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PRINTEMPS MARTIEN
21 h 05 (heure de Londres)
Helena Umfraville se traînait à travers une plaine ocre.
Elle atteignit une petite élévation de terrain. Elle la gravit, mais ce fut pour déboucher sur une nouvelle étendue accidentée, jonchée de pierraille. Maussade, l’astronaute se remit en marche.
Elle était épuisée et son scaphandre ne lui avait jamais paru aussi lourd. Elle ne savait absolument pas depuis combien de temps elle marchait… des heures, en tout cas. Mais elle persévérait. Elle n’avait pas le choix.
Soudain, elle se retrouva au bord d’un canyon. Elle s’arrêta, le souffle court. Un dédale de ravins et d’escarpements aux pentes grêlées de cratères se déployait à ses pieds. Dans l’atmosphère raréfiée de l’après-midi martien, la vue était nette aussi loin que portait le regard, ce qui donnait l’illusion que l’ensemble était plus petit qu’en réalité : il n’y avait pas de ces lointains embrumés qui donnent au Grand Canyon de la Terre son impression d’immensité. Helena aurait aussi bien pu se trouver devant un tableau magistralement exécuté en recourant à la palette martienne limitée à l’ocre, au rouge et à l’orange brûlé.
Aucun intérêt. Ce n’étaient pas les canyons qui manquaient, sur Mars. À vrai dire, Helena était en rogne contre ce canyon. C’était tout à fait irrationnel. Après tout, il n’y était pour rien, lui. Elle aspira les dernières gouttes de la réserve d’eau de son scaphandre.
Au plus fort de la tempête, elle s’était cachée dans le Beagle, qu’elle avait garé sous un surplomb rocheux. C’était le seul abri disponible. La carrosserie du rover l’avait protégée et son scaphandre s’était activé pour la rafraîchir. Elle avait donc survécu… même si elle devait avoir absorbé une dose de radiations suffisante pour la tuer.
De toute façon, son sort était désormais scellé.
À bord du Beagle, elle était remontée à la source du signal qu’on l’avait envoyée chercher.
Il ne s’agissait finalement que d’une balise, un petit module tripode pas plus haut qu’elle, qui bipait tristement. Son rôle était peut-être de jalonner le site d’atterrissage d’un vaisseau qui n’avait jamais suivi. Mais il n’y avait aucun doute sur son origine : les inscriptions qu’il portait étaient sans erreur possible du chinois.
Elle avait fait le voyage pour rien. Et le prix s’était révélé plus élevé que prévu. Quand elle était retournée à son fidèle Beagle, elle l’avait trouvé en panne. Son électronique, censé être aux normes militaires, avait dû succomber aux assauts du soleil, laissant ses systèmes essentiels, dont le contrôle environnemental, aussi morts que Mars.
Elle en était donc là. Sans le rover, elle ne pouvait pas retourner à l’Aurora. Les réserves de son scaphandre ne dureraient pas plus de quelques heures, ce qui ne lui laissait pas le temps d’attendre qu’on vienne la chercher. Elle était en vie, tout aussi en forme que la veille, mais elle était condamnée par les cruelles équations de la survie sur Mars.
Bien sûr, elle ne serait pas la seule à mourir aujourd’hui dans le système solaire.
Au moins, son cas serait particulier. Même si elle n’avait pas été la première à poser le pied sur la planète rouge, elle deviendrait la première personne à y mourir. Mars était peut-être un mausolée qui en valait la peine.
Elle accomplirait son devoir jusqu’au bout. Les agences spatiales avaient toujours mis en place des procédures pour ce genre d’éventualité. Ainsi, il avait été décidé des dizaines d’années plus tôt par les dirigeants de la NASA, aux premiers temps de l’occupation de la Station spatiale internationale, que si un astronaute mourait dans l’espace, son corps devait être enfermé dans un sac et attaché à une entretoise en attendant de pouvoir être renvoyé sur Terre. Sur Mars, son premier devoir était de préserver la planète et son éventuelle biosphère : son cadavre en décomposition ne devait pas la contaminer. Il lui suffisait en réalité de rester sur place. Quand la climatisation de son scaphandre cesserait de fonctionner, elle se retrouverait rapidement congelée, empêchant ainsi tout micro-organisme pathogène qu’elle avait pu apporter de la Terre de se répandre à l’extérieur tant que l’on n’aurait pas récupéré son corps. Son scaphandre ne basculerait peut-être même pas. Elle serait transformée en statue, en monument à sa propre mémoire, et à sa malchance.
Mais elle n’avait pas pu supporter l’idée de mourir près de son pauvre Beagle en panne. Elle avait donc décidé de partir à pied dans le désert martien, histoire de faire un peu plus connaissance avec la planète qui était en train de la tuer.
Même là, elle avait joué de malchance. Elle s’était traînée à travers une morne plaine pour aboutir devant ce morne canyon. Elle était là, au beau milieu de la plus grande catastrophe subie par le système solaire depuis sa formation, et tout le monde en avait une meilleure vue qu’elle.
Quelque chose bougea à ses pieds. Sur le sol se formaient de petits creux… des cratères, se dit-elle, mais pas plus larges que l’ongle de son pouce. Se pouvait-il qu’elle soit prise sous une sorte d’averse de micrométéorites ? Mais elle entendit alors un crépitement sur son casque.
