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HEATHROW

Au mois de mars 2040 – après un autre Noël maussade et un peu plus de deux ans avant le jour de la tempête solaire –, Miriam Grec décida d’aller visiter en personne le chantier de construction du bouclier. C’était son tout premier voyage dans l’espace.

Ce jour-là, tandis que sa voiture l’emmenait loin de l’Euraiguille, elle se sentait coupable, mais excitée comme un enfant qui fait l’école buissonnière. De toute façon, elle avait besoin de vacances : ses amis comme ses ennemis se seraient accordés pour le reconnaître.

 

Heathrow, qui avait été le principal aéroport de Londres pendant un siècle, était désormais aussi un spatioport. Immobile dans la lumière matinale délavée sur une longue piste d’envol de béton renforcé, l’avion spatial était superbe.

Le Boudicca était un élégant fuseau d’une soixantaine de mètres de long. Son nez et sa queue étaient munis d’ailerons ridiculement petits, et même ses voilures principales n’étaient que de courtes ailes delta à forte flèche. De grosses nacelles asymétriques montées en bout d’ailes contenaient les propulseurs principaux. Dans le vide, ils se comportaient comme des fusées, mais dans l’atmosphère ils fonctionnaient par brassage de l’air ambiant comme les moteurs des avions à réaction. Le dos de l’appareil était une coque de céramique blanc terne et son ventre était recouvert d’une plaque d’un noir brillant : son bouclier thermique de rentrée, lointain descendant, de par sa composition, des tuiles isolantes qui avaient posé tant de problèmes aux vénérables navettes spatiales américaines.

Malgré les véhicules d’entretien grouillant autour de lui et les nuages de vapeur s’élevant de ses réservoirs de carburant cryogénique, le Boudicca donnait vraiment l’impression d’appartenir à un autre monde et de ne s’être posé sur Terre qu’à son corps défendant. Mais c’était un vaisseau opérationnel… un vétéran de l’espace, même. Autour des tuyères du système de contrôle d’attitude hérissant sa coque, la surface de son fuselage luisant était éraflée et cloquée, et les multiples rentrées dans l’atmosphère avaient laissé des traces de brûlure sur son ventre.

Et cet avion était fièrement britannique. Si un côté de sa dérive était frappé du cercle étoilé de l’Union eurasiatique, sur l’autre flottait un Union Jack holographique animé, et sur ses ailes et son flanc étaient peintes les célèbres cocardes de la Royal Air Force, rappelant que cet élégant oiseau de l’espace pouvait être appelé à remplir des missions militaires.

Ce modèle était l’héritier d’études originales, les projets Hotol et Skylon menés dans les années mil neuf cent quatre-vingt par des firmes comme Rolls-Royce et British Aerospace. Mais ces projets étaient retombés dans l’oubli jusque dans les années deux mille vingt, quand une nouvelle génération de matériaux, de technologies et de moteurs à réaction, ainsi que le regain d’intérêt pour l’espace, avait rendu commercialement viables une flotte d’avions spatiaux entièrement réutilisables. Et lorsque ceux-ci avaient commencé à voler, bien sûr, les Britanniques s’étaient montrés déraisonnablement orgueilleux de leurs nouveaux jouets.

Le choix d’un nom féminin était manifestement approprié : cet astronef était sans conteste la plus belle réussite de l’industrie aéronautique britannique depuis le Spitfire. Mais ce nom d’une reine celte qui avait autrefois tenu tête aux Romains, donné à la suite d’un vote populaire, paraissait manquer un peu de tact en ces jours d’harmonie paneurasiatique. Bien qu’on puisse se demander si celui qui était arrivé à la deuxième place aurait été plus acceptable : Margaret Thatcher

Pourtant, même dans une Eurasie unie, il fallait respecter les sentiments nationaux résiduels, tant qu’ils s’exprimaient de façon constructive. En outre, comme Nicolaus ne cessait jamais de le rappeler, 2040 était une année d’élections. Miriam se laissa donc photographier devant le fuselage étincelant, un sourire plaqué sur le visage.

