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POINT D’INFLEXION
Bisesa Dutt attendait Siobhan dans un salon de réception de la Royal Society. Elle buvait du café en tripotant son téléphone.
Tandis que Siobhan traversait la pièce, son attention fut attirée par une ombre. Elle regarda par la fenêtre et aperçut une charpente métallique qui s’élevait par-dessus les toits : c’était le squelette de ce qui devait devenir le Dôme de Londres, l’effort de la municipalité pour protéger la ville de la tempête solaire. C’était le plus important projet architectural de la longue histoire de Londres, même si on pouvait s’attendre à le voir dépassé par d’encore plus gigantesques protections érigées au-dessus de New York, Dallas et Los Angeles.
On savait depuis le début, comme l’avait d’ailleurs annoncé Alvarez, que le bouclier, à supposer qu’il soit enfin construit, ne protégerait pas la Terre à cent pour cent de la fureur du soleil. Une partie de celle-ci passerait outre… mais le bouclier donnerait au moins à l’humanité une chance de se battre, une chance qu’il fallait saisir. L’ennui, c’était que personne ne savait quels dommages le monde et les cités comme Londres auraient à subir.
Le Dôme n’était que le plus visible des changements survenus dans toute la ville. Le gouvernement avait lancé dans chaque quartier un programme d’entreposage de denrées non périssables, de carburant, de médicaments et autres, et le prix de ces produits grimpait. Même le prix de l’eau augmentait, les autorités pompant les nappes phréatiques pour remplir d’immenses réservoirs creusés sous les parcs de la ville. On aurait cru qu’elles se préparaient à la guerre. Mais la nécessité de ces mesures était bien réelle.
Sans conteste, l’édification du Dôme, manifestation matérielle du danger à venir, avait enfin commencé à convaincre les gens, viscéralement, de la réalité de la tempête solaire. Dans toute la ville régnait une atmosphère fébrile et les services médicaux rapportaient des vagues d’anxiété et de stress. Mais il y avait aussi une certaine excitation, pour ne pas dire une certaine impatience.
Siobhan, qui avait beaucoup voyagé, avait constaté qu’il en était de même un peu partout.
Aux États-Unis, en particulier, elle avait senti une ambiance de détermination et d’unité ; comme toujours, ce pays devait assumer une part disproportionnée de l’effort international. Sur tout le territoire, même là où il était difficilement envisageable d’édifier des dômes, la mobilisation pour prémunir le pays était aussi massive que spontanée, avec la garde nationale, les scouts et des centaines d’associations de bénévoles qui creusaient des abris dans leur jardin et dans celui de leurs voisins, qui remplissaient d’eau de pluie des réservoirs souterrains et qui collectaient des boîtes d’aluminium destinées à stocker des rations d’urgence. Dans le même temps, il y avait un effort moins visible mais tout aussi impressionnant pour archiver autant de connaissances que possible, sous forme matérielle ou numérique, dans de vastes dépôts au fond de mines, de puits, d’abris antiatomiques remontant à la guerre froide, et même sur la Lune. Après tout, c’était là le véritable trésor de la nation, voire de l’humanité. Mais ce programme soulevait davantage les critiques de ceux qui plaidaient pour sauver « les gens d’abord ». La présidente Alvarez s’était révélée une fois de plus fort habile à stimuler le courage de son peuple : elle avait établi un programme de commémorations, qui devaient culminer à Pearl Harbor en 2041, pour le centenaire de la Seconde Guerre mondiale, afin de rappeler à ses concitoyens les grandes épreuves qu’ils avaient affrontées – et surmontées – par le passé.
