Nés.
— C’est ça. Avez-vous une idée de la raison pour laquelle vous avez été choisie, manipulée de cette façon ?
— Je les ai mis au défi, dit-elle.
Puis elle ajouta :
— Je n’en sais vraiment rien. J’ai le sentiment qu’on a essayé de me dire quelque chose, mais je n’arrive pas à comprendre ce dont il s’agit.
Elle le regarda d’un air malheureux :
— Ça me donne l’air d’une folle ?
— Bien au contraire. D’après mon expérience personnelle, les gens sains d’esprit acceptent le fait que le monde est d’une complexité déroutante et qu’il y règne la plus arbitraire des injustices. Regardons les choses en face, c’est incontestablement vrai dans l’armée ! Les fous sont ceux qui croient avoir tout compris.
— Le fait que je n’y comprenne rien vous pousse donc à me croire ? demanda-t-elle calmement.
— Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. Mais dès que je vous ai vue entrer, j’ai su que vous disiez la vérité… de votre point de vue. Je n’ai simplement pas encore réussi à exclure la possibilité que tout ça soit vraiment arrivé…
Un flexécran s’alluma sur son bureau.
— Veuillez m’excuser, dit-il.
Il en effleura la surface et Bisesa vit défiler des tableaux et des graphiques. Au bout d’un moment, il dit :
— Le rapport de la toubib vient d’arriver. Vous allez devoir discuter des résultats avec elle, bien sûr, mais à ce que je vois, vous êtes bien qui vous prétendez : votre ADN et votre dossier dentaire le confirment. Vous êtes en assez bonne santé, même si vous paraissez garder des séquelles d’un certain nombre de maladies assez exotiques. Et votre peau a absorbé nettement plus d’ultraviolets qu’il n’est bon pour vous.
— Sur Mir, le climat était détraqué, dit-elle en souriant. Nous avons tous pris des coups de soleil.
— Et, euh…
Il se rassit, les yeux braqués sur son écran.
— Qu’y a-t-il ?
— D’après ce résultat – les toubibs ont mesuré votre télomérase… à ce que j’ai compris, c’est une enzyme qui a un rapport avec le vieillissement de vos cellules –, vous êtes âgée de cinq ans de plus que vous ne le devriez.
Il la regarda et afficha un large sourire :
— Bien, bien. Ça se corse, lieutenant.
Il avait l’air plutôt satisfait de la tournure prise par les événements.