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ARME PAR DESTINATION

Pour la rentrée dans l’atmosphère à bord de l’avion spatial, Nicolaus avait choisi de s’asseoir à côté de Miriam. Il avait l’air tendu et se montrait particulièrement silencieux, comme durant leur visite au bouclier, et en fait pendant presque tout le temps qu’ils avaient passé là-haut.

Mais Miriam, bien que consciente d’être profondément épuisée, se sentait bien. Elle s’étira voluptueusement. Autour d’elle, les grands flexécrans affichaient le large disque bleuté de la Terre et le léger rougeoiement du bord d’attaque des ailes trapues du Boudicca qui s’enfonçait dans les couches de plus en plus denses de l’atmosphère. Elle ne ressentait aucune décélération, juste une vibration presque imperceptible, un simple surcroît de pression sur sa poitrine. Tout était d’une remarquable beauté, et confortable.

— Après sept jours dans l’espace, je me sens merveilleusement bien, dit-elle. Je pourrais m’y habituer. Quel dommage que ce soit terminé.

— Tout a une fin.

Il y avait quelque chose de bizarre dans la voix de Nicolaus. Elle le regarda, mais si son maintien était toujours raide, son visage était dépourvu d’expression. Une lointaine sonnerie d’alarme résonna dans sa tête.

Elle regarda derrière lui, de l’autre côté de l’allée centrale, et vit le capitaine Purcell, qui n’avait rien dit depuis un bon moment. Sa tête dodelinait comme celle d’une marionnette. Elle comprit aussitôt.

— Oh, Nicolaus. Qu’avez-vous fait ?

Siobhan se présenta à la porte de l’appartement de Chelsea, accompagnée de Toby Pitt. L’endroit était parfaitement anodin, et cette journée du mois de mars tout à fait quelconque. Mais la femme qui ouvrit la porte n’avait rien d’ordinaire.

— Merci d’être venus, dit Bisesa.

Elle avait l’air fatiguée. Mais il fallait bien dire que, deux ans avant le jour de la tempête annoncée, c’était le cas de tout le monde.

Siobhan la suivit à travers la petite entrée jusqu’au salon. Il y régnait le désordre auquel on pouvait s’attendre : un canapé à trois places d’apparence confortable, des tables basses disparaissant sous les magazines et les flexécrans repliés. Le principal élément, qui avait dû coûter cher, était un grand écran mural pour enfants. Bisesa était mère célibataire et élevait seule sa fille unique âgée de onze ans, Myra, aujourd’hui à l’école. L’autre occupante de l’appartement était la cousine de Bisesa, une étudiante en bioéthique qui travaillait dans le cadre d’un programme de préservation des espèces instauré par un consortium de zoos britanniques en prévision de la tempête.

En costume trois-pièces, loin de son milieu naturel dans cet environnement domestique, Toby Pitt paraissait mal à l’aise.

— Bel écran mural, dit-il.

Bisesa haussa les épaules.

— C’est un vieux modèle. Il tenait compagnie à Myra quand, simple soldate, j’étais absente pour les besoins du service. Elle a maintenant d’autres distractions, dit-elle sur un ton d’affectueux agacement maternel. Et nous ne le regardons plus beaucoup. Trop de mauvaises nouvelles.

C’était une réaction courante. En tout cas, ce jour-là, l’écran était branché sur le réseau de communication du gouvernement et affichait les images tremblotantes de Mikhaïl, Eugene et quelques autres, relayées depuis la Lune et l’orbite terrestre vers ce salon d’un appartement de Chelsea.

Bisesa alla faire du café.

Toby se pencha sur Siobhan et dit à voix basse :

— Je pense toujours que c’est une erreur. Cautionner des histoires de menées extraterrestres à l’origine de la tempête solaire… Les gens sont déjà bien trop démobilisés comme ça.

Il n’avait pas tort.

L’annonce du désastre avait eu une influence assez négative sur l’humeur générale. À présent, les préparatifs pour s’en protéger commençaient à peser de façon significative sur la vie des gens. D’immenses projets de construction comme le Dôme entraînaient de gigantesques problèmes de circulation. Dans toute la ville, les travaux de routine étaient bâclés ou négligés et cela commençait à se voir ; la simple absence de travaux de peinture sur les principaux bâtiments de Londres donnait aux lieux un aspect miteux. Outre la ponction massive de ressources au bénéfice du Dôme, tout le monde accumulait des réserves, semblait-il, et les magasins souffraient de pénuries récurrentes. Une récente recrudescence du terrorisme international, et la vague de paranoïa ainsi que les mesures de sécurité qui l’avaient suivi, n’avaient fait qu’aggraver la situation. De plus en plus, les gens désiraient échapper à cette époque inquiète et agitée.