Il y avait des dissensions un peu partout dans le monde. À côté de simples divergences d’opinions sur la façon de faire face à la crise, il se trouvait quantité d’esprits dévots pour penser que tout cela était un châtiment divin en expiation d’un crime quelconque… et d’autres pour maudire le dieu qui avait permis une telle chose. Certains, écologistes extrémistes, disaient que l’humanité devait simplement accepter son sort. C’était en quelque sorte une punition karmique pour la façon dont elle avait saccagé la planète : que la Terre soit nettoyée un bon coup pour repartir à zéro. Ce qui aurait été une idée réconfortante, se dit Siobhan avec tristesse, si on avait pu être sûr qu’il resterait quoi que ce soit après la tempête pour servir de nouveau point de départ.
Mais les choses n’en gardaient pas moins un côté irréel. Avec le soleil qui brillait sur Londres de tout son éclat, le Dôme paraissait aussi déplacé qu’un arbre de Noël en juillet. La plupart des gens continuaient simplement à vivre comme avant… y compris ceux qui pensaient que ce n’était qu’une arnaque des entreprises de construction.
Et voilà que débarquait ce lieutenant Bisesa Dutt, avec une nouvelle énigme pour Siobhan.
Siobhan rejoignit la table de Bisesa, s’assit et demanda à un employé de lui apporter un café.
— Merci de me recevoir, commença Bisesa. Je sais à quel point vous devez être occupée.
— J’en doute, répliqua Siobhan d’un air pitoyable.
— Mais je pense, enchaîna calmement Bisesa, que vous êtes exactement la personne qui doit entendre ce que j’ai à dire.
Tout en dégustant son café, Siobhan essayait de se forger une opinion sur Bisesa. En tant qu’Astronome royale, elle avait toujours dû rester en contact avec les gens… jusqu’à des milliers à la fois, quand elle donnait des conférences publiques. Mais depuis qu’elle avait été bombardée par Miriam Grec à ce poste de responsabilité exceptionnelle de directrice générale du projet de bouclier, elle pensait avoir acquis un certain talent pour jauger les gens : plus vite on comprenait la personne qu’on avait en face de soi, mieux on savait comment s’y prendre avec elle.
C’était donc là Bisesa Dutt, officier britannique en civil sans affectation. D’ascendance indienne, elle avait un visage symétrique, un long nez et un regard franc mais inquiet. Elle était d’une taille au-dessus de la moyenne et possédait l’aisance physique d’un soldat. Mais elle était émaciée, comme si elle avait souffert de la faim dans un passé récent.
— Dites-moi pourquoi je devrais vous écouter, demanda Siobhan.
— Je connais la date de la tempête solaire. La date exacte.
Parce que les autorités, sur les conseils d’équipes de psychologues, faisaient tout pour minimiser la panique, le secret restait soigneusement gardé.
— Bisesa, s’il y a eu une fuite, il est de votre devoir de m’en avertir.
Bisesa secoua la tête.
— Il n’y a pas eu de fuite. Vous pouvez vérifier.
Elle montra la plante de son pied.
— Je suis tatouée. L’armée me tient sous surveillance depuis que je suis revenue.
— Vous aviez déserté ?
— Non, dit Bisesa d’un ton mesuré. C’est ce qu’ils ont cru. Maintenant, je suis officiellement en congé exceptionnel. Mais ils me surveillent quand même.
— Et donc, la date… ?
— Vous voulez parler du 20 avril 2042 ?
Siobhan la regarda.
— D’accord, je mords à l’hameçon. Comment savez-vous ça ?
— Une éclipse de soleil est prévue pour ce jour-là.
Siobhan haussa les sourcils et murmura :
— Aristote ?
— C’est exact, Siobhan, chuchota Aristote à son oreille.
— Très bien. Et alors ? Une éclipse, ce n’est jamais qu’un alignement du soleil, de la Lune et de la Terre. Ça n’a rien à voir avec la tempête solaire.
— Mais si, dit Bisesa. On m’a montré une éclipse, au cours de mon voyage de retour.
— Votre voyage…
Siobhan n’avait jeté qu’un rapide coup d’œil au dossier de Bisesa. Elle était descendue la voir sur un coup de tête, pour échapper un moment à sa téléconférence. Elle commençait à le regretter, à présent.
