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Peu après l’aube, les chefs des Extérieurs et Arc-Long le taciturne rejoignirent les deux dieux sur le balcon qui faisait le tour de la salle de guerre.

— La carte en relief semble très différente, dit l’archer.

Après le départ de la dame de lumière et de Balacenia, le maître du Nord avait effectivement modifié la maquette en argile.

— Nous en avons terminé avec ma région du pays de Dhrall, répondit-il. J’ai jugé utile que nous ayons une carte du domaine d’Aracia… En principe, nous aurions dû lui demander de la fabriquer, mais elle ne quitte presque jamais son temple et ses informations n’auraient pas été fiables.

— Être adorée lui prend sans doute beaucoup de temps, dit Sorgan Bec-Crochu en étudiant la maquette fort bien éclairée. Sur cette carte, où sont situés le temple et la cité dont tout le monde fait si grand cas ?

Dahlaine tendit une main. Un rayon de lumière jaillit de son index et éclaira un point précis, sur la côte est du domaine.

— Très pratique, ton petit truc, dit Sorgan, admiratif.

— Il marche pas trop mal…, concéda Dahlaine, modeste mais secrètement ravi du compliment.

— Et le col de Long, où est-il ? demanda le capitaine.

Le rayon lumineux se déplaça jusqu’à une baie, toujours en direction de l’est, où venait se jeter un grand cours d’eau.

— Si la carte est exacte, la rivière Long est très loin du temple d’Aracia.

— La côte est du pays de Dhrall est inondée presque tous les ans, dit Dahlaine. Ma sœur ne voulant pas que son fief soit sans cesse détruit, elle l’a fait construire plus au sud, le plus loin possible des cours d’eau qui descendent de la montagne. Dans ce secteur, le sol est un peu marécageux, mais les ouvriers d’Aracia ont créé des fondations solides avant d’ériger la cité et le temple.

— Quand ont-ils bâti tout ça ? s’enquit Keselo.

— Eh bien… Il y a huit à dix siècles, je dirais… Qu’en penses-tu, Zelana ?

— Je n’en sais rien, mon frère. À l’époque, je vivais dans ma grotte, sur l’île de Thurn.

— Les prêtres qui adorent votre sœur ont-ils fait cultiver des champs autour du temple ? demanda Sorgan.

— Non, répondit Dahlaine. Les fermiers du domaine leur fournissent assez de nourriture pour que leur bedaine ne désenfle jamais.

— L’obésité semble très répandue parmi les religieux, fit remarquer Arc-Long.

— Une maladie professionnelle, dit Zelana. Les prêtres passent le plus clair de leur temps à s’empiffrer.

— Certains deviennent si gros que leur cœur finit par lâcher, ajouta Dahlaine.

— Voilà qui est intéressant, intervint Lièvre. Si nous empilons vingt ou trente tonnes de nourriture sur les marches du temple, les gros lards se feront exploser la panse en moins d’une semaine, et nous en serons débarrassés.

— J’aime bien ce plan, mon frère, dit Zelana. Éliminer les prêtres de cette façon ne reviendrait pas à les tuer directement. S’ils se goinfraient jusqu’à en crever, ce ne serait pas vraiment notre faute…

Dahlaine jeta un coup d’œil furtif au plafond.

— Tu devrais en parler avec Mère, ma sœur… Si les prêtres meurent d’indigestion à cause de notre manne, ce sera un peu comme si nous les avions empoisonnés, non ?

— Quel trouble-fête…, marmonna Zelana. Tu imagines les hauts cris que pousserait notre sœur si elle découvrait un matin que tous ses adorateurs adipeux sont morts dans la nuit ?

— Gardons cette idée en réserve pour l’instant…, conclut Dahlaine. Et revenons-en aux choses sérieuses. Narasan, selon toi, qui dirige le clergé d’Aracia ?

— Le Takal Bersla, répondit le Trogite. Il est aussi gros que l’Adnari Estag de l’Église d'Amar – avant qu’une araignée géante s’occupe de son cas. Bersla est un adorateur professionnel. Chaque jour, il passe des heures à déclamer des compliments à Aracia, qui est fascinée par sa façon de débiter des âneries. Un jour, peu après notre arrivée au temple, Padan a consigné ce qu’il considère comme un record : six heures de discours laudateur ininterrompu. Après cet exploit, Bersla a dévoré de quoi nourrir cinq ou six personnes normales, puis il s’est remis à la parlote pendant sept nouvelles heures. Ce type n’est jamais à court de souffle, et Aracia ne s’en lasse pas. Au contraire, elle en redemande !

— Dahlaine, dit Zelana, je crains qu’elle ne s’arrange pas… Elle est intoxiquée à l’adoration comme un pochard à la bière…

— Ce n’est pas bon signe, dit Sorgan. Si elle en est là, nous aurons du mal à la ramener à la réalité.

— Ce n’est pas sûr, cousin, intervint Torl. Si Bersla est l’adorateur en chef du clergé, il suffirait qu’il ne se réveille pas un matin pour qu’Aracia redevienne presque normale…

— Sans doute, concéda Sorgan, mais comment savoir s’il aura l’obligeance de mourir dans un futur proche ?