Les grands groupes d’information connaissaient tous une chute brutale de leur indice d’écoute… tandis que les ventes de synthésoaps, qui permettaient de s’abstraire du monde extérieur, avaient explosé. Les dirigeants du monde entier commençaient à craindre que, si jamais il y avait d’autres mauvaises nouvelles, les gens ne se terrent simplement chez eux en attendant que le matin fatal du 20 avril 2042 vienne mettre un terme à leur existence.

— Mais, dit lentement Siobhan, et si Bisesa avait raison ?

C’était cette possibilité, mince mais troublante, qui avait guidé ses actions depuis le jour où, il y avait déjà plus d’un an, Bisesa était venue la trouver dans les locaux de la Royal Society, et c’était la raison pour laquelle elle avait réservé un petit pourcentage des moyens à sa disposition pour examiner les idées qu’elle lui avait exposées.

— Si c’est vrai, Toby, il ne faut pas nous voiler la face, quoi qu’il nous en coûte.

— Je vous demande pardon, dit-il vivement. Vous avez tout mon soutien, vous le savez. C’est juste que j’ai toujours eu le sentiment que mettre en relation Bisesa j’ai-été-enlevée-par-des-extraterrestres-et-suis-tombée-amoureuse-d’Alexandre-le-Grand Dutt et Eugene le-plus-grand-esprit-depuis-Einstein-si-seulement-vous-vouliez-bien-m’écouter Mangles, c’est courir au-devant des ennuis.

Elle eut un sourire forcé.

— Oui, mais quelle rigolade !

Bisesa revint avec des tasses et une cafetière sur un plateau.

 

— Vous ne pourrez rien y faire, dit Nicolaus d’une voix que la tension rendait pâteuse. Les communications sont coupées, et de toute façon nous serons bientôt isolés par le plasma de rentrée dans l’atmosphère. Même Aristote ne peut pas être joint. À vrai dire, le fait que l’avion soit automatisé a facilité les choses. L’engin est commandé par une minuterie inviolable qui, même si on pouvait y accéder…

Elle l’arrêta d’un geste.

— Je ne veux pas le savoir.

Elle regarda les écrans, sur lesquels une lueur incandescente passait peu à peu du rose au blanc. Sa vie devait-elle vraiment se terminer au milieu d’une pareille beauté ?

Elle essaya de se mettre en colère, mais elle ne trouva en elle qu’un vide, une espèce de pitié. Après des années d’efforts, elle était positivement épuisée, trop lasse pour s’emporter, même devant un tel acte. Et peut-être avait-elle senti qu’une chose de ce genre était inévitable, à la fin. Mais elle voulait comprendre.

— Mais pourquoi, Nicolaus ? Vous connaissez mieux que moi les sondages. Dans six mois, je n’aurais de toute façon plus été là. Et ça ne changera absolument rien pour le projet. En fait, ça ne fera sans doute que renforcer la résolution générale de le mener à son terme.

— Vous en êtes sûre ? demanda-t-il avec un sourire pincé. C’est un sacré tour de force, vous savez. Vous êtes Premier ministre de la plus grande démocratie du monde. Et personne n’a jamais abattu un avion spatial. Si la confiance dans les vols spatiaux est un tant soit peu entamée, si les constructeurs du bouclier commencent à surveiller leurs arrières au lieu de faire leur travail… j’aurai atteint mon but.

— Mais vous ne vivrez pas pour le voir ! (Et moi non plus…, pensa-t-elle.) Vous n’êtes qu’un numéro dans une longue lignée de terroristes kamikazes aussi indifférents à la vie des autres que vous l’êtes à la vôtre.

— Vous ne me connaissez pas assez bien pour m’insulter, dit-il avec froideur. Même si je travaille à vos côtés depuis dix ans.

C’est vrai, bien sûr, dut-elle s’avouer avec un sentiment de culpabilité. Elle se souvint qu’elle avait décidé, le jour de leur départ pour L1, d’essayer de l’inciter à s’ouvrir un peu. Mais, sur le bouclier, elle avait été trop fascinée par ce qui l’entourait pour lui prêter attention. Cela aurait-il changé quoi que ce soit si elle l’avait fait ? Il valait peut-être tout aussi bien, songea-t-elle avec une satisfaction morbide, qu’elle ne vive pas assez longtemps pour être obsédée par de telles questions.

