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Depuis le début, Andar gardait soigneusement pour lui son opinion sur la reine Trenicia. Cela dit, elle était toujours dans le coin quand il voulait parler à Narasan, et ça lui tapait sur les nerfs. Elle ne se mêlait jamais de ce qui ne la regardait pas, mais… Eh bien, le Trogite ne se sentait pas très à l’aise en sa présence.

Était-ce à cause de l’énorme épée qu’elle portait au côté ? Selon Andar, les femmes n’étaient pas censées trimbaler des armes pareilles. À ses yeux, elles devaient être douces, gentilles – et dociles, bien entendu. Bref, la simple existence de Trenicia lui semblait violer une loi naturelle qui existait depuis le commencement des temps.

Cela dit, il n’avait jamais entendu parler de l’île d’Akalla avant que la flotte trogite ait mouillé dans le port de la cité-temple d’Aracia, quelques mois plus tôt. Imaginer un endroit où les femmes dominaient les hommes dépassait les possibilités intellectuelles de l’officier. Selon lui, un homme régnait sur l’île, et Trenicia n’était que sa marionnette.

Pourtant, elle pouvait courir pendant une demi-journée et ses épaules étaient plus larges que celles d’Andar.

Bref, Trenicia avait toutes les qualités d’un guerrier, à part le sexe. Bizarrement, Narasan lui manifestait un profond respect, et il semblait s’entendre très bien avec elle.

Pendant qu’il marchait, Andar continua à réfléchir à ce sujet fascinant. Trenicia n’était pas faite pour partir en campagne avec une armée. En principe, elle aurait dû se pavaner dans un palais, entourée de serviteurs prêts à satisfaire ses moindres désirs.

En principe…

La vision du monde d’Andar partait en miettes, et il détestait ça.

— Je savais bien que nous aurions dû rester chez nous…, marmonna-t-il dans sa barbe.

 

Quand les soldats atteignirent la côte, les navires trogites mouillaient toujours dans la baie où ils avaient débarqué l’armée avant sa longue marche jusqu’au mont Shrak.

Lorsque le canot de Sorgan Bec-Crochu s’immobilisa près du Victoire, le général Narasan était déjà accoudé au bastingage pour accueillir son ami.

— Nous devons parler ! lança le pirate.

— Avec plaisir… De la pluie et du beau temps, peut-être ?

— Très drôle…, marmonna Sorgan. On pourrait passer aux choses sérieuses ?

— Désolé, vieux frère…

— J’ai discuté avec plusieurs hommes qui t’ont accompagné lors de ta visite à la sœur cinglée de dame Zelana. D’après ce que j’ai compris, les prêtres ne sont pas des lumières. Si je devais traiter avec des gens dotés d’un cerveau, j’arriverais avec une avant-garde, comme il se doit. Apparemment, les saints hommes ne savent même pas qu’une chose pareille existe. Du coup, je vais leur simplifier la vie en faisant débarquer tous mes pirates en même temps. De cette façon, je convaincrai la folle que j’ai amené assez d’hommes pour la protéger quand les monstres attaqueront le temple.

— Bien entendu, tu chercheras aussi à savoir combien d’or elle est disposée à te donner ?

— Ce n’est pas un détail mineur, Narasan ! Si tu es d’accord avec mon plan, j’aurai besoin d’une centaine de ces baignoires flottantes que les Trogites appellent des « navires ».

— Tu les auras, mon ami… Mais dès que tes pirates auront débarqué, renvoie-moi les bateaux. Beaucoup de mes soldats seront encore sur la côte, et j’aurai besoin d’eux quand le Vlagh attaquera. (Le Trogite dévisagea son ami.) Serais-tu vexé si je te donnais quelques conseils pour gérer la folie de la sœur de Zelana ?

— Pas le moins du monde, général ! tu la connais, et moi, je l’ai à peine aperçue.

— Pour commencer, gonfle un peu ton prix. L’argent ne représente rien pour Aracia, et elle ne remarquera pas que tu l’arnaques. Ensuite, n’y va pas par quatre chemins quand tu lui parleras. Si elle regimbe, menace-la de repartir illico avec tes hommes. Elle te paiera ce que tu demandes et sera d’accord pour que ses prêtres te fichent la paix, mais ça la mettra un peu sur la défensive, Ne recule devant aucun mensonge, aussi énorme soit-il, pour qu’elle reste dans cet état d’esprit. Si elle se sent dominée, elle t’obéira au doigt et à l’œil. Montre-toi abrupt et autoritaire quand tu lui annonceras que tu comptes démonter une partie de son temple. Surtout, ne la laisse pas penser que tu as besoin de son autorisation. Son prêtre favori hurlera au sacrilège, c’est certain. À ta place, je ne l’égorgerais peut-être pas sur-le-champ, mais des menaces ne feront aucun mal. Dégaine ton épée ou flanque ton poing dans la figure du gros lard. Si c’est possible, désoriente sans cesse Aracia.