Torl sortit de sa botte une dague à la lame très pointue.

— Il suffira de le lui demander gentiment, si tu vois ce que je veux dire…

— C’est une voie à explorer, Dahlaine, déclara Sorgan. Si on amène le cadavre de Bersla à Aracia, un matin, alors qu’elle se pavane sur son trône, elle comprendra qu’un assassin s’est introduit dans le temple pour faire la peau au gros lard. Si je lui dis que les blessures ont été provoquées par les crocs d’un monstre du Vlagh, elle décidera de me prêter l’oreille et de prendre au sérieux mes prochains propos. Je peux même l’affoler en prétendant que des monstres grouillent dans le temple et éventrent ses prêtres par dizaines.

— Et si elle veut voir les dépouilles ?

— Nous lui en montrerons, voilà tout ! Torl devra affûter sa lame sept ou huit fois par jour, mais ce n’est pas un problème pour un type comme lui.

— Merci du compliment, cousin.

— Il vient du cœur, vieux frère…

 

— Selon moi, dit Arc-Long un peu plus tard, la distance qui sépare le col de Long du temple d’Aracia jouera en votre faveur. Vous gagnerez la baie, les Trogites débarqueront et Sorgan continuera sa croisière pour aller calmer Aracia. Ses prêtres et elle ne sauront jamais que Narasan et ses hommes sont dans le col, donc ils ne risqueront pas de leur ordonner de venir défendre la cité.

— C’est très bien vu, Arc-Long, dit Narasan. Je suis sûr que Bersla se soucie uniquement du temple. Ce qui peut arriver aux autres habitants du domaine ne l’intéresse pas. Si les monstres envahissaient tout sauf le temple, il s’en ficherait comme de sa première soutane !

— Voilà qui me donne une idée, capitaine Bec-Crochu, dit Keselo. Vous devriez envoyer de faux éclaireurs qui feront des rapports fantaisistes à Aracia. S’ils prétendent que des monstres dévorent les paysans partout dans le domaine, les prêtres se terreront dans le temple et ils n’oseront plus mettre le nez dehors. En somme, ils seront prisonniers de leur peur…

— Et ils ne nous traîneront plus dans les jambes, ajouta Sorgan. (Il regarda son ami Narasan.) tu es allé dans la cité, pas moi… Dans les environs du temple, as-tu vu des matériaux de construction ? Des pierres ou des rondins, par exemple ? Si nous devons faire semblant d’ériger des défenses, il faudra avoir de quoi les bâtir.

— N’espère pas trouver des pierres ou des rondins dans une région marécageuse, Sorgan…

— Dans ce cas, il faudra démolir le temple et se servir des blocs pour ériger des fortifications.

— Notre sœur sera folle de rage si tu fais ça, capitaine, dit Zelana.

— Et on entendra ses prêtres hurler à dix lieues à la ronde, ajouta Dahlaine.

— Pas quand mes éclaireurs seront revenus avec leurs fausses nouvelles, assura Bec-Crochu. Lorsqu’ils les auront entendues, les gros lards proposeront même de nous aider ! Quelle est la taille de ce temple, Narasan ?

— Eh bien… C’est un carré dont chaque côté mesure environ cinq mille pieds…

— Tu plaisantes ?

— Capitaine, les prêtres l’agrandissent depuis des siècles, rappela Dahlaine.

— Avec autant de pierres, on doit pouvoir construire de sacrées fortifications, déclara la reine Trenicia.

— Mais pour ne pas entendre les cris de rage des prêtres, dit Veltan, vous devrez porter des bouchons de cire dans les oreilles pendant des semaines.

— Pas si les mensonges de mes éclaireurs sont convaincants, insista Sorgan. Si on leur parle d’insectes géants qui bouffent le foie d’un être humain en un clin d’œil, ils se cacheront dans le premier trou venu et nous laisseront faire tout ce que nous voudrons.

— J’adore cette idée ! s’exclama Narasan.

— Dans ce cas, nous allons la mettre en application, mon ami, dit Sorgan avec un grand sourire.

Zelana se réjouit intérieurement. La surprenante amitié entre les deux Extérieurs devenait plus forte chaque jour. Désormais, ils semblaient prêts à tout pour s’aider mutuellement.

Pendant que leurs hommes se préparaient à la longue marche vers la côte orientale du domaine de Dahlaine, Sorgan, Narasan et leurs seconds passèrent le plus clair de leur temps à étudier la carte en relief.

— J’aurai besoin des bateaux dès que tes pirates auront débarqué près de la cité d’Aracia, rappela le général trogite à son ami. N’oublie pas que la moitié de mes soldats attendront encore ici, sur la côte.

— Pas de problème, répondit le Maag. Les navires encombreraient le port, de toute façon… Et si les prêtres les voient trop longtemps, ils risquent de vouloir se les approprier, histoire d’aller convertir les poissons en haute mer. Dis-moi, comment les habitants appellent-ils leur ville ? Pas le « temple », tout de même ?