— Expliquez-moi pourquoi, Nicolaus. Je crois que vous me le devez bien.

D’une voix tendue, il dit :

— Je sacrifie ma vie pour El, le seul vrai Dieu.

Et cela suffit à Miriam pour tout comprendre.

 

Siobhan jeta un coup d’œil aux visages qui s’affichaient sur l’écran de Bisesa.

— Tout le monde est en ligne ? Vous nous voyez ?

Avec le déconcertant décalage habituel, les autres répondirent.

— Pas de cérémonies, les présentations sont inutiles. Qui veut commencer… Eugene ?

Quand sa question atteignit la Lune, Eugene sursauta visiblement, comme si son attention avait été accaparée par autre chose.

— D’accord, dit-il. D’abord, un peu de contexte. Vous êtes au courant de mes travaux sur le soleil, bien entendu.

Le centre de l’écran s’emplit de l’image du soleil, qui devint transparente pour montrer les couches en pelure d’oignon de son intérieur. Le noyau du soleil, son cœur en fusion – une étoile au sein d’une étoile –, brillait d’une menaçante lueur rouge. Il était quadrillé par un lacis de rayures alternativement sombres et lumineuses, insaisissables, en perpétuel mouvement. Dans un coin apparaissait la date de cette journée de mars 2040.

— Ces oscillations conduiront dans un proche avenir à une libération catastrophique d’énergie dans l’espace environnant, dit Eugene.

L’air nonchalant, il fit avancer sa modélisation dans le temps jusqu’à ce que l’image explose brusquement.

Siobhan sentit tressaillir Toby. Il murmura :

— Il ne voit vraiment pas l’impact que ça a sur nous, n’est-ce pas ? Ce garçon me fait parfois plus peur que le soleil lui-même.

— Mais il est utile, répondit Siobhan sur le même ton.

Eugene poursuivit :

— La projection dans l’avenir est stable, fiable. Mais j’ai eu plus de difficulté avec les projections dans le passé. Rien dans les modèles classiques de comportement des noyaux stellaires ne pouvait me servir de guide. J’ai commencé à soupçonner qu’un événement déclencheur était à l’origine de cette situation anormale… une anomalie derrière l’anomalie. Mais j’avais du mal à mettre au point un modèle. Mes discussions avec le lieutenant Dutt, après que le professeur McGorran nous eut mis en contact, m’ont fourni un nouveau paradigme sur lequel travailler.

— Je vous l’avais dit, murmura Siobhan à Toby.

— Je crois que vous feriez mieux de nous montrer, mon garçon, intervint Mikhaïl.

Eugene hocha sèchement la tête et pianota sur un écran hors champ.

La date entama un compte à rebours et les événements modélisés repartirent en marche arrière. Pendant que les ondulations jouaient à la surface du noyau, des chiffres s’affichaient dans des barres latérales : fréquence, phase, amplitude, pourcentage énergétique des principaux modes vibratoires. Tandis que les interférences, phénomènes non linéaires et autres interagissaient avec les ondes tridimensionnelles, la production énergétique du noyau s’accroissait et diminuait.

— Le modèle d’Eugene est remarquablement précis, commenta Mikhaïl. Nous avons pu rapporter beaucoup de ces anomalies à certains incidents notables de notre histoire : le petit âge glaciaire, l’éruption de 1859…

Siobhan, qui avait étudié la propagation des ondes appliquée aux premiers temps de l’univers, pouvait juger de la qualité du travail qui leur était présenté. Elle dit à Toby :

— Si elle aboutit à un résultat, ce sera l’analyse la plus pénétrante que j’aie jamais vue.

— Le plus grand cerveau depuis Einstein, dit flegmatiquement Toby.

Sur l’écran, les choses commençaient à changer. Les oscillations se faisaient plus désordonnées. Et il sembla à Siobhan qu’une concentration d’énergie s’accumulait en un point.

Sans prévenir, une éblouissante boule de lumière jaillit du noyau telle une aube sinistre au cœur même du soleil. Et, dès qu’elle eut quitté le noyau, les oscillations cessèrent presque complètement.

