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Arc-Long s’était rembruni quand Narasan avait baptisé « bataillon du génie » un corps de quelque dix mille hommes. Andar avait secrètement approuvé l’archer, mais sans se permettre de donner son avis au général. En y réfléchissant, d’ailleurs, il trouvait l’idée de Narasan moins absurde qu’il y paraissait.
Partant à la recherche d’Arc-Long, il le trouva assez vite et constata qu’il était déjà réveillé.
— On dirait que la générosité de Narasan ne t’a pas comblé de joie, mon ami !
— Me coller tant de soldats sur les bras n’est pas ce que j’appellerais de la générosité, Andar, marmonna l’archer.
— Mais ça a tout de même un bon côté.
— Sans blague ?
— Quelle est la largeur du terrain à défendre au sommet du col ?
— Une cinquantaine de pieds…
— Cela nous donne ceux cents hommes pour chaque pied de muraille.
— Je ne suis pas sûr que des fortifications en chair et en os soient très efficaces…
— Et si les hommes sont empilés les uns sur les autres, les nourrir sera un peu difficile, approuva Andar. Mais puisque nous avons surabondance de main-d’œuvre, nous pourrons commencer la construction d’une deuxième muraille, deux mille pas derrière la première. Ainsi, chacune sera ensuite défendue par cinq mille hommes.
— Ce qui fera encore beaucoup de monde…
— Si nous constatons ça, une fois en haut, nous érigerons d’autres fortifications. Contre quatre murailles hérissées de défenseurs, les monstres des Terres Ravagées n’auront pas la partie facile, surtout si les cavaliers malavis les harcèlent sur les flancs. Pour prendre chaque fortification, l’ennemi devra perdre entre trois cents et cinq cent mille combattants. Multiplions les murailles, et le Vlagh sera très vite à court de guerriers.
— Finalement, envoyer dix mille hommes n’était pas une si mauvaise idée que ça, convint Arc-Long. Tu penses que Gunda sera d’accord avec ce plan ?
— Pas tout de suite, mais après avoir vu ses soldats se marcher sur les pieds, il adoptera sûrement notre position.
L’air perplexe, Arc-Long dévisagea Andar.
— Ce n’est pas la première fois que je le remarque : tu es plus intelligent et plus efficace que Gunda ou Padan. Pourquoi Narasan t’ignore-t-il alors qu’il fait si grand cas des deux autres ?
— C’est lié à notre enfance, Arc-Long… Nous avons tous grandi dans le complexe de l’armée, à Kaldacin, mais nous ne vivions pas dans les mêmes baraquements. Narasan, Gunda et Padan sont amis depuis toujours parce qu’ils résidaient au même endroit. Danal et moi habitions ailleurs, et il nous connaît moins bien que ses anciens camarades de jeu. (Le Trogite eut un petit sourire.) En un sens, j’ai gagné ma position dans l’armée alors que Gunda et Padan l’ont obtenue sans efforts. Mais le général est assez observateur pour savoir que je ne suis pas un crétin. Nos guerres au pays de Dhrall ont bien servi ma carrière. Aujourd’hui, Narasan se fie presque autant à moi qu’à ses deux amis. (Andar regarda le ciel.) Le soleil se lève… Le vrai, je veux dire. Celui de Dahlaine doit encore dormir. Je suppose que tu voudrais te mettre en route, et je vais aller dire à Gunda qu’il est temps de partir. Si tu marches comme hier, tu auras vite une heure d’avance sur la colonne. Gunda comprendra qu’il faut pousser les hommes aux fesses. Comme ils l’aiment beaucoup, ils feront un effort.
— Tu n’es pas aussi populaire que lui auprès des soldats, pas vrai ?
— Je me fiche qu’on m’apprécie ou pas, mon ami. L’essentiel, c’est que le travail soit fait en temps et en heure.
Le cours d’eau qui avait foré le col de Long au fil des millénaires était plus large et moins tumultueux que les torrents si fréquents dans les autres régions du pays de Dhrall. Sous bien des aspects, il ressemblait aux paisibles rivières qui coulaient dans le sud de l’empire trogite.
Andar ne s’appesantit pas sur cette comparaison, car elle lui rappelait trop la mort du jeune neveu de Narasan, Astal. Même si le général ne l’avait jamais admis, il devait être secrètement soulagé que Gunda et Padan aient engagé des tueurs à gages pour exécuter les meurtriers du jeune officier.
