PROLOGUE
Tous les serviteurs du Vlagh furent durement touchés par sa fureur après que le « feu bleu » eut consumé tant de vaillants guerriers.
Pour les enfants du Vlagh, il est normal de mourir au combat quand c’est nécessaire, car leur destinée est d’obéir et de servir. Mais de trop nombreuses pertes affaiblissent la conscience collective qui nous guide tous. Et lorsqu’elle est moins forte, les adorateurs qui se consacrent à la gloire de notre maître adoré perdent un peu de la puissance dont ils ont besoin.
Les serviteurs les plus âgés racontent que le Vlagh s’est longtemps satisfait de vivre dans le nid qui nous abritait tous. Mais un jour, dans un lointain passé, le climat changea et il y eut de moins en moins de nourriture pour assurer notre subsistance. Très inquiet, le Vlagh chargea ceux que nous appelons les « chercheurs » d’explorer le reste du monde. À leur retour, ils annoncèrent que la nourriture abondait dans les montagnes qui entouraient notre terre natale.
Cette nouvelle réchauffa le cœur du Vlagh. Si les chercheurs, pensa-t-il dans son infinie sagesse, ramenaient de quoi manger à ses enfants, il pourrait en créer de nouveaux sans redouter qu’ils meurent de faim. Ainsi, aucun autre parent tapi dans son nid n’oserait plus envoyer ses rejetons nous disputer la nourriture, car ceux-ci se précipiteraient vers leur fin, laissant leur géniteur seul et désespéré au fond de sa tanière.
Aussi omniscient que sage, le Vlagh décida de modifier les serviteurs qui partiraient à la quête de la fabuleuse manne. Nos frères furent quasiment métamorphosés, car les humains qui vivaient autour de notre royaume étaient très intelligents et se servaient d’armes qui ne faisaient pas partie de leur corps.
Le Vlagh s’inquiéta beaucoup, parce qu’il n’est pas naturel qu’un être vivant, aussi méprisable soit-il, utilise pour se défendre autre chose que les attributs qu’il a reçus à la naissance. Mais si les humains en étaient capables, pourquoi les serviteurs de la conscience collective se seraient-ils privés de cet avantage ? D’autres chercheurs quittèrent alors le nid avec la mission de découvrir des créatures présentant des caractéristiques inhabituelles et utiles pour la chasse.
À leur retour, les chercheurs fournirent au Vlagh une multitude d’informations précieuses. Il existait, dirent-ils, d’étranges bêtes dépourvues de pattes mais munies de longs crocs acérés leur permettant de tuer une proie en un éclair. D’autres créatures, dotées de huit pattes et non de six, avaient le pouvoir de liquéfier l’intérieur du corps de leurs victimes puis d’aspirer la délicieuse bouillie de sang et d’organes. D’autres, protégées par de solides carapaces, pouvaient couper une proie en deux d’un seul coup de leurs énormes mâchoires plus dures que le plus solide des rochers.
Au terme d’une longue et puissante réflexion, le Vlagh décida que les crocs des bêtes privées de pattes étaient les armes les plus efficaces.
Au fil d’innombrables saisons, il envoya des générations de chercheurs étudier les montagnes qui se dressaient entre notre royaume et le pays du soleil couchant. Ils y trouvèrent des tunnels qui conduisaient de l’autre côté des pics et de minuscules nids en pierre abandonnés depuis longtemps par la vermine humaine. Ces ridicules demeures, décida le Vlagh, seraient précieuses pour tendre des pièges à nos ennemis.
Quand tout fut prêt, nous attendîmes que les dieux vieillissants du pays de Dhrall aient perdu un peu plus de leur lucidité. Au printemps dernier, jugeant que l’heure avait sonné, le Vlagh donna l’ordre de passer à l’action.
Quand nos guerriers attaquèrent la grande muraille qu’ils avaient bâtie, les humains crièrent de désespoir et de terreur. Et ils se seraient arraché les cheveux s’ils avaient su que d’autres serviteurs avançaient dans les tunnels ou se cachaient au cœur de leurs nids abandonnés.
Le Vlagh se réjouit, car la victoire semblait proche.
Hélas, ce n’était qu’une illusion. Deux grandes montagnes crachèrent du feu qui se déversa dans les tunnels et carbonisa nos glorieux guerriers. Le cœur brisé, le Vlagh souffrit beaucoup de la perte de ses enfants, partis en fumée comme s’ils n’avaient jamais existé.
Quand il apprit cette terrible nouvelle, il hurla de chagrin et de rage. Tous ses serviteurs l’imitèrent, affligés de sentir que la conscience collective était affaiblie par ce désastre.
Alors qu’ils arpentaient les terres des humains, les chercheurs firent une découverte stupéfiante. Pour communiquer, les vermisseaux à deux pattes utilisaient des sons émis par leur minuscule gueule. Très vite, car tel est l’incommensurable génie de la conscience collective, un grand nombre de chercheurs apprirent à imiter ce que les humains appellent la « parole ».