Eugene immobilisa sa projection, laissant la boule lumineuse en suspens à la limite du noyau et des couches supérieures du soleil.

— À ce point, j’ai injecté en douceur dans ma modélisation une nouvelle routine pour prévoir le comportement de la zone radiative inerte qui entoure le noyau et…

Siobhan se pencha en avant :

— Attendez, Eugene. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Eugene cligna des yeux.

— Une concentration de masse, répondit-il comme si c’était évident, puis il afficha des graphiques de densité. Ici, la masse, délimitée par trois écarts types du centre de gravité, exprimée en kilogrammes, est de 1028.

Siobhan fit un rapide calcul.

— C’est environ cinq fois la masse de Jupiter.

Eugene la regarda comme s’il était surpris qu’elle ait besoin d’une traduction dans un langage aussi enfantin.

— À peu près, oui.

Il remit son animation en route.

La sphère de matière incandescente s’éleva à travers les couches internes du soleil. À mesure qu’elle montait, des turbulences se précipitaient vers elle par vaguelettes successives, formant une queue flamboyante, un peu comme celle d’une comète, qui la précédait vers la surface. Mais Siobhan dut se rappeler qu’elle voyait la modélisation se dérouler à rebours. En réalité, ce globe de matière avait plongé à l’intérieur du soleil, laissant derrière lui un sillage turbulent, déversant, par ces puissantes vagues, masse et énergie dans le cœur tourmenté du soleil.

— Voici donc comment la zone radiative a été entaillée, dit-elle.

— Exactement, dit Mikhaïl. La modélisation d’Eugene est élégante : une cause unique permet d’expliquer un grand nombre d’effets.

La masse de matière, ressortant du soleil, avait à présent atteint la surface et jailli à travers la photosphère. Eugene immobilisa encore une fois son animation. Siobhan constata que le point d’émergence était proche de l’équateur solaire.

La date qui s’affichait, remarqua-t-elle, était celle de l’an 4 av. J.-C.

— Voici l’instant de l’impact, dit Eugene. La masse était alors d’environ dix puissance…

Il jeta un coup d’œil en direction de Siobhan et reprit :

— Environ quinze fois la masse de Jupiter. En s’enfonçant à l’intérieur du soleil, les couches extérieures de l’objet ont été arasées, bien entendu, mais une masse de cinq Jupiter est arrivée jusqu’au noyau.

— Quinze fois Jupiter, dit Toby. C’était une planète… une géante gazeuse, et une grosse. Et, il y a deux mille ans… elle est tombée dans le soleil. C’est bien ce que vous dites ?

— Pas tout à fait, répondit Eugene.

Il pianota de nouveau sur son écran et la vue changea brutalement. Le soleil était à présent un point brillant au centre de l’écran noir et les orbites des planètes étaient matérialisées par des cercles lumineux.

— À partir de là, j’ai introduit une nouvelle routine, une simple analyse de trajectoire newtonienne. Les corrections pour tenir compte de la relativité sont insignifiantes tant que l’objet n’a pas dépassé l’orbite de Mercure, et même après elles sont minimes…

Sachant où et à quelle vitesse sa géante gazeuse massive avait plongé dans le soleil, Eugene avait construit une modélisation rétrograde basée sur les lois de la gravitation de Newton pour déterminer le chemin qu’elle avait dû suivre pour arriver jusqu’à lui. Une ligne rougeoyante, partant du soleil et croisant les orbites de toutes les planètes, sortait du système solaire et de l’écran. Elle s’infléchissait très légèrement, mais elle était remarquablement droite.

— Je ne comprends pas, dit Toby. Pourquoi dites-vous qu’elle n’est pas tombée dans le soleil ?

Siobhan répondit aussitôt :

— Parce que sa trajectoire est hyperbolique. Toby, cette planète se déplaçait avec une vélocité supérieure à la vitesse de libération du système solaire.

— Elle n’est pas tombée dans le soleil. Elle a été propulsée dedans, dit Mikhaïl, l’air sinistre.

La bouche de Toby s’ouvrit, puis se referma.

Bisesa n’avait pas du tout l’air surpris.

Les unidéistes étaient apparus par réaction, en quelque sorte, au mouvement pacifique des œcumènes. Des fondamentalistes de trois des grandes religions mondiales, le judaïsme, le christianisme et l’islam, avaient puisé dans leurs racines communes. Ils s’étaient unis sous la bannière du dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : Yahvé, que l’on pensait inspiré d’une encore plus ancienne divinité nommée El, un dieu des Cananéens.