Elle leva les yeux et vit des gouttes qui tombaient du ciel, de grosses gouttes qui descendaient lentement autour d’elle dans la faible pesanteur. En s’écrasant, elles faisaient des taches dans la couche de poussière de sa visière.
C’était de la pluie, la première pluie à tomber sur Mars depuis des milliards d’années.
Le soleil crachait du feu à la figure de ses enfants en orbite.
La face éclairée de Mercure avait fondu, des cratères aussi antiques que la planète se dissolvaient en palimpsestes de magma. Vénus avait été dépouillée de presque toute son écrasante atmosphère… comme l’aurait été la Terre, s’il n’y avait eu le bouclier. Les lunes de glace de Jupiter avaient fondu sur des kilomètres de profondeur. En une étrange et âpre tragédie, les anneaux de Saturne, fragiles rubans de glace, s’étaient évaporés.
Et sur Mars, des volcans endormis depuis des centaines de millions d’années avaient commencé à se réveiller. Les calottes polaires, minces croûtes de dioxyde de carbone et de glace d’eau, s’étaient vite sublimées. Et il s’était mis à pleuvoir. Helena fit quelques pas de plus pour regarder la pluie martienne s’enfoncer dans les ombres du canyon.
Un de ses collègues, tout excité, appela pour annoncer ce qu’il venait de découvrir :
— J’ai trouvé un vaisseau ! Et quel vaisseau : on dirait la carcasse d’une baleine échouée et il est couvert d’idéogrammes chinois. Mais il a dans sa coque une déchirure aussi large que Valles Marineris. L’atterrissage a dû être rude…
Pendant cette longue journée, Helena avait capté les communications de ses camarades. Elle avait fait son rapport à intervalles réguliers, mais elle avait décidé de ne pas leur dire ce qui lui était arrivé… pas pour le moment, en tout cas. Et voilà qu’elle se retrouvait en train d’écouter, immobile, la voix d’un collègue qu’elle ne reverrait jamais.
— Attendez une minute. Je rentre dans le vaisseau, en prenant garde d’éviter toutes les arêtes tranchantes… Oh, mon Dieu.
Il y avait eu à bord plus de trois cents personnes. Tous des jeunes gens des deux sexes d’âge nubile, y compris les pilotes. Leur cargaison était constituée d’abris gonflables, de pelles mécaniques, de bacs hydroponiques… Leurs intentions étaient claires. C’était donc ça qu’avaient mijoté les Chinois pendant les cinq dernières années : c’était à ça qu’ils avaient consacré toutes leurs capacités de lancement, plutôt que de contribuer au bouclier. Et c’était ainsi qu’ils avaient projeté de faire en sorte que quelque chose de leur culture survive à la tempête solaire.
— L’invasion de Mars par les Chinois a échoué… mais ils ont bien failli réussir. Je me demande quelle sorte de voisins ils auraient été.
Helena supposait que tout le monde se serait bien entendu. D’ici, la Chine paraissait très loin, tout autant que l’Europe et l’Amérique. Ici, vous n’étiez qu’un Terrien… ou, plus exactement, un Martien.
Elle regarda le soleil. Près de se coucher, il était étiré en une ellipse irrégulière par l’atmosphère chargée de poussière et de nuages insolites. Elle connaissait le scénario prévu : la tempête devait toucher à sa fin, à présent… Pourtant ce coucher de soleil avait un air inquiétant, comme s’il fallait encore s’attendre à une mauvaise surprise.
Quelque chose bougea à ses pieds. Elle baissa les yeux.
Au milieu du crépitement des gouttes de pluie, quelque chose sortait de terre. Ce n’était pas plus gros que son pouce et on aurait dit un cactus à peau de cuir. Certaines parties en étaient translucides : sans doute des fenêtres pour capter la lumière sans perdre une précieuse goutte d’humidité. Et il était vert : la première verdure indigène qu’Helena voyait sur Mars.
Son cœur se mit à battre la chamade.
Depuis le début de leur séjour, les occupants de l’Aurora avaient en vain cherché de la vie sur Mars. Ils s’étaient même lancés dans une hasardeuse expédition vers le pôle Sud, où ils avaient sondé le plus ancien, le plus glacial, le plus intouché des permafrosts de toute la planète, dans l’espoir d’y dénicher les micro-organismes martiens qu’il aurait pu piéger et préserver. Même là, ils n’avaient rien trouvé. Une telle découverte aurait sans conteste donné un sens à leurs longues années d’exil ; cet échec avait été une cruelle déception.
Et voilà qu’une vie indigène surgissait du sol sous ses yeux.
Helena sentit une douleur dans la poitrine. Elle n’avait pas besoin de consulter ses moniteurs pour savoir que son scaphandre allait bientôt lâcher. Au diable ce scaphandre ; il fallait qu’elle annonce sa découverte. Elle brancha en vitesse la caméra de son casque et se pencha au-dessus de la petite plante.
— Aurora, ici Helena. Vous n’allez pas le croire…
Profondément enracinée dans la roche glacée de Mars, elle n’avait pas besoin d’oxygène, son métabolisme glacial se nourrissait de l’hydrogène libéré par la lente réaction entre les roches volcaniques et d’infimes traces de glace d’eau. Elle avait survécu de cette façon pendant des milliards d’années. Telle une spore enfouie dans un désert terrien que réveille une brève pluie printanière, cette patiente petite plante attendait depuis une éternité le retour des pluies martiennes pour pouvoir revivre.