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EFFET TCHERENKOV
Myra et Bisesa suivirent la foule jusqu’à la Tamise.
Elles l’atteignirent non loin du pont de Hammersmith. L’eau était haute, gonflée par les pluies. À vrai dire, les riverains avaient eu de la chance de ne pas être inondés. Elles s’assirent côte à côte sur un muret pour attendre en silence.
À cet endroit, le fleuve était bordé de pubs et de restaurants élégants où, en été, on pouvait venir boire une bière fraîche en regardant passer les plaisanciers et les équipes de rameurs à l’entraînement. Cette nuit-là, les pubs étaient barricadés par des planches ou détruits par les flammes, mais dans les jardins du bord de l’eau se dressait un rudimentaire village de tentes au milieu duquel un drapeau de la Croix-Rouge pendait mollement à un mât. Ce n’était pas grand-chose, mais le fait que quelqu’un ait déjà pu l’organiser impressionna Bisesa.
Il faisait nuit noire, à présent. À l’ouest, les faubourgs de Londres brûlaient toujours, projetant dans les airs des gerbes d’étincelles et des panaches de fumée. À l’est, des flammes éparses léchaient le grand épaulement du Dôme. Même le fleuve n’avait pas été épargné. Sa surface était couverte de débris, pour certains encore rougeoyants. Il charriait peut-être aussi des cadavres dérivant lentement vers leur dernière demeure marine, mais Bisesa n’avait pas envie d’y regarder de trop près.
Elle était vaguement étonnée d’être encore en vie. Mais, dans l’ensemble, elle ne ressentait rien. Sa formation militaire lui avait appris à identifier cette impression de vide : un choc à retardement.
— Oh, dit Myra. Merci.
Bisesa se retourna. Une femme portant un plateau chargé de tasses en plastique passait au milieu de la foule apathique.
Myra but une gorgée et fit la grimace.
— Du bouillon de poule. En sachet. Beurk.
Bisesa but à son tour.
— C’est un miracle qu’ils aient pu s’organiser aussi vite. Mais… oui, beurk.
Elle se tourna vers la cité martyre. Elle n’avait guère l’habitude des villes et n’avait jamais beaucoup aimé la vie londonienne. Son engagement dans l’armée l’avait conduite dans les déserts d’Afghanistan. Puis son séjour sur Mir l’avait transplantée dans un monde pratiquement vide. Son appartement de Chelsea lui avait été légué par une tante qui l’aimait bien, il avait trop de valeur pour être refusé et c’était un pied à terre bien pratique pour elle et pour Myra, en attendant de le revendre un jour.
Mais depuis son retour, elle avait rarement quitté Londres. Après les étendues désertiques de Mir, elle avait pris plaisir à sentir les gens autour d’elle, le réconfort de millions de personnes en rangs serrés dans leurs bureaux et dans leurs appartements, dans les rues et dans les jardins, ou entassés dans les tunnels du métro. L’annonce de la tempête solaire n’avait fait que renforcer son attachement pour la ville, car celle-ci et la civilisation humaine qu’elle représentait étaient soudain menacées.
C’était un lieu aux racines profondes, dans son sol étaient enfouis les ossements de cent générations. Face à cela, même la fureur de la tempête solaire ne pesait pas d’un grand poids. Les Londoniens reconstruiraient, comme ils l’avaient toujours fait. Et les archéologues du futur, en fouillant le sol, trouveraient une épaisseur de cendres et de débris d’inondation coincée entre les strates de siècles d’histoire, comme les couches de cendres laissées par la reine Boudicca, le Grand incendie, le Blitz et toutes les tentatives avortées de détruire Londres par le feu.
Son attention fut détournée par une pâle lueur bleutée au-dessus du Dôme. Celle-ci était si faible qu’il était difficile de la distinguer à travers la fumée et Bisesa ne savait même pas si elle devait croire le témoignage de ses sens.
— Tu as vu ça ? demanda-t-elle à Myra. Là… ça recommence. Cette lumière bleue. Tu la vois ?
Myra regarda en plissant les yeux.
— Oui, je crois.
— Qu’est-ce que tu crois que c’est ?
— Sans doute l’effet Tcherenkov.
Après avoir été gavé pendant des années d’informations sur la tempête solaire, tout le monde avait une connaissance approfondie de ce genre de phénomènes. L’effet Tcherenkov s’observe par exemple autour d’un réacteur nucléaire. La luminosité qu’on peut y voir est un effet secondaire, une sorte d’onde de choc optique engendrée par les particules chargées qui se déplacent dans un milieu donné plus vite que la vitesse locale de la lumière.
Mais dans la succession complexe de phénomènes de la tempête solaire, ce n’était pas censé arriver, pas à ce moment-là.
— Qu’est-ce que tu penses que ça veut dire ? demanda Bisesa.
Myra haussa les épaules.
— Le soleil nous réserve quelque chose, je suppose. Mais on ne peut rien y faire, non ? Je crois que j’en ai assez de m’inquiéter, maman.
Bisesa prit sa fille par la main. Myra avait raison. Elles ne pouvaient rien faire d’autre qu’attendre, sous ce ciel anormal, dans un air qui irradiait une lueur bleutée, pour voir ce qui allait se passer.
Myra vida sa tasse.
— Je me demande s’il leur reste du bouillon.