Et El était un dieu intrusif, une divinité tribale intolérante et sanguinaire. À la fin des années deux mille vingt, sa première manifestation, par l’intermédiaire de ses modernes zélateurs, avait été la destruction du Dôme du Rocher, quand des fanatiques, dans leur exaltation suicidaire, avaient utilisé une grenade nucléaire pour rayer de la carte ce site d’une haute importance symbolique pour au moins deux de leurs trois croyances. Miriam se rappelait que Bud Tooke avait participé aux opérations de décontamination.

— Nicolaus, pourquoi vouloir torpiller notre travail sur le bouclier ? Vous êtes à mon côté depuis le début. Ne voyez-vous pas à quel point il est important ?

— Si Dieu veut nous immoler dans les flammes de la tempête solaire, que Sa volonté soit faite. Et s’Il décide de nous sauver, ainsi soit-il. Contester l’autorité qu’Il a sur nous par cette monstrueuse entreprise…

— Oh, la ferme ! dit-elle avec irritation. J’ai déjà entendu ça cent fois. Une tour de Babel dans l’espace, hein ? Et c’est vous qui allez la mettre à bas. Quelle déception, quelle banalité !

— Miriam, vos moqueries ne peuvent plus m’atteindre. J’ai trouvé la foi.

C’était bien là le problème.

Nicolaus n’était pas seul dans ce cas. Dans le monde entier, toutes les religions, sectes et confessions avaient connu une progression importante des conversions depuis le 9 juin. On pouvait s’attendre à un mouvement de fuite vers Dieu face à la catastrophe imminente. En fait, une théorie encore controversée et dont elle n’avait eu connaissance que par des rapports confidentiels mettait en corrélation les recrudescences d’activité solaire et les crises de mysticisme chez les humains. Les puissantes énergies électromagnétiques qui avaient balayé la planète depuis le 9 juin étaient capables, semblait-il, d’induire des changements subtils dans les champs bioélectriques complexes du cerveau humain, tout autant que dans les câbles à haute tension et les microprocesseurs informatiques.

Si c’était vrai – si l’instabilité du soleil avait conduit, par un long et complexe enchaînement de causes et d’effets, l’esprit du plus proche collaborateur de Miriam à la fatale décision idéologique de la tuer –, quelle ironie ce serait.

— Si Dieu existe, dit-elle d’un ton amer, Il doit bien rire en ce moment.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Peu importe.

Puis il lui vint une idée :

— Nicolaus… allons-nous tomber ?

Il eut un sourire sinistre.

— Sur Rome…

 

— Pouvons-nous savoir d’où venait cette planète errante ? demanda Siobhan.

Pas du système solaire, bien sûr : elle se déplaçait trop vite pour avoir été capturée par le soleil. Eugene afficha une autre de ses « modélisations corrigées », retraçant le chemin de sa géante gazeuse jusque parmi les étoiles. Il débita à toute allure des coordonnées célestes, mais Siobhan l’arrêta et se tourna vers Mikhaïl :

— Pouvez-vous nous dire ça en langage courant ?

— L’Aigle, dit Mikhaïl. Elle nous est venue de la constellation de l’Aigle. (C’était une constellation proche de l’équateur céleste ; depuis la Terre, le plan de la galaxie paraissait la traverser.) En fait, professeur McGorran, nous savons que cet objet devait venir d’Altaïr.

L’étoile la plus brillante de la constellation de l’Aigle, distante de quelque seize années-lumière de la Terre.

— Mikhaïl, je ne sais pas trop si nous devrions parler de ça, protesta Eugene. La projection devient imprécise quand on la pousse aussi loin. La marge d’erreur…

— Mon garçon, ce n’est pas le moment de se montrer timide, dit Mikhaïl d’un ton lugubre. Professeur, il semblerait que la géante gazeuse errante d’Eugene était à l’origine en orbite autour d’Altaïr. Elle en a été éjectée après une série de collisions évitées de justesse avec les autres planètes du système, que l’on a pu repérer grâce à nos télescopes de recherche planétaire. Les détails sont incomplets, comme on peut le comprendre, mais nous espérons les affiner.

— Et elle a été projetée vers le soleil, s’exclama Siobhan.

— Ça paraît fantastique, commenta Toby, incrédule.