— Je suis un peu au courant de l’histoire. Vous avez eu une sorte de vision…
— Ce n’était pas une vision. Je ne veux pas vous faire perdre votre temps avec ça. Vous avez mon dossier : si vous me croyez, vous pourrez vérifier plus tard. Pour le moment, j’ai besoin que vous m’écoutiez. Je savais que quelque chose de terrible allait arriver à la Terre, le jour où je suis rentrée. Et, en me montrant l’éclipse, ils m’ont dit que ça avait un rapport avec le soleil.
— Qui ça, ils… ?
Le visage de Bisesa s’assombrit, comme si elle n’y croyait pas vraiment elle-même… et elle aurait préféré ne pas y être obligée. Mais elle poursuivit :
— Professeur McGorran, je pense que la tempête solaire n’est pas un accident. Je crois que c’est le résultat d’un acte délibéré de malveillance, dirigé contre nous par une puissance extraterrestre.
Siobhan regarda ostensiblement sa montre.
— Quelle puissance extraterrestre ?
— Les Premiers-Nés. C’est le nom que nous leur avons donné.
— Nous… ? Peu importe. Je suppose que vous n’en avez aucune preuve ?
— Non… et je sais ce que vous pensez. Les gens comme moi n’en ont jamais.
Siobhan se permit un sourire : c’était exactement ce qu’elle s’était dit.
— Mais l’armée a détecté dans mon état physique plusieurs anomalies qu’elle n’a pas pu expliquer. C’est pour ça qu’on m’a accordé une permission. C’est une preuve, en un sens. Et puis il y a le principe de médiocrité.
Cela désarçonna Siobhan.
— Le principe de médiocrité ?
— Je ne suis pas une scientifique, mais n’est-ce pas comme ça que vous dites ? Le principe de Copernic. Aucun point donné de l’espace et du temps ne peut être privilégié. Et s’il existe une suite logique d’événements suggérant qu’un moment donné serait effectivement privilégié…
— … il ne faut surtout pas conclure à une coïncidence, termina Siobhan.
Bisesa se pencha en avant :
— Le fait que la tempête solaire survienne à notre époque ne vous frappe-t-il pas comme la plus grande coïncidence de tous les temps ? Réfléchissez un peu. L’humanité n’est vieille que d’une centaine de milliers d’années. La Terre et le soleil sont quarante mille fois plus vieux qu’elle. Si elle était purement naturelle, la tempête solaire aurait pu survenir à n’importe quel moment de l’histoire de la Terre. Pourquoi le soleil devrait-il faire sa crise maintenant, précisément en ce bref moment où il se trouve qu’une espèce intelligente peuple la planète ?
Pour la première fois depuis le début de la conversation, Siobhan se sentit légèrement troublée. Après tout, elle avait eu de son côté le même genre d’idées.
— Vous dites qu’il ne s’agit pas d’un accident.
— Je dis que la tempête solaire est délibérément provoquée. Je dis que c’est nous qui sommes visés.
Bisesa laissa ce dernier mot résonner dans la pièce.
Siobhan détourna les yeux sous l’intensité de son regard.
— Mais ce ne sont que des spéculations philosophiques. Vous n’avez aucune preuve.
— Je crois que si vous cherchez des preuves, vous en trouverez, répondit Bisesa d’un ton assuré. C’est tout ce que je vous demande. Vous êtes proche de ceux qui étudient la tempête solaire. Vous pouvez y arriver. Ce pourrait être vital.
— Vital ?
— Pour l’avenir de l’humanité. Parce que si nous ne comprenons pas ce à quoi nous sommes confrontés, comment pourrons-nous y faire face ?
Siobhan scruta cette interlocutrice à l’air déterminé. Il y avait en elle quelque chose de bizarre… quelque chose d’un autre monde, peut-être, venu d’ailleurs. Mais elle avait la précision et la conviction d’un soldat intelligent. Elle peut se tromper en avançant ce qu’elle dit, songea Siobhan. Mais elle ne donne pas l’impression d’être folle.
