1

Quand l’armée de Narasan quitta le mont Shrak pour gagner la côte est du domaine de Dahlaine, le colonel Andar se félicita que Deux-Mains, le chef des Matans, lui ait offert un épais manteau en peau de bison.

Au début de l’hiver, il faisait déjà très froid dans les plaines de Matakan. À Kaldacin, où Andar avait grandi, la mauvaise saison était très rude, et les mares gelées n’avaient rien d’un spectacle exceptionnel. Mais le colonel n’avait jamais vu un point d’eau transformé en un seul bloc de glace géant.

Andar se tourna vers le Matan qui marchait à côté de lui.

— Tlindan, où trouvez-vous de quoi boire, en hiver ?

— Dans des mares comme celle-là.

— Elle est complètement gelée !

— Eh bien, il suffit de la faire fondre. En général, nous utilisons plutôt de la neige, mais la glace convient tout aussi bien. Pour tout te dire, nous ne sortons pas souvent pendant les mois les plus froids. Nous restons dans nos cabanes, avec un bon feu allumé en permanence. Un chaudron de neige met environ une heure pour fondre. C’est beaucoup plus long avec de la glace, mais ça marche aussi…

— Comment faites-vous quand vous êtes dehors par un froid pareil ?

— Le meilleur moyen est de piler la glace avec une hachette. Une hache de guerre fait de trop gros éclats. On cherche à obtenir les plus petits morceaux possibles, parce qu’ils fondent plus vite. Quand on en a assez, on les jette dans une casserole, puis on ajoute une bonne poignée d’herbe séchée – nous en avons toujours sur nous –, on la pose sur le sol, on met la casserole dessus et on enflamme l’herbe. En quelques instants, on a de quoi se désaltérer.

— L’eau n’est pas trop chaude, si on la boit tout de suite ?

— Si c’est le cas, il suffit d’y ajouter un morceau de glace… En hiver, je n’aime pas boire froid. Quand une délicieuse chaleur se répand dans l’estomac, on se sent tout de suite beaucoup mieux. Sauf en ce qui concerne les pieds, bien sûr. Pendant la mauvaise saison, tout le monde a les orteils gelés en permanence.

— Comment peut-on vivre dans un pays pareil ?

— La chasse est très bonne, ici, et l’hiver ne dure pas si longtemps que ça. Comme je te l’ai déjà dit, nous sortons très peu quand il fait froid. Une bonne occasion de rattraper le sommeil en retard. Une sieste de douze heures, c’est merveilleux quand il n’y a rien à faire hors de chez soi. Un homme qui se repose comme ça est en pleine forme quand arrive le printemps.

Andar leva les yeux et sonda le ciel.

— Ces nuages… Il y en a tous les jours, en hiver ?

— Quasiment, oui… Mais Dahlaine intervient beaucoup sur le climat, cette année. D’habitude, nous avons droit au blizzard.

— Le blizzard ?

— Un vent qui charrie de la neige. Quand il est fort, il peut déposer sur le sol une couche de neige de douze pieds de haut. Et en moins de trente-six heures, en plus de ça ! Quand il y a une tempête, personne ne met le nez dehors. À part ça, ce n’est pas une mauvaise chose. Au moment du dégel, au printemps, l’herbe reçoit beaucoup d’eau, et elle pousse très vite. Chasser des bisons bien nourris est la chose la plus agréable au monde. Si on sait comment s’y prendre, le climat est un formidable allié. (Tlindan regarda à son tour le ciel.) Nous devrons bientôt nous arrêter et dresser le camp. La nuit ne va pas tarder.

— Quoi ? Il est à peine midi !

— Nous sommes dans le Grand Nord, ne l’oublie pas. Ici, en hiver, les jours durent à peine six ou sept heures…

— Nous continuerons cette conversation plus tard, dit Andar. Je dois aller prévenir Narasan qu’il fera bientôt nuit.

Le Trogite remonta rapidement la colonne.

— Général, je crois que nous avons un problème, annonça-t-il.

— Encore ? soupira Narasan.

— Il fera bientôt noir. Un Matan vient de me le dire…

— Andar, il est à peine midi…

— Oui, mais dans le Grand Nord les jours sont très courts.

— Dans ce cas, je vais devoir parler à Dahlaine… Nous avons un long chemin à faire. Si les journées filent à cette vitesse, nous arriverons en été !

 

— Ce n’est pas un gros problème, Narasan, dit Dahlaine quand le Trogite lui eut confié ses soucis. Tu te souviens de mon soleil domestique ? Il nous a beaucoup aidés dans le domaine de Veltan. Comme le banc de brouillard de Zelana…

— J’aurais dû me rappeler, marmonna le général. Combien d’heures de jour supplémentaires nous fournira ton soleil ?

— Combien en veux-tu ? Il adore donner de la lumière, tu sais ?

Narasan balaya du regard le paysage gelé.

— Et il produit aussi de la chaleur, si je ne m’abuse ?