— La reconstitution est parfaitement fiable, s’empressa de dire Mikhaïl. Elle a été vérifiée sur la base de multiples sources et en recourant à plusieurs méthodes différentes. J’ai refait moi-même les calculs d’Eugene. Ils sont tout à fait dignes de foi.

Bisesa écoutait tout cela en silence, sans réaction.

— D’accord, dit Toby. Une planète errante est donc tombée dans le soleil. C’est ahurissant, mais ce n’est pas sans précédent. Rappelez-vous la collision de la comète Shoemaker-Levy avec Jupiter dans les années mil neuf cent quatre-vingt-dix. Et, avec tout mon respect, quel rapport avec le lieutenant Dutt et ses théories d’intervention extraterrestre ?

— Vous ne comprenez pas ? Vous êtes idiot, ou quoi ? lui lança Eugene.

— Écoutez un peu, vous…, s’emporta Toby.

Mais Siobhan posa une main sur son bras et dit :

— Expliquez-nous donc, Eugene. Pas à pas.

Eugene contenait visiblement son impatience.

— Ne voyez-vous vraiment pas à quel point ce scénario est peu probable ? Oui, il existe des planètes errantes, qu’elles se soient formées indépendamment des étoiles ou qu’elles aient été éjectées par des systèmes stellaires. Oui, il est possible qu’une telle planète passe d’un système à l’autre, mais c’est hautement improbable. Notre galaxie est vide. Pour vous donner une idée, les étoiles sont comme des grains de sable séparés par des kilomètres. J’estime les chances qu’une planète comme celle-ci passe à proximité de notre système solaire à une sur cent mille… Et cette géante gazeuse n’a pas fait que passer à proximité – elle ne s’est pas simplement égarée dans les parages du soleil –, elle est tombée droit dedans, en suivant une trajectoire qui la conduisait directement vers son centre géométrique.

Il rit, ne pouvant croire à leur incompréhension.

— Les probabilités qu’une telle chose arrive sont incroyablement minces. Aucune explication naturelle n’est envisageable.

Mikhaïl acquiesça :

— Une explication conjecturale, peut-être, mais quand même… J’ai toujours trouvé que Sherlock Holmes l’avait bien exprimé : « Quand on a éliminé l’impossible, ce qui reste, aussi improbable soit-il, doit être vrai. »

— C’est quelqu’un qui a fait ça, dit lentement Toby. Voilà ce que vous essayez de dire. Quelqu’un a délibérément propulsé une planète, une bonne vieille géante gazeuse, droit dans notre soleil. Nous avons été atteints d’une balle tirée par Dieu.

— Oh, je pense que ça n’a rien à voir avec Dieu, dit vivement Bisesa en se levant. Encore un peu de café ?

 

— Nicolaus… votre cible est le Vatican ?

Mais les dégâts allaient être beaucoup plus importants. Un avion spatial revenant d’orbite avait accumulé beaucoup d’énergie cinétique : la Ville éternelle serait soufflée par une explosion de l’ampleur d’une petite bombe nucléaire. Elle n’avait pas eu envie de pleurer jusque-là, mais à présent les larmes lui montaient aux yeux : pas pour elle-même, mais pour les destructions qui allaient survenir.

— Oh, Nicolaus. Quel gâchis. Quel terrible…

Puis la bombe explosa. Miriam sentit comme un coup de poing dans son dos.

Elle était encore consciente, pour un instant. Elle pouvait même respirer. La cabine avait résisté et ses systèmes faisaient de leur mieux pour la protéger. Mais elle se sentait tourbillonner, plaquée sur son siège par une monstrueuse force de plusieurs g. Elle n’entendait rien : l’explosion l’avait rendue sourde. Mais ça n’avait plus d’importance.

Elle tombait du ciel, prisonnière d’une épave précipitée vers Rome au milieu d’une boule de feu.

Elle n’éprouvait aucune colère, aucune peur. Uniquement la tristesse de ne pas voir aboutir la grande œuvre de sa vie. La tristesse de ne pas avoir eu l’occasion de dire adieu à ceux qu’elle aimait.

Mais elle était fatiguée. Si lasse. C’était désormais aux autres de prendre le relais.

À la dernière seconde, elle sentit une main se glisser dans la sienne. Celle de Nicolaus, un dernier contact humain, brut. Elle la serra de toutes ses forces. Puis, tandis que le tournoiement s’accélérait, elle perdit connaissance et ne sentit plus rien.