Sur un coup de tête, elle plongea la main dans la poche de sa veste et en sortit un bout de tissu.
— Permettez-moi de vous montrer ce sur quoi nous travaillons en ce moment, les problèmes avec lesquels je me débats. Avez-vous déjà entendu parler de « membrane cénesthésique »… ?
C’était un prototype du matériau qui serait un jour, si tout se passait bien, tendu sur la charpente en verre lunaire du bouclier, une toile arachnéenne en fibre de verre, complexe et bourrée de composants si minuscules qu’on les distinguait à peine à l’œil nu.
— Elle est faite d’un câblage supraconducteur destiné au transport d’énergie et à la transmission d’informations. De fibres de diamant, pratiquement invisibles, qui en assurent la résistance structurelle. Plus des détecteurs, des démultiplicateurs, des puces électroniques et même quelques minuscules moteurs-fusées. Là, vous voyez ?
L’échantillon, de la taille d’un mouchoir de poche, ne pesait pratiquement rien et ses moteurs-fusées étaient gros comme des têtes d’épingle.
— Impressionnant, dit Bisesa. Je pensais que ce n’était qu’un bête miroir.
Siobhan secoua tristement la tête.
— Ce serait trop facile, non ? Tout le bouclier n’aura pas à être recouvert de membrane cénesthésique, elle occupera peut-être à peine un pour cent de sa surface. Ce sera comme un immense organisme coopératif.
Bisesa toucha admirativement le tissu.
— Quel est donc le problème ?
— La fabrication de la membrane. La difficulté, c’est qu’elle fait appel à des processus nanotechnologiques…
Les nanotechnologies en étaient encore à leurs balbutiements. Or, la seule façon de fabriquer un tel matériau, d’une complexité inframoléculaire, était de procéder atome par atome.
— Je peux en parler à ma fille ? demanda Bisesa en souriant. C’est une gamine du genre moderne. Les contes de fées nanotechnologiques sont ses préférés.
Siobhan poussa un soupir :
— C’est ça l’ennui. Dans les contes, on jette une poignée de poussière magique et les nanos vous construisent ce que vous voulez… non ? En fait, les nanos peuvent presque tout construire, mais elles ont besoin de matière à partir de quoi travailler, et d’énergie pour y parvenir. Ça ressemble beaucoup à la biologie, en un sens. Comme une plante, une nano application tire sa matière première et son énergie de son environnement et elle s’en sert pour alimenter son métabolisme et se développer.
— À la place des feuilles et des branches, des boucliers spatiaux.
— Oui. Dans la nature, les processus métaboliques sont lents. J’ai vu une fois une tige de bambou pousser à vue d’œil : la croissance nanotechnologique est contrôlée, et plus rapide que ça. Mais pas beaucoup plus.
Bisesa caressa l’échantillon de membrane.
— Ce matériau pousse donc lentement.
— Trop lentement. Il n’y a pas assez d’usines sur la planète pour produire la quantité dont nous aurions besoin. Nous sommes coincés.
— Dans ce cas, demandez de l’aide.
— Comment ça ? demanda Siobhan, surprise.
— Vous savez, on envisage toujours les choses à grande échelle : qu’est-ce que le gouvernement peut faire pour moi, comment solliciter l’industrie pour obtenir ce que je veux ? Mais, en travaillant pour l’ONU, j’ai appris que si le monde marche vraiment, c’est grâce à des gens ordinaires qui se prennent en main et qui s’entraident.
— Que suggérez-vous ?
— Vous dites que ce matériau pousse comme une plante, dit Bisesa en ramassant délicatement la membrane. Par exemple, moi, est-ce que je pourrais le faire pousser ?
— Quoi ?
— Je ne plaisante pas. Si je le mets dans une jardinière, en lui donnant de l’engrais, en l’arrosant et en l’exposant au soleil…
Siobhan ouvrit la bouche, puis la referma.
