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Par une journée d’hiver grisâtre, en fin d’après-midi, le Victoire entra dans une petite baie où se déversait un cours d’eau venu des montagnes lointaines.
— C’est ici, Andar, dit Gunda à son ami pendant que les marins baissaient les voiles et jetaient l’ancre. Selon la maquette de Dahlaine, une seule baie présente cette configuration.
— Cette rivière semble beaucoup plus large que celles que nous avons vues dans l’Ouest, fit remarquer Andar.
— Et beaucoup moins tumultueuse, ajouta Gunda. Franchement, ça ne me dérange pas. Les chutes d’eau et les rapides sont jolis à voir, mais tenter de les remonter n’a rien d’amusant.
— Je le savais ! s’exclama soudain Andar.
— De quoi parles-tu ?
— Arc-Long a promis qu’il serait là, et il n’a pas menti.
— Je ne vois pas…, commença Gunda. (Il aperçut lui aussi l’archer vêtu de cuir assis sur une souche, non loin de l’embouchure du cours d’eau.) C’est bien lui, tu as raison. Quand il dit quelque chose, il y a toujours intérêt à le croire. Pendant la première guerre, dans le domaine de Zelana, j’ai appris à ne jamais le contredire.
— Si j’ai bien interprété la carte de Dahlaine, il avait plus de quatre-vingts lieues à couvrir quand il s’est séparé du gros de l’armée avec les Malavis, les Matans et les Tonthakans. Je me demande comment il a fait !
— La première règle, quand il est question d’Arc-Long, est de ne jamais mettre en doute sa parole. Même si ça paraît absurde sur le coup, ce qu’il dit finit toujours par se réaliser. Si dame Zelana ne lui donne pas un coup de pouce, son autre « amie » s’arrange pour l’aider. Je parle de celle qui crée une mer intérieure quand ça l’arrange – ou qui incendie les Gorges de Cristal. Si c’est possible, ne marche jamais sur les orteils d’Arc-Long. C’est un excellent moyen de rester en vie.
Narasan et Keselo, le jeune génie, sortirent de la cabine de poupe du navire et vinrent rejoindre Gunda et Andar à la proue.
— Nous avons fait diligence, je vois, dit le général.
— C’est vrai, approuva Gunda, mais Arc-Long a été encore plus rapide. Il est déjà sur la plage, et je parie qu’il nous attend depuis un bon mois.
— As-tu décidé de concurrencer Padan en matière d’humour douteux, mon ami ? demanda Narasan. Si c’est le cas, tu devrais t’entraîner encore un peu. Il aurait ajouté quelques remarques sarcastiques irritantes à ta petite blague…
— Laisse-moi le temps de m’échauffer, général ! Mon ironie est un peu rouillée. Sans doute à cause de toute cette eau !
— Arc-Long va pouvoir nous dire si les monstres sont déjà sortis des Terres Ravagées, intervint Keselo. C’est une information vitale.
Gunda plissa les yeux pour étudier la baie.
— J’espérais que nous pourrions approcher un peu plus de la plage, dit-il. Si nos hommes doivent débarquer dans les canots, l’opération prendra des jours…
— Nous ne partirons pas avant un bon moment, de toute façon, rappela Narasan. La moitié de nos soldats sont encore sur la côte est du domaine de Dahlaine. Le plan de Sorgan devrait empêcher Aracia de me casser les pieds, mais en nous empruntant cent navires, il nous a considérablement ralentis. Allons à terre discuter un peu avec Arc-Long. Il faut savoir si l’ennemi s’est déjà mis en mouvement.
— À quelle distance est le sommet du col de Long, d’après toi ? demanda Narasan à l’archer une fois qu’il eut débarqué avec plusieurs de ses officiers.
— Environ quarante lieues, répondit Arc-Long. La carte de Dahlaine était très précise.
— Ce n’est pas une très bonne nouvelle, dit le général. À quatre lieues par jour, ça nous fait un minimum de dix jours de voyage…
— Couvrir quatre lieues par jour est une sorte d’obligation religieuse, chez les Trogites ?
— Pas vraiment, non, mais c’est une estimation basée sur la réalité. Un homme seul peut faire beaucoup plus, mais quand cent mille soldats se déplacent ensemble, c’est déjà un bon résultat.
