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ALTAÏR
Altaïr était si éloignée que sa lumière mettait plus de seize ans pour parvenir jusqu’à la Terre. Et pourtant, elle était relativement voisine : seules quelques dizaines d’étoiles étaient plus proches du système solaire.
Altaïr était stable, mais plus massive que le soleil. Sa surface, dont la température était du double de celle de notre astre, brillait d’une lumière blanche sans la moindre trace du jaune de ce dernier, et elle crachait dix fois plus d’énergie au visage de son troupeau épars de planètes.
Parmi celles-ci, six étaient des supergéantes gazeuses, toutes plus massives que Jupiter, sauf une. Elles s’étaient formées sur des orbites elliptiques proches de leur étoile mère, tournoyant comme une volée d’oiseaux monstrueux. Mais, avec le temps, les interactions de leurs puissants champs gravitationnels avaient fait migrer peu à peu ces géantes gazeuses vers l’extérieur. La plupart s’étaient stabilisées sur des orbites circulaires à la mécanique régulière. De complexes phénomènes physiques et chimiques avaient opéré dans leurs entrailles brûlantes et, au fil des millénaires, la vie était apparue sur certains de ces mondes.
Mais l’une d’elles était différente.
Cette monstruosité hypertrophiée, quinze fois plus massive que Jupiter, avait été particulièrement malheureuse dans ses interactions avec ses sœurs. Elle avait été rejetée hors de son système d’origine, sur une longue orbite elliptique qui l’emmenait au loin, dans le royaume glacial des comètes. Il lui fallait des millions d’années pour parcourir cette immense boucle. Et donc, épisodiquement, la famille soudée des planètes telluriques, proches d’Altaïr, était perturbée par la visite impromptue de cette géante égarée venue des profondeurs de l’espace. Ces petites planètes rocheuses, qui auraient pu devenir un jour comme la Terre, titubaient et vacillaient, bousculées par la force de gravitation de la dévoyée. Qui plus est, son passage à travers les larges ceintures de comètes et d’astéroïdes déclenchait dans le système intérieur une abondante pluie de ces objets. Sur les mondes en orbite autour d’Altaïr, les collisions tueuses de dinosaures, survenant cent fois plus fréquemment que sur Terre, étaient devenues la norme.
Au fil du temps, ce mécanisme destructeur aurait suivi son cours. À très long terme, la géante gazeuse insoumise aurait détruit les planètes mineures. Ou peut-être serait-elle entrée en collision avec une autre géante gazeuse, déclenchant une catastrophe pour elles deux. Ou, plus vraisemblablement, cette fantasque vagabonde aurait été complètement arrachée au système d’Altaïr, sans doute par le passage d’une autre étoile, et serait partie à la dérive, seule dans l’espace interstellaire.
Mais quelqu’un était intervenu.
L’événement le plus spectaculaire de la formation de la Terre avait été la formidable collision qui avait fracassé la planète primitive pour donner naissance aux mondes jumeaux de la Terre et de la Lune. Pendant plusieurs jours, la lueur de la planète éclatée avait été assez vive pour être vue à des centaines d’années-lumière.
Ceux qui guettaient avaient des yeux sensibles à des couleurs qui n’ont de nom dans aucune langue humaine. Mais ils n’en observaient pas moins : ils regardaient tout et partout, patiemment, infatigablement. Et ils avaient remarqué la naissance violente de la Terre.
Ils avaient aussi observé la suite : la formation des océans à partir de l’eau des comètes, une brève ère de bouillonnement chimique, l’émergence fulgurante de formes de vie élémentaires, l’avancée plus laborieuse vers la complexité, et enfin une étincelle d’intelligence. Dans ses grandes lignes, c’était une histoire familière ; seuls de menus détails différaient d’un monde à l’autre.
Mais ceux qui surveillaient ne considéraient pas ça comme un « progrès ».
Lors d’un antique conciliabule, à des niveaux de communication que nul esprit humain n’aurait pu appréhender – et malgré certaines dissensions –, la plus grave des décisions avait été prise.
Et une arme avait été choisie.
Un agent stérilisateur.
Comment faire pour déplacer une planète ? Il existe bien des façons, mais la méthode utilisée dans le système d’Altaïr était largement dans les limites de la compréhension humaine.
C’était l’instabilité même de cette géante gazeuse dévoyée qui la rendait si utile. Depuis les années mil neuf cent soixante-dix, les ingénieurs humains se servaient de l’effet de « fronde gravitationnelle » pour accélérer leurs engins spatiaux. Une sonde comme Voyager, par exemple, pouvait « rebondir » sur le champ gravitationnel de Jupiter… et, telle une balle de ping-pong lancée sur le pare-brise d’un trente-huit tonnes, si les angles avaient été bien calculés, être propulsée au loin avec une vitesse fortement accrue. Les spécialistes de l’espace, rompus à cette technique, n’avaient cessé de chercher de nouveaux moyens de combiner de tels effets pour exploiter les ressources en énergie cinétique du système solaire, de façon à réduire la quantité de carburant nécessaire pour leurs fusées.
Jupiter étant infiniment plus massif que Voyager, de tels rendez-vous n’avaient pas significativement perturbé son orbite. Mais, si un monde d’une masse comparable à la sienne avait suivi la trajectoire de Voyager, les deux géantes auraient été projetées dans de nouvelles directions.
Le principe consistait donc à utiliser l’effet de fronde gravitationnelle pour déplacer des planètes entières.
Une impulsion unique aurait été difficile à agencer, et dispendieuse, car beaucoup d’énergie se serait dissipée dans les distorsions induites par les effets de marée. Mais on pouvait recourir à un flux régulier d’astéroïdes pour infléchir la trajectoire d’un corps céleste beaucoup plus massif qu’eux, sans conséquences indésirables de ce genre.
Au départ, de petits rochers pouvaient servir à détourner les astéroïdes. Toute une hiérarchie de rendez-vous pouvait être organisée, la plus infime des impulsions initiales – tel un caillou jeté dans un étang – déclenchant une séquence de déviations d’amplitude croissante. Et le fait que la mécanique des systèmes constitués de nombreux corps célestes soit intrinsèquement chaotique et si sensible à de minimes perturbations ne faisait que faciliter les choses.
Il fallait une certaine préparation, bien sûr, pour rendre payant ce tir de canon à multiples détentes. Mais ce n’était qu’une question de mécanique orbitale. C’était efficace, aussi, avec très peu de gaspillage d’énergie. Aux yeux d’êtres pour qui l’économie était un principe directeur, l’élégance de la méthode était séduisante.
Ils avaient jeté leur caillou.
Il avait fallu un millier d’années à la cascade d’interactions pour détourner la géante gazeuse de son orbite allongée : plus jamais elle ne viendrait déranger les planètes intérieures tourmentées d’Altaïr. Il lui faudrait encore un millier d’années pour franchir le gouffre séparant un grain de sable stellaire de l’autre. Mais cela n’avait pas d’importance. C’était une partie de longue durée.
Cela fait, ceux qui étaient intervenus reportèrent leur attention ailleurs. Ils observeraient le dénouement : ils considéraient que c’était leur triste devoir. Mais le temps ne manquait pas pour s’y préparer.
Sur Terre, les humains construisaient des ziggourats pour adorer leur soleil, en qui ils voyaient un dieu. Et pourtant leur sort était scellé. Du moins ceux qui étaient intervenus le croyaient-ils.