— Quand Ashad était petit, ce soleil réchauffait agréablement ma grotte…

— C’est un bienfait encore plus important que la lumière… Dahlaine, j’admets que ça ne me regarde pas, mais la chaleur et le froid ne vous affectent pas de la même manière que nous, pas vrai ?

— Je sais simplement qu’ils existent… Je vois où tu veux en venir, général, et c’est une très bonne idée. Si mon soleil vous éclaire et vous réchauffe, tes hommes et toi couvrirez plus de distance chaque jour.

— Nous gagnerions une lieue, confirma le Trogite, et peut-être même un peu plus. Cela dit, ça risque de perturber un peu mes soldats…

— Et pourquoi donc ?

— Quatre lieues par jour et pas un pouce de plus ! C’est la règle dans l’armée trogite. Un homme entraîné peut faire bien plus que ça, mais les soldats estiment que ça revient à leur imposer une « marche forcée ». C’est une coutume militaire, et mon peuple est très attaché à ses traditions… En réalité, c’est une simple moyenne, très basse à cause de tous les tracas qu’on rencontre quand on met en mouvement une centaine de milliers d’hommes.

— Général, tu ne penses pas que les pauses ont quelque chose à voir là-dedans ? demanda Andar.

— Les pauses ? s’étonna Dahlaine.

— Une autre coutume. Toutes les heures, nous sommes tenus d’accorder quinze minutes de repos aux soldats pour qu’ils reprennent leur souffle. En montagne, ce n’est pas absurde, mais sur un terrain plat… Je crois qu’il est temps d’abolir cette règle idiote ! Si nous gagnons une lieue par jour, nous arriverons à destination bien plus tôt que prévu. Selon moi, ça vaut le coup de bousculer les traditions. Et s’il fait plus chaud, nous n’aurons plus à redouter le blizzard, n’est-ce pas ?

— Tes soldats vont râler ferme, dit Dahlaine, mais je crois avoir un moyen de leur rendre leur bonne humeur. Voyons ce que peut faire mon soleil. Un temps de plein été serait exagéré, mais un début d’automne devrait convenir.

— Je m’en remets à ton jugement, seigneur Dahlaine.

— Tu as l’esprit vif, Narasan, je suis très impressionné par ton inventivité et ton aptitude à faire la synthèse d’éléments disparates.

— C’est le travail d’un bon chef. Ses hommes lui proposent des dizaines d’idées, et il doit les combiner pour mettre au point un plan qui fonctionne. Dans mon armée, il y a beaucoup de gens plus intelligents que moi, et ça ne me dérange pas. Mon boulot est de tirer le meilleur de leurs différentes idées. Bref, d’imaginer une stratégie prometteuse qui ne risque pas de coûter la vie à trop de soldats…

 

— Tu ne te serais pas trompé d’uniforme, Padan ? demanda Andar à son ami alors qu’ils venaient de se lever, le lendemain très tôt.

— Je suis censé ressembler à un Maag. C’est une idée de Narasan, et Bec-Crochu l’a trouvée bonne. Les pirates ne sont pas très doués pour défendre les villes. En fait, leur vocation est plutôt de les raser… Je resterai en retrait, pour que les prêtres ne me reconnaissent pas, et je conseillerai Sorgan quand il en aura besoin. L’idée est de bâtir des fortifications qui auront l’air imprenables aux yeux des gros lards d’Aracia. Je ne suis pas aussi bon que Gunda, en matière de génie militaire, mais ce que j’imaginerai devrait faire illusion.

— Jusqu’à ce que le vent se lève, railla Andar.

— C’est malin, ça, grogna Padan.

Puis il se gratta furieusement les joues.

— Une allergie ? demanda Andar.

— Sorgan pense que je dois me laisser pousser la barbe. Presque tous les Maags en ont une, donc il faut laisser libre cours à mon système pileux. Ce fichu capitaine n’a pas jugé bon de mentionner les démangeaisons.

— Les Maags ne s’en aperçoivent pas, mon vieux ! Pour des types qui passent leur temps sur l’eau, on croirait qu’ils se lavent plus souvent que ça… Je parie qu’ils abritent tous des colonies de puces et de poux…

— Tu me parais bien grognon, aujourd’hui…

— Le mal du pays… Kaldacin me manque. La corruption y règne et l’air empeste, mais c’est mon foyer.

— Si Dahlaine ne se trompe pas, nous allons livrer notre dernière guerre au pays de Dhrall. Les monstres du Vlagh n’ont plus qu’une voie d’invasion. Quand nous leur aurons fermé la porte au nez, il sera temps de rentrer chez nous pour compter tranquillement notre or.

— L’empire sera beaucoup plus fréquentable, maintenant que l’Église d’Amar n’existe plus. Padan, as-tu remarqué les troublantes similitudes entre les prêtres de sainte Aracia et ceux d’Amar ?