— Les hommes du génie ne sont pas obligés de traîner avec les autres, dit l’archer. Gunda est le grand expert des fortifications. Il sait de combien de bras il aura besoin. Si je conduis un détachement dans le col, nous arriverons en quatre ou cinq jours, et le gros du travail sera terminé avant que la colonne principale nous ait rejoints.
— On ne peut pas procéder comme ça, Arc-Long, s’indigna Gunda. Une armée est une armée. Si elle se sépare, elle ne ressemble plus à rien.
— Du calme, Gunda ! intervint Andar. Nous aurons besoin de ces fortifications – avant que les monstres attaquent. On peut bien sûr envisager de les bloquer quelque part dans le col, plus près d’ici, mais les arrêter au sommet serait idéal.
— Il a raison, Gunda, dit Narasan. Nous n’affrontons pas des ennemis ordinaires, et il serait préférable de ne pas les laisser s’engager dans notre moitié du col. (Il se tourna vers Arc-Long.) tu es sûr de tes quatre ou cinq jours ?
— Tous les hommes n’y arriveront peut-être pas, mais il en restera assez pour faire le travail. Les Tonthakans, les Matans et les Malavis peuvent contenir les monstres un moment, mais sans fortifications, nous ne gagnerons pas.
— C’est très bien vu, admit Narasan. Conduis les hommes du génie au sommet du col – et le plus vite possible. Si nous n’arrêtons pas les envahisseurs là-haut, ce pauvre vieux Sorgan risque de combattre autre chose que des monstres imaginaires.
— Si tu vois les choses ainsi, grogna Gunda, que ta volonté soit faite, glorieux chef ! (Il regarda Andar.) Une marche forcée te tente ?
— C’est le général qui décide, mon ami. S’il veut que je t’accompagne, j’obéirai et nous pourrons même faire la course. Je parie que je suis aussi rapide que toi !
Gunda n’aimait vraiment pas l’idée d’Arc-Long. En territoire hostile, diviser un corps expéditionnaire n’était jamais judicieux. Quant aux quatre ou cinq jours pour atteindre l’objectif, le colonel n’y croyait pas beaucoup. Seul l’archer pouvait réussir cet exploit. Mais que savait-il des difficultés que rencontraient plusieurs milliers d’hommes lors d’une marche forcée ?
De ses années d’expérience, Gunda avait tiré une règle très simple : « Attends-toi toujours au pire, et tu ne seras jamais déçu. »
Bien entendu, les hommes commencèrent à râler avant même d’avoir fait le premier pas. Quand Arc-Long parlait des « premières lueurs de l’aube », il ne plaisantait pas, et être opérationnels si tôt n’était pas dans les habitudes des Trogites.
Gunda ne tarda pas à mettre le doigt sur le principal problème. L’archer était très grand. Les soldats de l’empire, en revanche, ne culminaient pas très haut. Même si le colonel ne prit pas la peine de calculer précisément, il estima qu’un Trogite moyen devait faire deux pas là où le Dhrall avait besoin d’une seule enjambée. Bref, les soldats étaient obligés de courir pour suivre le rythme de leur guide.
— Il avance plutôt vite ! lança le fermier Omago.
Gunda ne savait pas pourquoi cet homme les accompagnait, mais il avait décidé de ne pas poser de questions pour le moment.
— Un sacré marcheur, oui ! Si ses jambes étaient un peu moins longues, ce serait plus reposant pour nous…
— Arc-Long est un chasseur, rappela Omago. D’après ce que je sais, tous se déplacent très vite. S’ils lambinent, ils n’ont rien à se mettre sous la dent.
— Les proies n’attendent pas, c’est bien connu…
— La chasse doit être un sport excitant, mais les navets ne fuient pas devant les paysans quand ils veulent les ramasser…
— Je ne connais rien à la chasse et à l’agriculture, avoua Gunda. Dans l’empire, nous nous contentons d’acheter la nourriture. Pas besoin de la faire pousser ou de la cribler de flèches…
— Si j’ai bien compris, dit Omago, les soldats trogites naissent et grandissent dans des casernes.
— Pas tous, corrigea Gunda. Mais c’est vrai pour les officiers. Enfants, nous jouons à la guerre, puis nous passons aux véritables champs de batailles.
— N’est-il pas dangereux de confier des armes à de jeunes garçons ?
Gunda eut un petit sourire.
