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L’ASCENSEUR

Siobhan et Bisesa traversèrent la tente pour se rendre au centre de la plate-forme. Les enfants s’y étaient déjà attroupés, enfin distraits par quelque chose de plus intéressant que leur présence mutuelle.

L’objet au centre de toutes les attentions était une pyramide tronquée d’une vingtaine de mètres de haut. Sa surface recouverte de plaques de marbre miroitait au soleil. Cette construction banale allait devenir le point d’ancrage de l’ascenseur spatial, un filin constitué de nanotubes de carbone rejoignant l’orbite géosynchrone, trente-six mille kilomètres plus haut.

— Regardez-moi ça, dit Siobhan en montrant le ciel d’azur grouillant d’avions et d’hélicoptères. Pour ma part, je ne voudrais pas me trouver en l’air dans le coin pendant que des dizaines de milliers de kilomètres de câble en fullerènes dégringolent dans l’atmosphère…

Le Premier ministre d’Australie gravit d’un pas lourd l’escalier menant à une estrade dressée au sommet de la pyramide. Elle brandit un échantillon du câble que l’on faisait en ce moment même précautionneusement descendre dans l’atmosphère de la Terre. Il s’agissait en fait d’un ruban large de près d’un mètre mais épais d’à peine un micron. Elle prit la parole :

— Certains ont exprimé leur surprise quand l’Australie a été choisie par le Skylift Consortium comme site d’ancrage du premier ascenseur spatial au monde. Pour commencer, le fait qu’un ascenseur doive obligatoirement être ancré sur l’équateur est une idée reçue. D’accord, plus on s’en rapproche, mieux cela vaut, mais il n’est pas indispensable d’être juste dessus ; 32° plus au sud est bien suffisant. Et, pour de nombreuses autres raisons, ce lieu est idéal. Au milieu de l’océan, nous sommes peu exposés à la foudre et aux autres phénomènes météorologiques. L’Australie est un des endroits les plus stables du monde, du point de vue politique aussi bien que géologique. Et nous sommes à un saut de puce de la magnifique ville de Perth, qui se réjouit à l’avance de son rôle essentiel de plaque tournante du futur réseau de transports spatiaux…

Et ainsi de suite. C’était toujours comme ça avec les projets spatiaux, avait jadis expliqué Bud à Bisesa : un mélange de banalités et de prodiges. À terre, rivalités institutionnelles et politiques électoralistes florissaient comme toujours, mais aujourd’hui un câble allait vraiment tomber de l’espace sur les têtes de cette foule endimanchée : aujourd’hui se réaliserait sous le soleil un exploit technique qui aurait été du domaine du rêve dans l’enfance de Bisesa.

Bien sûr, cet ascenseur n’était qu’un début. Les projets pour l’avenir étaient stupéfiants : une fois l’accès à l’espace enfin ouvert, les astéroïdes seraient exploités pour leurs métaux, leurs minerais et même leur eau, et des centrales solaires de la taille de Manhattan seraient assemblées en orbite. C’était l’aube d’une nouvelle révolution industrielle et, avec l’abondance d’énergie gratuite disponible dans l’espace, les perspectives de croissance étaient illimitées. Les industries lourdes qui avaient autrefois fait tant de mal, entre autres l’exploitation minière et la production d’énergie, seraient désormais transférées à l’écart de la planète. Cette fois, la Terre serait réservée pour ce à quoi elle était bonne : abriter le plus complexe écosystème connu.

Le bouclier, premier grand programme de construction astronautique, était déjà détruit, même si des fragments en seraient à jamais exposés à la place d’honneur dans les musées de la planète. Mais la confiance que son succès avait procurée ne serait pas perdue.

L’espace n’était cependant pas qu’une affaire de mines et de centrales énergétiques. La tempête solaire avait légué à l’humanité de fascinants nouveaux mondes. Sur Mars, on découvrait désormais partout des traces de vie en dormance depuis un milliard d’années. D’autre part, une Vénus toute neuve attendait que l’homme vienne y poser le pied. La quasi-totalité de son atmosphère suffocante avait opportunément été balayée, laissant derrière elle un sol stérilisé qui refroidissait lentement… mais, selon certains spécialistes, la planète était terraformable et susceptible de devenir enfin une véritable sœur de la Terre.

Et, par-delà ces planètes métamorphosées, les étoiles et d’encore plus profonds mystères attendaient.

En cet instant crucial de l’histoire humaine, l’ancrage pyramidal du câble évoquait aux yeux de Bisesa la ziggourat qu’elle avait naguère visitée sur Mir, dans une antique Babylone ressuscitée par la distorsion spatio-temporelle des Premiers-Nés. Cette ziggourat était à l’origine du mythe biblique de la tour de Babel, suprême métaphore de l’orgueil humain dans son défi aux dieux.