— Je ne sais pas. Un pot de fleurs ordinaire ne conviendrait sûrement pas. Mais peut-être qu’un système relativement simple ferait l’affaire. Et on pourrait éventuellement adapter la formule pour qu’il fasse appel aux nutriments locaux…
— Comment ça ?
— En les tirant du sol. Ou même des déchets ménagers.
— Comment lui donnerait-on l’impulsion de départ ?
Siobhan réfléchit.
— Il faudrait un genre de semence, je suppose. De quoi encoder les données de fabrication et amorcer la croissance macroscopique.
— Si ma voisine en fait pousser, elle pourrait me passer des graines. Et je pourrais passer celles de ma, euh… « plante » à la personne suivante.
— Ensuite, il faudrait mettre au point un système de collecte pour centraliser le produit fini… Mais attendez, dit Siobhan, réfléchissant à toute vitesse. La surface totale du bouclier est d’environ cent mille milliards de mètres carrés. Si on compte qu’il faut un pour cent de membrane cénesthésique et que la population mondiale est de dix milliards d’habitants… il faudrait que chaque homme, femme et enfant de la Terre, sans exception, produise une surface d’une centaine de mètres carrés.
Bisesa arbora un large sourire.
— Sûrement moins que ça, si les usines font leur boulot. Et ce n’est pas tellement. Nous avons encore trois ans. Vous seriez surprise de voir ce que les scouts arrivent à réaliser quand ils veulent s’en donner la peine.
Siobhan secoua la tête.
— Ça mérite qu’on y réfléchisse. Mais, si c’est possible, j’aurai une grosse dette envers vous.
Bisesa eut l’air gêné.
— C’était une idée toute bête. Si je ne l’avais pas eue, vous y auriez pensé vous-même… ou quelqu’un d’autre.
— Peut-être, dit en souriant Siobhan. Je devrais vous présenter à ma fille.
« Sauver le monde, ça fait tellement film-catastrophe des années mil neuf cent quatre-vingt-dix ! Personne ne croit plus aux héros, maman… » De cette façon, sans doute, tout le monde deviendrait un héros. Peut-être même que ça parlerait à l’imagination de Perdita.
— Pourquoi m’avoir montré cet échantillon ? demanda Bisesa.
Siobhan poussa un soupir.
— Parce que ça, c’est réel. C’est de la technologie. C’est ce que nous sommes en train de construire, en ce moment même. Je me suis dit que si vous voyiez ça…
— Ça dissiperait peut-être mes illusions.
— Quelque chose comme ça, oui.
— Le simple fait qu’une chose nous dépasse, même si elle nous paraît surhumaine, ne la rend pas moins réelle, dit Bisesa d’un ton égal. Ou moins pertinente. De toute façon, comme je vous l’ai dit, vous n’êtes pas obligée de me croire. Cherchez simplement des preuves.
— Il faut vraiment que j’y retourne, dit Siobhan en se levant, mais elle hésita, intriguée malgré elle. Vous savez, j’ai l’esprit assez ouvert pour accepter la possibilité de l’existence d’extraterrestres. Mais, d’un point de vue psychologique, ce que vous décrivez ne tient pas debout. Pourquoi ces hypothétiques Premiers-Nés chercheraient-ils à nous détruire ? Et même si c’était le cas, pourquoi vous auraient-ils donné ces indices ? Pourquoi auraient-ils voulu prévenir l’un de nous ? Et pourquoi vous… ?
Alors même qu’elle l’énonçait, Siobhan vit une réponse possible à son objection : Parce qu’il y a différentes factions chez ces Premiers-Nés. Parce qu’ils n’ont pas un point de vue plus unanime que l’humanité… Pourquoi une civilisation plus avancée serait-elle homogène ? Et parce que quelques-uns d’entre eux, au moins, pensent que ce qu’ils font est mal. Une de ces factions, par l’intermédiaire de cette Bisesa, essaie de nous avertir.