— Au début, on nous donne des épées en bois, et des vétérans nous surveillent. Quand il fait mauvais temps, ils nous racontent leurs campagnes. Je me souviens d’un vieux sergent, Wilmer, qui adorait nous décrire les batailles de jadis. Pour moi, c’était le plus grand conteur que le monde ait connu. Nous restions assis à l’écouter pendant des heures…
— Quand j’étais petit, les récits des vieux paysans n’avaient rien de très excitant. Pour l’essentiel, ils parlaient de récoltes dévastées par des insectes…
— C’est à ça que pourrait se résumer le conflit actuel, non ? Bien sûr, il y a quelques différences… Cette fois, les monstres dévorent des gens, pas des céréales… (Gunda aperçut soudain quelque chose de très intéressant.) Excuse-moi un moment, Omago, j’ai une petite chose à faire.
Gunda approcha d’un grand chêne et noua autour du tronc une longueur de cordelette rouge.
— Un bon emplacement pour une muraille défensive, dit-il. Narasan m’a demandé de laisser un repère partout où il pourrait être intéressant de construire des fortifications.
— Tu veux défendre le col si près de son entrée ? s’étonna Omago.
— Pourquoi pas, si les monstres nous en laissent le temps… Avec des défenses tous les deux mille pas environ, les serviteurs du Vlagh devront payer très cher le terrain qu’ils gagneront.
— Les Trogites sont les meilleurs soldats du monde, déclara Omago. Nous avons eu de la chance que Veltan parvienne à convaincre Narasan. J’ai entendu dire qu’il avait abandonné le métier des armes pour devenir mendiant…
— Le général a fait une erreur, lors d’une campagne, et son neveu est mort à cause de ça. Narasan ne pouvait pas vivre avec cette idée – jusqu’à ce que Veltan vienne lui dire qu’il était temps de se remettre au boulot.
— Le maître du Sud peut être très persuasif, quand il s’y met…
— C’est exact… Il a rudement secoué ce pauvre général, en tout cas ! Narasan était sûr que la fin des temps approchait. Veltan lui a dit que c’était faux : les temps n’auront jamais de fin, et selon lui, ils n’ont pas eu de commencement non plus.
— Sur ce dernier point, je ne suis pas d’accord, dit Omago. Il se peut que l’univers soit éternel, mais il n’a pas toujours existé. Un jour, il a jailli de nulle part, et c’est là que les temps ont commencé.
— Et c’est arrivé quand ? demanda Gunda, sincèrement curieux.
— C’est difficile à dire… Rien n’existait, donc Veltan n’était pas là non plus…
— D’où tiens-tu cette théorie, Omago ?
— Eh bien… Pour être franc, je ne sais pas trop… Je suis sûr que ça s’est passé ainsi, mais j’ignore d’où me vient cette certitude. C’est bizarre, non ?
— Le pays de Dhrall est la terre natale de la bizarrerie, mon ami. À présent, nous devrions économiser notre souffle pour la marche. Arc-Long a déjà pris beaucoup d’avance, et si nous continuons à traîner, il va faire un malheur. Qui sait, il est capable de nous envoyer au lit sans manger !
Omago éclata de rire.
Puis les deux hommes accélèrent le pas.
Le soleil sombrait à l’horizon quand Arc-Long décida que la colonne avait assez marché pour la journée.
Gunda soupira de soulagement. Épuisé, il doutait d’avoir encore la force de faire cent pas.
— Demain, annonça Arc-Long, nous devrons couvrir plus de distance.
— Pardon ? s’écria Gunda. Je ne suis pas sûr d’être capable de me lever, demain matin. Et encore moins de pouvoir mettre un pied devant l’autre.
— Pendant la traversée, dit l’archer, tu as passé trop de temps dans un hamac. Ce voyage te fera du bien, et tu seras en pleine forme quand nous arriverons. (Il regarda derrière lui et étudia les derniers Trogites qui s’échinaient à rallier le camp.) Narasan t’a-t-il dit pourquoi il envoyait tant de soldats ?
— Le général ne m’explique plus rien, Arc-Long. Il se contente de me brouiller les idées…
— Dix mille hommes pour construire des fortifications, ce n’est pas un peu beaucoup ?
— Tout dépend de la taille de la muraille…
Comme de bien entendu, il y eut des haricots au menu du soir. Son estomac criant famine, Gunda aurait bien mangé des pierres.
Une fois repu, il posta des sentinelles et s’endormit comme une masse.