Elle se laissa porter par un petit escalator et entra dans l’avion par une écoutille pratiquée dans le fuselage. Pour se retrouver dans un compartiment exigu plongé dans la pénombre. Si elle s’était attendue que l’élégance intérieure soit à la hauteur de la beauté extérieure de l’appareil, elle fut déçue. Il y avait là une douzaine de sièges banalement alignés, un peu comme la première classe d’un long-courrier… mais rien de mieux. Et il n’y avait même pas de hublots.

Elle fut accueillie par un homme de haute taille, qui se tenait très droit, en uniforme et casquette d’Eurasian Airways. Il avait des cheveux argentés, presque blancs, et devait aller sur ses quatre-vingts ans, mais il avait des traits avenants, sans la moindre mollesse, le regard de ses yeux bleus était clair et, quand il parlait, son accent aristocratique était rassurant.

— Madame le Premier ministre, c’est pour moi un plaisir de vous souhaiter la bienvenue à bord. Je suis le capitaine John Purcell et je ferai tout pour rendre agréable votre voyage vers le bouclier. Veuillez prendre place ; l’appareil vous est aujourd’hui réservé et vous pouvez choisir vos sièges…

Miriam et Nicolaus s’assirent chacun dans une rangée pour avoir plus de place. Purcell les aida à se sangler dans des harnais d’une robustesse intimidante, puis il leur proposa à boire. Miriam accepta un cocktail champagne et jus d’orange.

Nicolaus déclina l’offre avec une certaine brusquerie. Miriam se dit qu’il avait l’air à cran depuis quelque temps. Elle supposait que tout le monde avait le droit de se sentir nerveux à l’idée d’être projeté dans l’espace, même à leur époque. Mais il y avait peut-être autre chose. Elle se rappela qu’elle avait décidé d’essayer de l’amener à s’ouvrir un peu.

Nicolaus lui lança, par-dessus son épaule :

— Vous savez, ça me rappelle le Concorde. Le même genre d’extérieur high-tech, mais une cabine de passagers étriquée.

Purcell dressa l’oreille :

— Vous avez voyagé à bord de cet appareil mythique, monsieur ?

— Non, non. J’ai juste fait le tour d’un vieux modèle dans un musée, il y a quelques années.

— Celui de la base de la RAF, à Duxford… ? Il se trouve que j’ai piloté le Concorde avant son retrait du service, au début du siècle, quand je travaillais chez British Airways.

Il adressa à Miriam un large sourire, presque aguicheur, et passa la main dans sa chevelure argentée.

— Je suis sûr que vous avez remarqué que je suis assez âgé. L’avion spatial est un oiseau complètement différent. Il est homologué pour le transport de passagers, bien sûr, mais au départ il a été conçu pour le fret. En fait, ce n’est rien de plus qu’un gros réservoir de carburant.

— Vraiment ? dit Miriam avec une certaine nervosité.

— Eh oui. Sur une masse totale de trois cents tonnes, sa charge utile n’en dépasse pas vingt. Et nous allons brûler presque tout ce carburant pour quitter la planète, dit-il en lui jetant un regard circonspect. Madame, je suis sûr qu’on vous a envoyé un dossier d’information. Vous avez bien compris que nous reviendrons de l’espace en vol plané, sans l’aide des moteurs ? Le retour sur Terre consiste à dissiper de l’énergie, pas à en dépenser…

Elle n’avait pas eu le temps d’ouvrir la luxueuse brochure, bien sûr, mais elle savait au moins ça.

— Nous ne sommes donc qu’une bombe volante, dit Nicolaus.

Même compte tenu de sa nervosité, Miriam fut surprise de l’entendre dire une telle chose.

Purcell plissa les yeux :

— J’aime à penser que nous sommes un peu plus intelligents que ça, monsieur. À présent, si vous le voulez bien, je vais passer en revue nos procédures d’urgence…

Celles-ci se révélèrent assez inquiétantes, elles aussi. L’une d’elles, en cas de décompression, prévoyait de les enfermer dans un sac pressurisé, aussi impuissants que des hamsters dans une bulle de plastique, pour que des astronautes en combinaison spatiale puissent ensuite les transborder vers un vaisseau de secours.