Cette femme pouvait être folle. Même après l’avoir rencontrée, Siobhan en était sûre à quatre-vingt-dix pour cent. Mais son histoire possédait une certaine logique. Et si elle avait raison ? Si un minimum de recherche faisait apparaître des indices à l’appui de ses déclarations ?
Bisesa l’observait, comme si elle lisait dans ses pensées. Siobhan n’osa rien ajouter et s’éloigna en hâte.
Quand elle retrouva la salle du conseil, le niveau sonore des bavardages baissa légèrement. Debout au milieu de la pièce, elle regarda à la ronde.
— Vous vous comportez tous comme si vous aviez fait quelque chose dont vous devriez avoir honte.
— C’est peut-être ça, Siobhan, dit Bud. Il semblerait que les choses ne sont pas aussi noires qu’on les a décrites. À propos du problème de la pression de lumière et du positionnement… l’un de nous a peut-être trouvé une solution.
— Qui donc ? demanda Siobhan, qui se tourna vers Rose Delea. Sûrement pas vous, Rose ?
Rose eut l’air authentiquement gênée.
— En fait, c’était au sujet de notre conversation de tout à l’heure. Quand j’ai dit que nous n’aurions pas de problème si la lumière pouvait traverser tout simplement le bouclier… Ça m’a donné à penser. Il y a bien un moyen de rendre le bouclier transparent. Il ne faut pas bloquer la lumière. Il faut la défléchir…
Le bouclier ne serait pas opaque, mais une de ses faces serait couverte de fins sillons parallèles : des prismes.
— Ah, dit Siobhan. Et les rayons de soleil seraient déviés. Nous construirions non pas un miroir, mais une lentille, une gigantesque lentille de Fresnel.
Ce serait une lentille quasi transparente qui pourrait détourner légèrement la lumière du soleil, d’à peine un degré ou moins. Mais ce serait suffisant pour éviter à la Terre de subir l’impact de la tempête. Et une lentille ne subirait qu’une fraction de la pression photonique d’une surface entièrement réfléchissante.
— Ce n’est pas un plus gros défi technique que notre projet actuel. Mais la masse totale pourrait être considérablement réduite.
— Nous sommes donc de retour dans le domaine des solutions réalisables ?
— En mieux, dit Bud, rayonnant.
Siobhan regarda à la ronde. Elle voyait à présent de l’excitation, et même de l’impatience, sur leurs traits : ils avaient tous hâte de retourner auprès de leurs camarades, de commencer à explorer cette nouvelle idée. C’est une bonne équipe, se dit-elle avec fierté, la meilleure qui soit. Elle pouvait lui faire confiance pour s’emparer de cette idée et la retourner dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle soit intégrée au programme de construction… avant qu’apparaisse le prochain obstacle et qu’ils doivent tous se réunir de nouveau ici.
— Une autre bonne nouvelle avant de nous séparer, dit-elle. J’ai peut-être aussi une solution au problème de fabrication nanotechnologique.
Elle sourit en les voyant écarquiller les yeux.
— Ça peut attendre. Je vous enverrai les détails quand l’idée sera un peu plus développée. Merci à tous. La réunion est terminée.
Les écrans s’éteignirent l’un après l’autre.
— Vieille cabotine, dit Toby avec un large sourire.
— Il faut les tenir toujours en haleine.
— C’est sérieux, pour le problème de la membrane ?
— Ça demande encore du travail, mais je crois que oui.
— Vous savez, dit Toby, mathématiquement parlant, L1 est un point d’inflexion : un point où une courbe change de direction. C’est pourquoi il s’agit d’un point d’équilibre.
— Je sais ça. Euh… vous pensez que nous avons franchi aujourd’hui un point d’inflexion du projet ?
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense que vous devriez laisser les gros titres aux journalistes. Bien. Quelle est la suite du programme ?