— Eh bien, quand tu t’y mets, tu peux être plus matois qu’un Maag, mon ami !

— Lors de ma visite, je n’ai pas été assez méchant – une erreur de débutant. Je désirais être poli, et ça ne marche pas avec une folle comme Aracia. Mets-lui la pression et ne lui laisse jamais le temps d’argumenter.

— Puis-je me permettre une suggestion ? intervint soudain Andar.

— Toutes les idées sont bonnes à prendre…, dit Sorgan.

— Celle de Keselo est tout simplement géniale. Choisis parmi tes pirates les meilleurs menteurs et envoie-les se promener dans le domaine. À leur retour, ils raconteront des histoires atroces sur les monstres. Dis-leur d’insister sur le calvaire des paysans, dévorés vivants par des insectes et des reptiles géants. Si ses prêtres meurent de peur, Aracia ne te refusera rien.

— Andar, tu es encore pire que Narasan, dit Sorgan.

— J’ai su m’inspirer du meilleur maître possible, capitaine Bec-Crochu !

— Je suivrai ton conseil, promit Sorgan, touché par le compliment. (Il eut un grand sourire.) Je crois que je vais m’amuser beaucoup plus que vous. Pendant que vous combattrez les vrais monstres, je devrai affronter des ennemis imaginaires pour faire peur à une pauvre démente.

— C’est un travail taillé sur mesure pour toi, mon ami, conclut Narasan avec un sourire malicieux.

 

Il fallut plusieurs jours pour faire embarquer les Maags sur les navires trogites. Quand ce fut terminé, Bec-Crochu alla rendre une dernière visite à ses amis sur le Victoire.

— Nous sommes prêts à partir, annonça-t-il. Le débarquement sera moins long que l’embarquement, et je vous renverrai les bateaux dès que ce sera terminé. Des messagers vous tiendront informés de ma situation, mais je ne m’attends pas à avoir beaucoup d’ennuis.

— Sorgan, prends ma sœur à contre-pied chaque fois que tu le pourras, dit Zelana. (Elle se tourna vers Dahlaine :) Quand on la désoriente, elle ne sait plus que faire. J’ai découvert ça récemment.

— J’approuve le plan qui consiste à raconter des mensonges aux prêtres, dit le maître du Nord. S’ils sont morts de peur, ils cesseront de flagorner Aracia, et ça pourrait suffire à lui rendre un peu de sa santé mentale.

— Tu penses qu’elle a cette marchandise en stock, Dahlaine ? demanda Ara, la superbe femme d’Omago. Si l’éloigner des prêtres pouvait la guérir, nous devrions l’enlever et la garder loin du temple. Et avec un peu de chance, en constatant sa disparition, les gros lards deviendraient fous à leur tour…

— Je ne suis pas sûr que ce plan marcherait, chère dame, répondit le maître du Nord. Les prêtres passent leur temps dans la salle du trône, même quand Aracia est absente. Pour eux, la prosternation est une forme d’art.

— N’est-ce pas une manifestation de crétinisme profond ? avança Omago.

Même sous la torture, Andar n’aurait su dire pourquoi le voisin et la voisine de Dahlaine étaient présents sur le Victoire.

Encore que… Les talents de cuisinière d’Ara, sans doute le meilleur cordon-bleu du monde, n’étaient peut-être pas pour rien dans cette affaire. Mais ils n’expliquaient pas pourquoi Omago et elle assistaient immanquablement aux réunions importantes.

— Construis de bonnes fortifications, mon ami, dit Sorgan au général. Je détesterais que les hommes-insectes viennent me chercher des noises pendant que je m’échine à escroquer sainte Aracia.

— Nous ferons de notre mieux, Bec-Crochu, répondit le Trogite. Saigne cette imbécile à blanc, nous nous chargerons de tenir les monstres à distance…

Le temps se montrant clément – sans doute parce que Dahlaine le lui avait ordonné –, les navires qui n’étaient pas partis pour le temple rallièrent assez vite la côte qui donnait accès à l’entrée du col de Long.

Les bateaux chargés de transporter les pirates jusqu’au temple avaient déjà entamé le voyage de retour et ils atteindraient bientôt la côte où des milliers de soldats trogites les attendaient.

Dans quelques jours, l’armée entière se mettrait en route pour le col de Long, prête à ne pas céder un seul pouce de terrain aux hordes meurtrières du Vlagh.