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Il fallut deux jours pour que les pirates de Bec-Crochu débarquent des navires. Quand ce fut fait, le capitaine et Padan allèrent sur le Victoire pour s’entretenir avec Danal.

— Tout marche comme sur des roulettes ici, dit Sorgan à l’officier. Transmets mes remerciements à Narasan et dis-lui que je le tiendrai au courant de la suite.

— Je n’y manquerai pas, capitaine.

— D’après toi, combien de temps faudra-t-il à tes navires pour conduire les soldats trogites restants jusqu’à la baie du col de Long ?

— Sur le trajet de retour, les vaisseaux seront vides, et ça nous fera gagner une bonne journée. En revanche, il faudra bien quarante-huit heures pour faire embarquer tout le monde, et quatre jours pour atteindre notre destination. Si on en ajoute deux pour le débarquement, on arrive à plus ou moins deux semaines… Même si les monstres du Vlagh se sont déjà mis en mouvement, les Malavis, les Tonthakans et les Matans les contiendront jusqu’à ce que Gunda ait fini de bâtir ses fortifications. (Le Trogite sourit.) Inutile de le répéter à Narasan, mais faire la navette m’aura épargné la corvée de bâtir des murailles. Pour être franc, je déteste ça !

— Les amis sont là pour ça, Danal ! lança Sorgan. Si tu vois dame Zelana, là-haut, dis-lui bonjour de ma part.

— Je le ferai, capitaine, compte sur moi.

— Dis à Narasan que je garde l’Ascension. Il me faudra un endroit sûr pour parler avec mes hommes. Quand je leur donne des ordres, il vaut mieux que ça ne tombe pas dans l’oreille d’un des gros prêtres d’Aracia.

— Le général comprendra, capitaine. Une fort jolie guerre t’attend.

— Danal, je n’appellerais pas ça une « guerre »… Nous allons simplement faire semblant…

— Eh bien, les fausses guerres sont les meilleures, selon moi.

 

Après cette conversation, Sorgan et Padan retournèrent dans leur canot.

— J’aime bien Danal, dit le pirate au Trogite. Nous sommes faits pour nous entendre.

— C’est un très bon soldat, confirma Padan.

Les deux hommes approchèrent de l’Ascension puis montèrent à bord pour s’entretenir avec quelques sous-officiers maags.

— Tout est en place, annonça Bec-Crochu. La flotte trogite appareillera demain matin pour aller chercher les soldats de Narasan et les conduire jusqu’à la baie du col de Long. Pendant que ces hommes livreront la véritable bataille, nous jouerons la comédie pour détourner l’attention d’Aracia et de son clergé. Je doute que la sainte s’intéresse à ce qui se passe hors de son temple, mais deux précautions valent mieux qu’une.

— Bien parlé, cousin ! approuva Torl.

— Où en es-tu de ton plan, capitaine ? demanda Padan.

Bec-Crochu sourit de toutes ses dents.

— Je vais présenter quelques hommes à Aracia – d’héroïques éclaireurs, affirmerais-je. Pour la maîtresse de l’Est, ces soldats seront des braves prêts à risquer leur vie pour glaner des informations sur l’invasion imminente. Bien entendu, j’en rajouterai sur les risques qu’ils courent face à des hordes de monstres. Puis je les enverrai en « mission », et ils iront se tourner les pouces dans un coin tranquille, à moins d’un quart de lieue du temple.

— Ce n’est pas un peu trop près ? demanda Padan.

— Non… Je veux qu’ils soient en mesure d’entendre une sonnerie de cornes. Quand j’aurai terrorisé un peu Aracia, un de mes pirates donnera le signal, et les faux éclaireurs reviendront pour semer la panique avec leurs histoires d’horreur. (Sorgan se tourna vers son cousin.) Torl, Lièvre viendra avec toi. Ensemble, vous saurez inventer des choses qui glaceront les sangs d’Aracia et de ses prêtres. Allez-y progressivement, histoire de faire monter la tension. La fausse invasion doit devenir de plus en plus terrifiante. Vous aurez plusieurs jours pour inventer des fables, donc ne ménagez pas votre imagination. Entraînez-vous aussi à avoir l’air terrorisé. Les yeux exorbités, les tremblements irrépressibles, les cris d’angoisse étouffés… Puisez sans complexe dans tout le répertoire ! Le but est d’effrayer assez les prêtres pour qu’ils n’aient plus aucune envie de mettre le nez hors du temple. Si nous réussissons, personne n’ira casser les pieds de Narasan dans le col de Long. Ces crétins ne savent pas que le général y est, et je veux qu’ils ne l’apprennent jamais. Au lieu de les mettre en prison, nous aurons recours à la guerre psychologique, et le résultat sera le même.