— Ils sont tous obèses, répondit Padan. Au fait, je ne t’ai jamais félicité pour l’horrible histoire que tu as racontée à ce crétin de Bersla…

— Ce n’était pas que des affabulations, mon ami. Nous avons tous entendu d’affreux récits sur les famines qui sévissent régulièrement ici ou là. Quand les gens crèvent de faim, ils en viennent parfois au cannibalisme. En principe, ils ne dévorent que les morts, c’est vrai… Mais j’étais certain que l’idée qu’on le bouffe vivant mettrait un peu de plomb dans la cervelle de cet imbécile.

— Ses yeux ont failli sortir de leurs orbites, et ses cheveux se sont dressés sur sa tête comme s’il avait été touché par la foudre. À mon avis, il a compris le message.

— On peut l’espérer, en tout cas… Son complexe de supériorité m’a tapé sur les nerfs. Pour lui, le peuple du domaine de l’Est est une sorte de bétail dont la tâche consiste à le nourrir. Comme elle est folle à lier, Aracia gobe tout ce que lui raconte cet ignoble poussah.

— Ça m’ennuie un peu de le reconnaître, dit Padan, mais l’idée de Keselo est géniale, comme d’habitude. Si des éclaireurs prétendent que les monstres du Vlagh approchent et qu’ils sont affreux, les prêtres se réfugieront dans les sous-sols du temple et ils n’auront aucune idée de ce qui se passe vraiment. Ces imbéciles ne s’apercevront même pas que Sorgan démonte leur fief pour construire des fortifications !

 

Grâce à la lumière et à la chaleur fournies par le soleil domestique de Dahlaine, les soldats avancèrent beaucoup plus vite que le premier jour et ils atteignirent la chaîne de montagnes bien plus tôt que prévu.

Andar apprécia beaucoup ces petits monts, car ils lui rappelèrent la chaîne qui se dressait au sud de Kaldacin. Dans les domaines de Zelana, de Veltan et de Dahlaine, il s’était senti écrasé par les hauts pics déchiquetés.

D’après Keselo, le jeune érudit trogite, les montagnes étaient un peu comme les êtres humains. Avec l’âge, leurs angles s’arrondissaient et elles devenaient beaucoup plus sympathiques…

— Nous avons assez marché pour aujourd’hui, annonça le général Narasan. Que les hommes commencent à dresser le camp. Nous nous séparerons demain. Un conseil de guerre préalable ne serait pas inutile…

— Bonne idée, approuva Dahlaine. Arc-Long nous a dit qu’il passerait par les montagnes pour gagner le col de Long avec les Tonthakans, les Matans et les cavaliers malavis. Les Trogites et les Maags continueront vers la côte, puis ils navigueront en direction du sud. C’est ce qui a été décidé au mont Shrak, et ça me semble toujours un bon plan.

— Tu ne leur as rien dit, je parie ? lança le Malavi Ekial à l’archer à la triste figure.

— Je ne voulais pas inquiéter Dahlaine et Zelana…

— Nous inquiéter ? répéta la maîtresse de l’Ouest. Que mijotes-tu encore, Arc-Long ?

— Je guiderai nos amis, répondit l’archer, mais en marchant très loin devant eux. Kathlak, Ekial et Tlantar Deux-Mains savent où nous allons, et ils n’auront pas besoin de moi pour avancer dans la bonne direction. Je jouerai les éclaireurs pour m’assurer que les monstres n’ont pas déjà investi les montagnes. Ensuite, je descendrai le col de Long pour gagner la côte. Je serai sans doute là quand les bateaux arriveront, et je pourrai informer nos amis de tout ce que j’aurai vu en chemin.

— C’est bien trop risqué, dit Zelana. Tu ne dois pas t’aventurer seul dans ces montagnes.

— Tu peux m’accompagner, si tu y tiens… Il faut que quelqu’un explore le terrain. Un homme qui connaît assez les serviteurs du Vlagh pour savoir ce qu’ils cherchent… Zelana, je suis le meilleur expert en matière de monstres et j’ai appris à les empêcher de me repérer. Après tant d’années à les chasser, je ne risquerai rien…

— Tu n’en démordras pas, je parie ?

— C’est l’idée générale de mon petit discours, oui… Tu t’inquiètes trop, Zelana. Si tu n’y prends pas garde, ça te fera vieillir avant l’âge.

— Je suis déjà très vieille !

— Mais tu n’aimerais pas que ça se voie, j’en suis sûr… Tout ira bien, je te l’assure. Je sais que faire et comment-le faire. Personne d’autre ne peut en dire autant. (Arc-Long regarda ses amis.) J’ai conscience que vous voudriez tous m’aider, mais vous me ralentiriez. Rendez-vous sur la côte, dans quelques jours.

L’archer se détourna et partit à grandes enjambées.

Andar aurait juré que la décision d’Arc-Long lui était en partie dictée par son caractère ombrageux. Au fond de son cœur, l’archer n’aimait pas vraiment la compagnie des autres. Et en tout cas, il n’en avait pas besoin.

L’homme le plus solitaire que le Trogite eût jamais rencontré…