Nous en étions là quand le Vlagh décida de conquérir le pays des longs étés. Pour éviter une nouvelle catastrophe, des chercheurs allèrent repéra : le terrain et espionner les habitants de cette région.
Pendant qu’ils rassemblaient des informations, notre Vlagh mille fois vénéré donna la vie à des guerriers tels que nous n’en avions jamais vu. Avec leurs nouveaux attributs, ces combattants neutraliseraient toutes les armes qui avaient si bien aidé les humains du pays du soleil couchant.
Une nouvelle fois, les chercheurs revinrent au nid, et ils ne dissimulèrent pas leur mécontentement. Car les humains, annoncèrent-ils, leur avaient dit beaucoup de choses qui n’étaient pas vraies. En réalité, conclurent-ils, ces êtres mentaient la plupart du temps, et il valait mieux éviter de se fier à leurs propos, même quand on les obtenait par la ruse.
Cependant, les chercheurs ramenaient de leur mission une information qu’ils jugeaient fiable et importante. Même si le maître du pays des longs étés se nommait Veltan, un autre humain, Omago, était beaucoup plus puissant que le dieu.
Ignorant tout de son pouvoir, Omago ne l’avait jamais utilisé. Sa femelle, Ara, en savait long sur ce sujet, mais elle n’en avait jamais parlé avec son « mari » – un mot bizarre dont les chercheurs n’avaient pas réussi à comprendre le sens.
Quand les nouveaux guerriers furent arrivés à maturité, le Vlagh les lança à l’attaque. Comme lui, nous pensâmes que la victoire ne nous échapperait pas. Avant la prochaine saison, le pays des longs étés nous appartiendrait.
Hélas, il n’en fut rien, car des hordes d’humains vinrent défendre le royaume de Veltan et nous empêchèrent d’en prendre possession. Comme la première fois, nos adversaires utilisèrent des armes qui ne faisaient pas partie de leur corps.
Les bâtons volants tuèrent beaucoup de fidèles serviteurs du Vlagh. Nous connaissions l’existence de ces « flèches », ainsi que les nomment les humains, mais comment s’y prenaient-ils pour les faire voler ?
En réalité, affirmèrent certains d’entre nous, il s’agissait de créatures vivantes dressées par les humains. Volant quand ils le leur ordonnaient, ces bêtes au corps si mince tuaient également selon la volonté de leurs maîtres – qui leur indiquaient probablement une cible tandis qu’elles fendaient l’air.
Nous cherchâmes partout des bâtons qui nous obéiraient. Hélas, nous n’en trouvâmes pas.
Les humains utilisèrent d’autres armes, par exemple des bâtons plus longs et plus gros qui ne volaient pas mais tuaient tout aussi bien, leur bout très acéré traversant sans peine le torse de nos guerriers. Étrangement, ces pointes n’étaient pas en bois, comme si on les avait ajoutées volontairement pour nous faire mal…
Très vite, nous nous aperçûmes qu’une grande partie des humains que nous affrontions n’étaient pas les frères des habitants du pays du soleil couchant et de celui des longs étés.
Nous nous battîmes longtemps sur la pente et le Vlagh nous envoya sans cesse des renforts. Malgré notre vaillance, nous ne parvînmes pas à submerger les humains. Cachés derrière des rochers, ces lâches en sortaient uniquement pour éventrer nos héroïques frères.
Les plus fidèles serviteurs du Vlagh s’inquiétèrent quand il exigea de quitter son nid pour rejoindre le champ de bataille. À nos yeux, sa sécurité prime sur tout le reste, mais il ne partageait pas nos tourments. Il est immortel, c’est vrai, mais le conflit faisait rage dans le pays des longs étés, et sait-on jamais ce qui peut arriver ?
Bien sûr, nous obéîmes, car nous n’avions pas le choix.
Une autre horde d’humains arriva, venue de l’intérieur des terres du pays des longs étés. Ce groupe ne semblait pas s’intéresser beaucoup à nous combattre. Bizarrement, les vermines à deux pattes que nous affrontions s’écartèrent pour le laisser passer…
Ces humains dévalèrent la pente où nous étions massés comme s’ils ne nous voyaient pas. Nous avons appris à nos dépens, ces derniers temps, que nos adversaires ne sont pas stupides. Ceux-là devaient être différents, car ils couraient sans se soucier du danger vers quelque chose qu’ils semblaient être les seuls à voir.
Les nouveaux guerriers du Vlagh en tuèrent des milliers – et les autres fous, sans même s’en apercevoir, continuèrent à courir vers ce qui à nos yeux n’existait pas.
Soudain, une énorme quantité d’eau se déversa de la montagne, noyant les humains imbéciles et les valeureux guerriers qui les taillaient en pièces.
Une nouvelle fois, le Vlagh cria de désespoir. Conscients que l’eau était aussi dangereuse que le feu, ses plus fidèles serviteurs le ramenèrent dans son nid.
