20
RESSOURCES HUMAINES
Eugene était assis dans sa chambre, les mains posées sur une petite table. La pièce était dépourvue de toute décoration et sa personnalisation réduite au minimum, même selon les critères en vigueur sur la Lune, où toute importation était limitée par le coût énorme de son expédition depuis la Terre. Elle ne disposait même pas d’un placard : le carton d’emballage qui avait servi à transporter les vêtements du jeune astrophysicien en tenait lieu.
Eugene demeurait une énigme pour Siobhan. C’était un beau garçon bien bâti. Si on l’avait assommé, en disposant ses membres un peu plus harmonieusement, il aurait fait un parfait mannequin de mode. Mais il se tenait le dos rond, le visage ravagé par l’anxiété et la timidité. Siobhan n’avait jamais vu chez qui que ce soit un tel contraste entre personnalité intérieure et aspect extérieur.
— Comment vous sentez-vous, Eugene ?
— Surmené, répliqua-t-il. Des questions, toujours des questions. Ça n’arrête pas, jour et nuit.
— Mais vous en comprenez la raison. Nous avons déjà commencé à construire le bouclier et, sur Terre, ils font d’autres préparatifs. Tout ça sur la base de vos prédictions : c’est vraiment une lourde responsabilité. Et, malheureusement, pour le moment il n’y a que vous qui soyez qualifié, dit-elle avec un sourire forcé. Quand on construit un bouclier de treize mille kilomètres de diamètre, une erreur à la sixième décimale se traduit par un décalage d’un mètre ou plus…
— Ça interfère avec mon travail, dit-il.
Elle se retint de répliquer : Je suis l’Astronome royale. J’ai aussi fait un peu de recherche scientifique. Je comprends ses exigences. Mais là, c’est la survie du monde qui est en jeu. Pour l’amour du ciel, cessez de faire votre diva… Mais elle entrevit une réelle souffrance sur le visage accablé d’Eugene.
Après tout, un personnage aussi asocial que lui n’était pas le mieux placé pour décider des priorités ou établir un calendrier. Il n’était de toute évidence pas équipé mentalement pour gérer des demandes contradictoires… et n’usait sans doute d’aucune diplomatie dans ses rapports avec ceux qui formulaient de telles demandes, qu’ils soient premiers ministres, présidents, ou subalternes de ces derniers.
Et puis il y avait sa notoriété.
Siobhan avait l’impression que, même à présent, malgré les déclarations solennelles des scientifiques, les annonces pontifiantes et les controverses politiques, la plupart des gens n’étaient pas viscéralement convaincus que la tempête solaire allait avoir lieu. Le discours initial d’Alvarez avait déclenché une vague d’inquiétude, une frénésie de spéculation en bourse, un repli sur l’or et une flambée d’intérêt pour le foncier en Islande, au Groenland, dans les Malouines et dans d’autres régions considérées à tort comme relativement à l’abri de la tempête. Mais, pour la majorité des gens, comme le monde avait continué à tourner et le soleil de briller, le sentiment de danger s’était vite estompé. De vastes programmes de protection, tel le bouclier, avaient été lancés, mais même ceux-ci n’étaient toujours pas visibles pour le public. Ce n’était encore qu’une « drôle de guerre », disaient les analystes, et presque tout le monde l’avait écartée de son esprit pour continuer à mener sa vie comme si de rien n’était. Même Siobhan se surprenait à ronger son frein en songeant aux projets cosmologiques à long terme qu’elle avait dû laisser en souffrance.
Mais, sur plusieurs milliards d’humains, quelques-uns étaient assez imaginatifs, ou cinglés, pour prendre le danger au sérieux… et une fraction d’entre eux cherchaient un bouc émissaire. Pour conjurer leur peur, beaucoup étaient prêts à se retourner contre celui qui avait annoncé la tempête. Eugene avait même reçu des menaces de mort. C’était une chance pour lui de résider sur la Lune, où sa sécurité était relativement facile à assurer. Il n’en restait pas moins qu’il devait avoir l’impression de se faire lyncher.
Elle sortit son flexécran pour prendre des notes.
— Je vais vous aider, dit-elle. Il vous faut un bureau. Un secrétaire… (Elle vit la panique dans son regard.) D’accord, pas de secrétaire. Mais je vais demander à quelqu’un de filtrer vos appels. De me les passer plutôt qu’à vous.
Je pense malgré tout que vous allez avoir besoin de quelqu’un ici sur la Lune pour vous tenir la main, songea-t-elle. Il lui vint une idée :
— Comment va Mikhaïl ?
Il répondit en haussant les épaules :
— Je ne sais pas.
— Il a ses propres priorités, je n’en doute pas.