— Aracia et son clergé ne parlent que du temple. Pour eux, ce qui est autour ne compte pas. Les gens qui vivent près du fief ont peut-être un nom pour l’endroit où ils résident, mais nous ne le connaissons pas. À bien y réfléchir, je me demande si les prêtres ont conscience de l’existence de ce que nous nommons la « cité ». Il est bien possible que non…

— C’est idiot !

— Sorgan, cet adjectif vient à l’esprit de tous les gens sensés, dès qu’ils parlent d’un clergé – n’importe lequel, vieux frère !

Sans cesser d’étudier la maquette, Arc-Long fit signe au capitaine d’approcher.

— Quelque chose te tracasse ? lui demanda le pirate quand il eut rejoint l’archer.

— Pas pour le moment, ami Sorgan. Mais je viens de m’apercevoir que la plupart de tes drakkars mouillent dans la baie.

— Encore heureux ! s’écria Sorgan. J’ai chargé Skell de les empêcher de filer.

— Quand nous serons dans le col de Long, dit Arc-Long, des archers supplémentaires nous seraient bien utiles. De là où ils sont, tes drakkars pourraient gagner en quelques jours le village de Vieil-Ours. Des centaines d’archers d’élite sont en train de s’y tourner les pouces. Si Skell allait les chercher, ils arriveraient sans doute à temps pour combattre à nos côtés dans le col.

— Encore une très bonne idée, Arc-Long, approuva Bec-Crochu. Ça garderait mes marins occupés, et Narasan ne crachera sans doute pas sur des renforts…

— Voilà qui est certain ! déclara le Trogite. Toute aide sera la bienvenue.

Arc-Long étudia la carte quelques instants de plus, puis il se tourna vers ses amis.

— Vous voyez ces basses montagnes qui courent tout au long de la côte est du pays de Dhrall ? Quand nous les atteindrons, je conduirai les archers de Tonthakan sur ce chemin, et ceux de Vieil-Ours ne seront pas très loin de nous. Nous atteindrons sûrement notre position dans le col avant que les hommes de Narasan soient sur place pour construire leurs fortifications. Un bon moyen de leur éviter une mauvaise surprise quand ils arriveront.

— J’en parlerai à Skell…, dit Sorgan. Narasan, combien de fortifications comptes-tu ériger ?

— Autant que possible, en fonction du temps que me laissera le Vlagh. Si c’est faisable, il y en aura tout au long du col, à mille cinq cents pas d’intervalle au maximum. Les monstres du Vlagh détestent que des obstacles se dressent sur leur chemin, et je n’ai pas l’intention de leur simplifier la vie.

— Et s’ils utilisent la même tactique que dans les Gorges de Cristal ? demanda Lièvre. Vous savez, nous enfumer pour que nous abandonnions les défenses…

— Veltan et moi nous occuperons de ce problème, dit Dahlaine. Mais je doute que nos ennemis tentent de refaire ce coup-là. Le vent dominant, dans cette région, souffle de l’est, et il leur renverrait leur fumée mortelle à la figure.

— Le Vlagh risque de ne reculer devant aucune manœuvre désespérée, grand frère, rappela Veltan. Les trois autres régions lui sont désormais inaccessibles. S’il perd cette guerre-là, il restera coincé jusqu’à la fin des temps dans les Terres Ravagées. Pour gagner, il sera prêt à tout.

— Eh bien, nous ferons en sorte qu’il n’y arrive pas, conclut le maître du Nord.

 

Quelques heures plus tard, alors que tous les Extérieurs étaient partis se coucher, Zelana et ses deux frères répugnaient toujours à sortir de la salle de guerre. Sans savoir pourquoi, ils auraient juré que la dame de lumière n’allait pas tarder à venir leur donner de nouvelles instructions.

Arc-Long était resté avec eux, sans daigner dire pourquoi, comme d’habitude.

Vers minuit, la porte s’ouvrit pour laisser passer Balacenia et l’apparition enveloppée de brume.

— L’un d’entre vous devra accompagner Sorgan chez Aracia, dit la Mère sans préambule.

— J’irai, proposa Veltan. Aracia me prend pour un éternel adolescent dépourvu de cerveau. Du coup, elle ne se méfiera pas de moi.

— Bonne idée, Veltan, répondit l’apparition. Garde un œil sur Aracia. Sa raison n’est pas loin de chanceler, et si elle devient folle, tu devras prévenir aussitôt Zelana et Dahlaine. Ensemble, vous devrez peut-être intervenir pour l’empêcher de violer les règles. Nous ne pouvons pas nous permettre de la perdre.

Arc-Long ne dit rien, comme toujours, mais il ne cacha pas sa stupéfaction. Quand Balacenia et sa compagne eurent quitté la grotte, il éclata de rire.

— Quelle mouche te pique ? demanda Zelana, étonnée par cette réaction atypique.

— Rien d’important… Vraiment, rien du tout…, assura l’archer.

Sans pouvoir dire pourquoi, Zelana trouva le comportement du Dhrall agaçant au possible.