Désormais, le pays des longs étés resterait hors de notre portée…
Le désespoir du Vlagh fut profond, mais les chercheurs lui mirent un peu de baume au cœur en lui rappelant qu’il restait deux régions à envahir : le pays du soleil levant et celui des courts étés.
Parmi les guerriers, certains pensaient qu’il valait mieux attaquer le premier, et d’autres affirmaient qu’il fallait s’en prendre au second. La polémique tourna au conflit ouvert, et nos frères commencèrent à s’entre-tuer.
Pour mettre un terme à la boucherie, le Vlagh – que son nom soit à jamais loué ! – décida que nous attaquerions le pays des courts étés. Dès qu’il eut parlé, la paix revint entre les guerriers.
Pendant le combat précédent, les chercheurs avaient été intrigués par une variété de petits arbres qui pouvait dans certaines circonstances produire des flammes et de la fumée. Y voyant un moyen de tuer les humains sans prendre de risque, ils se procurèrent beaucoup de ces arbustes et, avec ravissement, découvrirent qu’ils partageaient généreusement le feu et la fumée dès qu’on les mettait en contact.
D’autres chercheurs partirent explorer le terrain et découvrirent un étroit passage qui traversait les montagnes pour déboucher dans le pays des courts étés. Une voie d’invasion des plus discrètes qui convenait parfaitement au plan de notre Vlagh vénéré.
Résolu à être plus prudent que jamais, il envoya en éclaireurs des chercheurs qui savaient imiter les étranges sons des humains. Ces braves mentirent aux vermines sur pattes – un juste retour des choses ! – et les convainquirent de se déclarer la guerre les unes aux autres. Car ces créatures, pourtant pensantes, détestent souvent plus leurs semblables qu’elles ne nous abominent. Une faiblesse dans leur raisonnement qui servait à merveille les objectifs du Vlagh…
Nous traversâmes des plaines désertes où il n’y avait rien à manger, puis nous nous engageâmes dans le défilé qui nous conduirait au triomphe.
Mais la vermine humaine, jamais à court d’idées, avait empilé des rochers pour nous barrer le chemin.
Par bonheur, nous disposions désormais d’une arme capable de les chasser de leur cachette. En mettant le feu à tous leurs petits arbres, les chercheurs produisirent tellement de fumée que les humains durent battre en retraite et nous céder le passage.
Le cœur du Vlagh s’emplit de joie, et il ordonna aux guerriers de se ruer vers le pays des courts étés, car la fumée des petits arbres – des serviteurs presque aussi dévoués que nous, à l’évidence – empêcherait les humains de rebrousser chemin pour les affronter.
Certains de triompher, nos valeureux combattants accélérèrent le pas.
Mais une vermine humaine qui n’était pas une paysanne, contrairement à la majorité de ses semblables, utilisa contre nous une arme que nous n’avions jamais vue. Au cours des précédentes guerres, nous avions dû faire face au feu, mais celui-là n’était pas jaune. Presque aussi bleu que le ciel, il s’engouffra dans le défilé et carbonisa tous les serviteurs du Vlagh qui avançaient d’un pas martial vers le triomphe.
Une inconcevable horreur ! Pourtant, nous n’étions pas au bout de notre calvaire. À la sortie du défilé, une colonne de feu plus haute que les défenses bâties par les humains empêcha soudain que nous tentions une nouvelle invasion. Et les flammes bleues semblaient vouloir brûler jusqu’à la fin des temps…
Dans sa fureur, le Vlagh prêta l’oreille à la proposition d’un chercheur – une suggestion qu’il n’aurait même pas daigné entendre s’il avait été plus calme.
Puisqu’il ne restait plus qu’une région sur quatre accessible, dit le chercheur, les humains n’auraient aucun mal à prévoir où se produirait la prochaine attaque, et ils réuniraient toutes leurs forces pour la repousser.
— Vlagh mille fois béni, il te faudra beaucoup de guerriers pour forcer les défenses de la vermine à deux pattes. Peux-tu donner le jour à des multitudes de serviteurs ? Ainsi, nous serons beaucoup plus nombreux que lors des trois précédentes attaques.
— Cette fois, nous serons innombrables, répondit le Vlagh. Une marée de guerriers fraîchement éclos déferlera sur le pays du soleil levant. Mes enfants se nourriront de la chair des viles créatures qui grouillent comme des vermisseaux sur cette terre, et nul ne m’en contestera plus jamais la possession.
Nous n’osâmes pas rappeler au Vlagh que tant de naissances épuiseraient pour longtemps sa fécondité. Et que se passerait-il s’il n’y avait plus, un jour, assez de véritables serviteurs pour prendre soin de lui ?
Très prudemment, nous tentâmes d’orienter sa réflexion, mais il ne s’en aperçut pas et nous ordonna de le conduire immédiatement dans la grotte des naissances.
Bien entendu, nous lui obéîmes.
Mais si un nouveau désastre venait à se produire, il n’y aurait pas assez de petits, dans les prochaines couvées, pour s’occuper du Vlagh et satisfaire ses besoins. Au bout du compte, il risque même d’être contraint de vivre seul dans son nid…