Au bout d’un moment, Andar s’avisa que le cours d’eau était plus large qu’il l’aurait dû. À cause du soleil de Dahlaine – une source de chaleur inhabituelle –, la glace et la neige fondaient plus vite dans le col.
Quand il vivait à Kaldacin, Andar aurait immédiatement envoyé chez les fous quelqu’un qui lui aurait parlé d’un « soleil domestique ». Décidément, la campagne au pays de Dhrall aurait bouleversé sa vision du monde.
Le lendemain matin, Arc-Long se leva avant l’aube – à l’évidence, il n’avait pas besoin de beaucoup de sommeil.
Encore fatigué, Gunda observa un phénomène rarissime dans l’empire. Chaque fois qu’un homme parlait, un nuage de vapeur se formait devant sa bouche.
— Je croyais que nous étions assez loin au sud pour ne pas avoir aussi froid, dit-il en prenant le petit déjeuner avec ses amis.
— Dans les montagnes, le climat est plus rude, dit Arc-Long. Ces nuages de vapeur sont très utiles quand on chasse – ou qu’on fait la guerre. Grâce à eux, on repère facilement sa proie, ou son ennemi.
— Les insectes du Vlagh vont-ils nous fournir ce précieux indice quand ils parleront entre eux ?
L’archer secoua la tête.
— La plupart des insectes ne communiquent pas de la même façon que nous. Ils passent par le contact physique… La majorité n’ont pas d’organe vocal…
— Pourtant, ils émettent des sons.
— Oui, en se frottant les pattes, et ce ne sont pas des mots, Gunda. Ces monstres n’ont pas besoin de parler. Ils savent ce qu’ils ont à faire et les conseils de guerre n’ont pas cours chez eux.
— As-tu vu les Terres Ravagées pendant que tu traversais les montagnes ? demanda Keselo à l’archer.
— Assez souvent, oui…
— Les monstres se sont-ils déjà mis en mouvement ?
— J’en ai aperçu quelques-uns, très à l’intérieur de leur territoire. À mon avis, c’étaient des éclaireurs. La conscience collective veut savoir à quoi s’attendre. Le gros de l’armée du Vlagh suit probablement de loin cette avant-garde.
— Quand les Tonthakans, les Matans et les Malavis atteindront-ils le sommet du col ?
— Dans quelques jours… Les cavaliers doivent être plus avancés, bien entendu…
— Mais tu les as distancés, n’est-ce pas ?
— Je suppose… Les chevaux se fatiguent, après un moment…
— Mais pas toi ? lança Keselo d’un ton bizarrement tendu. Tu peux courir une journée entière !
— Quand il le faut, oui… tu sembles troublé, mon ami. Qu’est-ce qui te tracasse ?
— Il m’arrive de douter que tu sois un simple être humain. Voilà ce qui me perturbe.
— Nous sommes très différents, Keselo. Dans ma vie, j’ai presque toujours couru au lieu de marcher. Avec l’entraînement, on développe des capacités qui paraissent surprenantes. Quand j’y réfléchis, marcher me fatigue plus que courir, et ça n’a rien d’étonnant. L’aube se lève, mes amis. Gunda, va dire à tes hommes de se préparer. En hiver, les journées ne sont pas très longues…
Ce matin-là, vers dix heures, à la sortie d’un lacet du col, Gunda fit une découverte qui lui remonta le moral.
Andar traversa le cours d’eau, désormais plus étroit, et tapota la paroi rocheuse polie par le passage des flots.
— Alors ? demanda Gunda.
— C’est bien du granit ! Il est très lisse, mais il y a des fissures et nous pourrons facilement dégager de gros blocs.
— Les Trogites semblent adorer le granit, dit Omago.
— C’est le meilleur matériau de construction. Quand on veut bâtir solide, il n’y a rien de mieux. C’est une pierre lourde et dure, et lorsqu’on est doué, la tailler est un vrai bonheur. Quand nous serons au sommet du col – si les monstres ne nous y ont pas précédés –, nous construirons des fortifications pratiquement imprenables. Une muraille en granit bien conçue est impossible à escalader, surtout quand des archers et des lanciers la défendent. Laissez-moi trois jours, et l’invasion s’arrêtera là. En clair, nous aurons gagné la dernière guerre du pays de Dhrall.