— Les Maags ne sont pas censés être aussi intelligents, marmonna Padan dans sa barbe.

Le niveau de sophistication du plan de Bec-Crochu lui en bouchait un coin, et il n’était pas sûr de devoir s’en réjouir.

 

— J’aimerais que tu m’accompagnes, Padan, dit Sorgan quand les deux hommes furent sortis avec Torl de la cabine de poupe de l’Ascension où ils avaient tenu un court conseil de guerre avec quelques pirates. Je vais jouer un jeu subtil, et je risque de rater quelques réactions d’Aracia ou de ses prêtres. Si tu remarques qu’ils ne mordent pas à mon hameçon, fais-le-moi savoir immédiatement. (Il se tourna vers son cousin :) Rassemble les hommes qui viendront avec toi et partons. Je vous communiquerai votre feuille de route factice dans le temple. Il faut que la sainte et ses adorateurs en chef vous voient, afin qu’ils vous reconnaissent à votre « retour ». Essayez d’avoir l’air fort et déterminé avant de partir. Quand vous reviendrez, rajoutez-en sur le côté apeuré et traumatisé. Après votre départ, je vanterai vos qualités de guerriers. Si vous paraissez décomposés quand elle vous reverra, Aracia gobera toutes les fadaises que vous lui raconterez.

— Je découvre une facette de ta personnalité que j’ignorais, dit Torl. tu es un excellent manipulateur, cousin.

— Le meilleur du monde ! assura Sorgan. Bien, allons foutre la trouille à Aracia pendant une heure ou deux. Après, je reviendrai sur l’Ascension pour prendre un repos bien mérité. Voilà trois jours que je n’arrête pas de m’agiter…

 

Quand Sorgan, Lièvre, Torl et les autres « éclaireurs » entrèrent dans la salle du trône, Bersla débitait à Aracia un des discours sirupeux dont il avait le secret.

Sa voix s’étrangla dès qu’il aperçut Bec-Crochu.

— Tu avais fini, je suppose ? demanda Sorgan.

— J’étais sur le point de me retirer, puissant capitaine !

— Non, reste, je veux que tu sois témoin de la suite…

— Comme il te plaira, grand Sorgan, couina le prêtre.

Bec-Crochu sourit et approcha du trône.

— J’ai étudié le terrain, autour du temple, et nous aurons du pain sur la planche pour ériger des défenses convenables. Pour le moment, nous avons surtout besoin d’informations. Quels types de monstres approchent, combien ils sont et à quelle distance ils se trouvent de ton fief ? (Sorgan désigna Torl et Lièvre.) Ces deux hommes sont mes meilleurs officiers. Ils dirigeront les éclaireurs, et j’espère que quelques-uns de ces héros vivront assez longtemps pour revenir nous faire leur rapport. Sainte Aracia, il y a plusieurs variantes de monstres, comme tu le sais. Nous en connaissons certaines, mais le Vlagh peut nous réserver des surprises, et je n’ai pas l’intention de le laisser faire. Nous savons déjà que ses créatures peuvent sortir de terre, descendre des arbres ou tomber du ciel. Pendant cette campagne, nous avons combattu des hybrides d’insectes et de chauve-souris dont une seule morsure se révélait mortelle.

— Comment des horreurs pareilles peuvent-elles exister ?

— Celui que nous appelons le Vlagh est en réalité une sorte de reine capable de pondre des œufs. Il imagine des monstres puis leur donne le jour. C’est aussi simple que ça. L’ennui, c’est que chaque couvée compte des milliers de petits.

— Des créatures trop jeunes pour être dangereuses, affirma Alcevan.

— On voit que tu n’es pas spécialiste de ces bestioles ! railla Sorgan. La plupart des insectes ont une durée de vie de six semaines. Leur « enfance » dure deux ou trois jours. Après, ils deviennent des machines à tuer qui exécutent aveuglément les ordres du Vlagh. Ces monstres sont trop abrutis pour connaître la peur. Je les ai vus continuer d’attaquer des fortifications après avoir perdu des milliers de camarades. Ils marchent et ils crèvent sans se poser de questions.