Siobhan scruta le visage de Bisesa :

— Vous voilà bien songeuse…

— Je me demandais si quelqu’un d’autre ici pensait à la ziggourat de Babylone. J’en doute fort.

— Vous n’arrivez toujours pas à oublier Mir, hein ?

Bisesa haussa les épaules.

— Vous aviez raison, vous savez, dit Siobhan en lui étreignant le bras. À propos des Premiers-Nés. Les Œils que nous avons trouvés aux points troyens de Jupiter l’ont confirmé. Qu’en pensez-vous, maintenant ? Les Premiers-Nés ont déclenché une éruption solaire pour carboniser la planète… et pendant ce temps-là ils regardaient. Qui sont-ils… des sadiques ?

— Vous n’avez jamais été obligée de tuer une souris ? demanda en souriant Bisesa. Vous n’avez jamais entendu dire comment, dans les réserves d’Afrique, les gardes-chasse doivent réduire les populations d’éléphants ? Chaque fois, ce sont des choses qui brisent le cœur… mais on les fait quand même.

— Et, quand on doit le faire, on ne détourne pas la tête, acquiesça Siobhan.

— Non. On ne la détourne pas.

— Ils ont donc leurs contradictions, dit Siobhan d’un ton glacial. Il n’en reste pas moins qu’ils ont essayé de nous exterminer. Les regrets ne sont pas une excuse.

— Non.

— Et ça ne veut pas dire que nous ne devons pas les empêcher d’essayer encore.

Siobhan se pencha vers Bisesa et dit à voix basse :

— Nous avons commencé à les traquer. Il y a un tout nouveau télescope géant sur la face cachée de la Lune… Mikhaïl s’y implique fortement. Même les Premiers-Nés doivent obéir aux lois de la physique : ils doivent laisser des traces. Et, bien sûr, celles-ci ne peuvent pas être très discrètes ; il s’agit de chercher au bon endroit.

— Que voulez-vous dire ?

— Pourquoi supposer qu’il n’y a qu’ici que les Premiers-Nés sont intervenus ? Vous vous souvenez de Sigma Fornacis, l’éruption stellaire évoquée par Mikhaïl ? Nous commençons à envisager la possibilité que cet événement et un certain nombre d’autres n’étaient pas naturels, eux non plus. Et il y a Altaïr, d’où est venue cette géante gazeuse égarée. Selon Mikhaïl, pendant trois quarts de siècle, près de vingt-cinq pour cent des plus brillantes novæ que nous avons observées étaient concentrées dans un petit coin du ciel.

— Les Premiers-Nés au travail, dit Bisesa.

— Et, même si nous ne trouvons pas les Premiers-Nés eux-mêmes, dit Siobhan, nous en découvrirons peut-être d’autres qui fuient devant eux.

— Et ensuite ?

— Ensuite, nous partirons à leur recherche. Après tout, nous ne sommes pas censés avoir survécu. C’est peut-être l’intervention d’une de leurs factions, par votre intermédiaire, qui nous a envoyé un avertissement à temps pour nous sauver. Contre nous, les Premiers-Nés ont raté leur seule chance. Ils n’en auront pas d’autre.

Son ton était ferme, plein d’assurance. Mais il mit Bisesa mal à l’aise.

Mikhaïl avait vécu la tempête solaire, mais sur Mir Bisesa avait vu de ses propres yeux la stupéfiante reconstruction d’un monde, de toute une histoire ; elle savait que les pouvoirs des Premiers-Nés étaient bien plus étendus que pouvait l’imaginer Siobhan. Et elle n’avait pas oublié l’aperçu qui lui avait été accordé, sur le chemin du retour, du lointain avenir de la Terre… une éclipse, un territoire apparemment cautérisé par la guerre. Que se passerait-il si l’humanité était entraînée dans un conflit avec les Premiers-Nés ? Les humains seraient aussi désarmés que les personnages d’une tragédie grecque pris dans un affrontement entre dieux déchaînés. Elle avait le sentiment que l’avenir risquait d’être beaucoup plus compliqué, et même plus dangereux que ne le pensait Siobhan.

Mais ce n’était pas à elle qu’il appartenait de le façonner. Elle regarda les visages d’Eugene et de Myra, hardiment levés dans la lumière du soleil. L’avenir, avec toute sa richesse et ses dangers, reposait désormais entre les mains d’une nouvelle génération. C’était le début de l’odyssée de l’humanité dans l’espace et dans le temps, et nul ne pouvait dire où cela la mènerait.

Il y eut une exclamation collective et tous les visages se tournèrent vers le haut.

Bisesa s’abrita les yeux. Là, dans le ciel, parmi les essaims d’avions et d’hélicoptères, un ruban miroitant descendait de l’espace.