— Et c’est pour ça que nous sommes ici, dit Omago.
— Pourquoi cet arrêt, Gunda ? demanda Arc-Long, qui avait rebroussé chemin pour rejoindre ses amis.
— Nous venons de trouver un gisement de la meilleure pierre de construction de l’univers, annonça Gunda. Avec ça, mes hommes et moi bâtirons des défenses inexpugnables.
— Tu parles de cette roche grise ?
— Exactement !
— Alors, remettons-nous en route ! Il y en a à profusion au sommet du col, donc tes hommes n’auront pas besoin de venir ici en collecter. Là-haut, il leur suffira de se baisser pour en ramasser.
— En avant marche ! lança Gunda. Tous ces bavardages nous retardent.
Arc-Long foudroya le Trogite du regard, fit demi-tour et repartit au pas de course.
— Tu ne l’as pas vexé ? s’inquiéta Omago.
— Il faut le secouer un peu de temps en temps. Sinon, il devient insupportable.
Le soir, quand ils dressèrent le camp, Gunda se réjouit de constater que ses jambes et son dos lui faisaient beaucoup moins mal que la veille.
Il dormit très bien et se leva même avant qu’Arc-Long ne vienne le tirer du sommeil.
— Déjà debout et en forme ? s’étonna l’archer. Voilà qui est stupéfiant !
— Ne m’en fais pas toute une histoire ! marmonna Gunda. Quand arriverons-nous à destination ?
— Demain soir ou après-demain matin…
Arc-Long sourit. Un événement rarissime qui étonna un peu l’officier trogite.
— Nous avons de la compagnie ! annonça l’archer.
— Ici ? Qui aurait l’idée de nous rejoindre dans ce coin perdu ?
— Zelana en personne ! Elle doit avoir des informations pour nous…
— Allons voir ce qu’elle veut nous dire ! lança Gunda.
La maîtresse de l’Ouest était assise au bord de l’eau et elle semblait pensive. Comme toujours, Gunda fut terriblement troublé par sa beauté. Zelana était la plus belle femme qu’il ait jamais vue, et sa seule présence le faisait trembler de tous ses membres. Pour se calmer, il se rappela qu’elle n’était pas une femme au sens habituel de ce mot. Cette déesse immortelle avait au bas mot un million d’années – bref, elle était bien trop vieille pour lui.
— Tout va bien ? demanda Arc-Long à Zelana. tu m’as l’air perplexe…
— Ce n’est rien de grave, Arc-Long… L’heure de m’endormir approche, voilà tout. Pendant ce cycle, j’aurais voulu faire tant de choses, mais le temps semble me couler entre les doigts. (Zelana s’étira et bâilla.) C’est pour très bientôt, vois-tu ? Mes yeux se ferment tout seuls, et j’ai tant besoin de repos. (Elle fit un effort de volonté pour se ressaisir.) Mais revenons-en aux choses sérieuses. Hier, j’ai chevauché le vent au-dessus des Terres Ravagées pour voir où en était le Vlagh. Il a envoyé des éclaireurs nous espionner, et je crois que leurs rapports ne l’ont pas enchanté. Désormais, il n’a plus beaucoup le choix. Le col de Long est sa dernière voie d’invasion possible, et il sait que nous entendons lui barrer la route. À mon avis, ça ne lui plaît pas du tout.
— Mon cœur saigne pour lui, lâcha Arc-Long sans l’ombre d’un sourire.
— Tout ça n’a rien d’amusant, archer, dit Zelana. Après avoir épié les éclaireurs, je me suis enfoncée dans le territoire du Vlagh. Cette fois, il lance toutes ses forces contre nous. En principe, il ne peut pas donner le jour à un nombre illimité de monstres. Mais il prend tous les risques, et il disposera bientôt de cinq fois plus de guerriers que lors des guerres précédentes. Et tous convergent vers le col.
— Dans combien de temps seront-ils là, d’après toi ?
— Cinq ou six jours…
— C’est exactement ce qu’il me faut, intervint Gunda. D’ici là, le premier mur sera construit. D’après Arc-Long, le terrain à défendre n’est pas très large. Dès que la muraille sera bâtie, le Vlagh ne pourra plus passer, même si des millions de ses créatures nous attaquent…