Le capitaine Purcell sourit, compétent, rassurant :

— Madame le Premier ministre, nous ne traitons plus nos passagers comme des enfants. Tout a été prévu pour assurer votre sécurité, bien entendu. Je pourrais vous expliquer en détail le plan de vol nominal et vous décrire la façon dont nos ingénieurs ont œuvré pour refermer ce qu’ils appellent, avec un sens aigu de la poésie, les « créneaux de non-survie ». Mais cet avion spatial est le fruit d’une technologie toute nouvelle. Il faut simplement « s’asseoir sur les risques », comme on disait de mon temps… puis se caler dans son fauteuil et profiter du voyage.

Les préparatifs au sol étaient apparemment terminés. De grands flexécrans haute résolution se déroulèrent comme des stores au plafond et sur les parois, inondant la cabine de lumière du jour. Miriam eut soudain l’impression de se retrouver en plein air face à la longue piste d’envol.

Purcell se sangla dans un fauteuil.

— Admirez la vue… mais, si vous préférez, nous pouvons éteindre les écrans.

— Ne devriez-vous pas être dans le cockpit ?

Purcell eut l’air chagriné :

— Quel cockpit ? Les temps ont changé, madame, je le crains. Je suis le commandant de bord, mais le Boudicca vole sans intervention humaine.

C’était une question d’économie et de fiabilité : des systèmes automatisés étaient bien plus simples à installer et à actualiser qu’un pilote. Mais laisser tant de latitude à une machine défiait tout simplement l’instinct humain, songea Miriam.

L’appareil se mit à vibrer quand ses gros moteurs montés en bout d’ailes s’allumèrent… une main invisible repoussa Miriam contre le dossier de son fauteuil… et le Boudicca s’élança comme un javelot sur la longue piste d’envol.

— Ne vous inquiétez pas, cria Purcell pour couvrir le bruit des moteurs. L’accélération ne sera pas pire que sur des montagnes russes. Je crois que c’est pour ça qu’ils me gardent : si un vieux croûton comme moi peut survivre à ça, tout ira bien pour vous… !

Sans cérémonie, le Boudicca se cabra et s’éleva dans les cieux.

 

Londres s’étendait sous les yeux de Miriam.

S’orientant par rapport au ruban argenté du fleuve, elle repéra Westminster dans son méandre, que l’on disait être l’endroit où Jules César avait franchi pour la première fois la Tamise. Le Boudicca prenait rapidement de l’altitude et le Grand Londres se déployait aux pieds de Miriam, avec ses alignements de maisons et d’usines, tel un tapis de béton, d’asphalte et de brique. Dans la lumière matinale, les grandes artères de la banlieue ressemblaient à des parterres de fleurs rouges qui resplendissaient au soleil. Par endroits, les rues se regroupaient en nodules, reliques de fermes et de villages remontant jusqu’à l’époque des Saxons et désormais engloutis par le développement urbain. Miriam avait grandi en France, à la campagne, et malgré son choix de carrière, elle détestait vivre en ville. Néanmoins Londres vu du haut des airs était d’une beauté remarquable… tout à fait par accident, car personne ne l’avait conçu dans ce but, mais ce n’en était pas moins vrai.

De plus haut, elle vit que, au-dessus du cœur de la métropole, le grand Dôme commençait à s’élever, immense et squelettique, pour protéger ses multiples strates d’histoire. Miriam fut contente qu’il soit là, car elle avait éprouvé un élan d’affection pour la cité sans défense qui gisait, éparpillée, à ses pieds, et il était de son devoir de la protéger contre la catastrophe à venir.

Londres se fondit bientôt dans un voile nuageux. Quand elle regarda vers l’avant, Miriam vit le ciel passer du bleu foncé au violet, et enfin au noir.