— C’est ridicule ! s’écria Bersla.

— Attendez qu’ils attaquent, et vous en verrez d’autres ! dit Torl. À part le feu, ces créatures ne redoutent rien. Par bonheur, les flammes les déconcertent un peu…

Sorgan désigna la porte d’un geste théâtral.

— Torl, Lièvre, partez avec vos hommes et tentez d’en savoir plus sur ce qui nous menace. Essayez de ne pas vous faire tuer tous, surtout ! Il me faut des informations, pas de nouveaux frères d’armes à pleurer. Espionnez l’ennemi et revenez-nous entiers. Si vous avez envie de mourir, attendez une autre occasion, qui ne saurait trop tarder. Pour une fois, je veux que mes éclaireurs ne se fassent pas massacrer !

 

Sorgan déploya le gros de ses forces sur le flanc oriental du temple.

— Si une invasion était vraiment imminente, dit-il à Padan, c’est ici que les hordes ennemies attaqueraient. Donc, pour convaincre Aracia et ses prêtres que nous allons les défendre, il faut ériger des fortifications dans ce coin. Pas la peine de trop soigner les détails, mon ami… Le temple est si mal conçu que les prêtres ne s’apercevront de rien, même si nous bâtissons un ridicule château de cartes. Il suffira de démolir quelques murs et une tour ou deux. Ensuite, les hommes s’amuseront à construire ce qui leur passera par la tête. Notre véritable mission est de terrifier Aracia et ses gros lards au point qu’ils ne mettent plus le nez dehors.

— Si ça marche, dit Padan, ce sera une des plus belles mystifications de tous les temps.

— Et ça t’étonne ? demanda Sorgan. Quoi que j’entreprenne, je suis le meilleur, c’est bien connu ! (Il ricana bêtement.) Désolé, Padan… C’était une trop belle occasion de me jeter des fleurs.

— Où est Veltan ? demanda soudain le Trogite. Je ne l’ai plus vu depuis des jours…

— Il traîne ses guêtres dans la partie habitée du temple. Je dois savoir si les prêtres et leur sainte gobent nos différentes histoires à dormir debout. S’il reste un doute, nous devrons passer à des manœuvres encore plus raffinées. (Le capitaine frissonna.) Allons nous mettre à l’abri, Padan. Je déteste l’hiver.

Les deux hommes trouvèrent une pièce munie d’un poêle. Alors qu’ils se réchauffaient, Veltan les rejoignit.

— Sorgan, dit-il, tu as réussi à terrifier le clergé de ma sœur.

— C’était le but recherché, non ? C’est pour ça que nous n’avons pas arrêté de parler des monstres.

— Les prêtres ne s’inquiètent pas au sujet des créatures du Vlagh, pour le moment… C’est toi qui les angoisses, et ils tentent désespérément d’imaginer un moyen de réduire ton influence sur Aracia. Ils ont peur de toi, et ils te détestent. Avec ma sainte sœur, tu as réussi au-delà de nos espérances. Selon moi, tout tourne autour de Bersla. Il l’avait embobinée à grands coups de discours pompeux, et voilà que tu lui as brandi une épée devant le nez en menaçant de le tuer. Ça lui a coupé tous ses effets, si tu vois ce que je veux dire. Il manipulait Aracia depuis des années, et il t’a fallu à peine deux jours pour le priver de sa marionnette.

Aracia portait le titre de maîtresse de l’Est, mais Bersla exerçait le pouvoir. Aujourd’hui, c’est terminé.

— Pauvre gros lard…, murmura Sorgan, faussement contrit.

— Attends de connaître la suite ! Bersla veut te tuer – ou plutôt convaincre un de ses sous-fifres de le faire à sa place.

— Ces prêtres n’ont pas d’armes, Veltan…

— Ils ont des couteaux, sache-le ! Des armes en pierre, mais un bon coup entre les omoplates ne serait quand même pas très sain pour tes organes vitaux. Bersla s’échine à persuader un prêtre mineur de te poignarder dans le dos. Quelques ambitieux sont intéressés par la récompense qu’il leur promet. Les promotions éclairs motivent toujours les jeunes religieux qui stagnent dans la hiérarchie.

— On dirait que j’aurais dû emprunter une cuirasse à ce brave Narasan avant de venir ici, répondit Bec-Crochu, moyennement ravi d’apprendre qu’il était devenu l’homme à abattre.