Le Service de météorologie spatiale, qui, de modeste organisme quasiment risible, était brusquement devenu l’un des plus en vue du système solaire, était presque aussi débordé qu’Eugene. Mais elle avait vu Mikhaïl travailler avec lui ; elle avait le sentiment qu’il serait capable de tirer le meilleur de son jeune confrère. Et, à en juger par la façon qu’il avait de le regarder, ce serait une tâche qu’il accomplirait avec compétence et affection.
— Je vais lui demander de passer plus de temps avec vous. Il pourrait éventuellement venir s’installer ici, à Clavius ; il n’a pas besoin de résider en personne dans sa station du pôle.
Cette idée ne souleva pas chez Eugene un enthousiasme excessif, mais il ne la rejeta pas d’emblée, aussi Siobhan eut-elle le sentiment d’avoir fait un léger progrès.
— Quoi d’autre ? demanda-t-elle en se penchant pour mieux voir son visage. Comment vous sentez-vous, Eugene ? Y a-t-il quoi que ce soit dont vous ayez besoin ? Vous savez, votre bien-être compte énormément pour nous.
— Je n’ai besoin de rien.
Il avait l’air maussade, presque boudeur.
— Ce que vous avez découvert est très important, Eugene. Vous avez probablement sauvé des milliards de vies. On vous dressera des statues. Et, croyez-moi, votre travail, en particulier votre communication sur le noyau du soleil, demeurera à jamais une référence.
Cette déclaration lui arracha un faible sourire.
— Je regrette la ferme, dit-il brusquement.
Ce coq à l’âne la prit à contre-pied.
— La ferme ?
— Séléné. Je comprends pourquoi ils ont dû tout débarrasser, mais elle me manque.
Il avait grandi dans une région rurale du Massachusetts, elle s’en souvenait, à présent.
— J’allais y travailler, dit-il. Le docteur a dit que j’avais besoin d’exercice. C’était ça ou le tapis de jogging.
— Mais maintenant elle a été supprimée. Il est vraiment typique qu’en essayant de sauver le monde, nous détruisions la seule parcelle de verdure de la Lune !
Et comme cela avait dû être psychologiquement dévastateur. Pour essayer de comprendre ces exilés de l’espace, elle avait lu des récits de cosmonautes qui, à bord des premières stations spatiales, ces boîtes de conserve primitives, faisaient patiemment pousser des haricots dans des bacs. Ils adoraient ces plantes, petites choses vivantes qui partageaient leur refuge dans la désolation de l’espace. Eugene révélait à présent qu’il avait eu le même réflexe. Il était humain, tout compte fait.
— Je vais arranger ça, dit Siobhan. Une ferme est hors de question pour le moment, mais pourquoi pas un jardin ? Je suis sûre qu’il y a la place à Hécate. Et s’il n’y en a pas, nous en ferons. Les résidents de la Lune ont besoin de ne pas oublier ce pour quoi ils se battent.
Il leva les yeux et croisa son regard pour la première fois :
— Merci. Mais si ça ne vous ennuie pas…, dit-il avec un coup d’œil en direction de son écran.
— Je sais, je sais. Le travail.
Elle repoussa sa chaise et se leva.
Ce soir-là, elle rejoignit Bud dans sa chambre.
— Je ne savais pas si tu viendrais, murmura-t-il.
Elle rit.
— Moi, j’étais sûre que tu ne traverserais pas ce couloir.
— Suis-je si transparent ?
— L’essentiel, c’est que l’un de nous l’ait fait.
— Je t’ai dit que nous formions une bonne équipe.
Elle ôta sa combinaison.
— Prouve-le…
Leurs ébats furent fantastiques. Bud était beaucoup plus athlétique que ce à quoi elle était habituée, mais il était aussi plus attentif à elle que ne l’avaient jamais été la plupart de ses amants.
Et il était très inventif pour l’utilisation de la pesanteur lunaire.
— Un sixième de g, c’est l’idéal, dit-il à un moment, haletant. Sur Terre, on se sent écrasé. En apesanteur, on se débat comme un saumon échoué. Ici, on a assez de poids pour conserver un peu d’inertie, tout en restant aussi léger qu’un ballon gonflé à l’hélium. En fait, je me suis laissé dire que même sur Mars…
— Tais-toi et reste concentré.
Après, elle demeura longuement éveillée, abandonnée dans la douceur réconfortante de ses bras musclés. Ils étaient là, deux humains dans cette bulle de lumière, d’air et de chaleur à la surface mortelle de la Lune. Comme les cosmonautes et leurs plants de haricots : tout ce qu’ils avaient, en fin de compte, c’était leur présence mutuelle.
Quand bien même le soleil les trahirait, ils pouvaient compter l’un sur l’autre.