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Après une courte réflexion, Sorgan alla parler à ses seconds, Bovin et Marteau-Pilon. À partir de cet instant, les deux colosses ne quittèrent plus leur chef d’un pouce dès qu’il s’aventurait dans le temple.
Bovin ne se séparait presque jamais de son énorme hache de guerre. Chaque fois que le capitaine parlait avec un prêtre, il prit un malin plaisir à aiguiser le tranchant déjà très acéré avec une pierre ponce. Grinçant des dents à cause du bruit désagréable, les religieux eurent tôt fait de comprendre le message.
Très doué pour écouter sans être vu, Veltan informa Bec-Crochu que les prêtres, en quête d’arguments aptes à démolir le pirate et ses hommes, avaient par hasard mis le doigt sur une demi-vérité dangereuse. Depuis, ils ne cessaient d’accuser les Maags d’être des escrocs.
— Ils répètent inlassablement que les monstres du Vlagh n’existent pas. Selon eux, vous les avez inventés pour extorquer de l’or à Aracia.
— C’est ridicule ! s’exclama Sorgan. Aracia a vu les créatures du Vlagh dans ton domaine, au moment où les cléricaux trogites se précipitaient vers la mer d’or.
— Je sais, dit Veltan, mais ma sœur a dû se garder d’en parler à ses prêtres. Elle ne veut pas les paniquer, comprends-tu ? S’ils fichaient le camp, elle se retrouverait seule dans son ridicule temple.
— Il va falloir agir, Veltan, déclara Sorgan. Ces prêtres sont idiots, mais ils ne sont pas tombés très loin de la vérité. Si les monstres existent bel et bien, ils ne menacent pas du tout cette partie du domaine de l’Est. tu devrais peut-être commencer à faire voir à nos « amis » des choses qui n’existent pas, maître du Sud…
— Si c’est nécessaire… Mais est-ce déjà le moment ? Si mes illusions durent trop longtemps, Aracia sentira qu’il y a anguille sous roche.
— Si tu commençais par de très brèves « apparitions », ça pourrait nous être utile : Nous voulons confirmer ce que pense Aracia – à savoir que le Vlagh en a après son temple – et persuader les prêtres que je ne mens pas. Il faut que j’aie une petite conversation avec Torl et Lièvre. S’ils revenaient de leur « mission » poursuivis par de faux monstres, Aracia déciderait de se terrer dans le temple et le plan qu’ourdissent les prêtres s’écroulerait comme un château de cartes.
— Ça vaut le coup d’essayer, approuva Veltan. J’ai discrètement sondé l’esprit d’Aracia, ces derniers jours. Elle croit dur comme fer que le Vlagh lui en veut personnellement, et qu’il cherche à la tuer. Cette idée la terrorise.
— Pourtant, elle ne risque rien. Si je ne m’abuse, elle est immortelle.
— C’est vrai, mais dans son état de confusion mentale, elle n’est plus sûre de rien. C’est un phénomène fréquent. À la fin d’un cycle, nous sommes tous un peu perturbés. Mais chez elle, ça prend des proportions alarmantes.
— J’ai parlé à Torl et à Lièvre hier soir, annonça Sorgan le lendemain matin, lors d’une réunion dans la cabine de l’Ascension. Ils sont au courant, pour les illusions de Veltan, et ils feront semblant de les combattre. Du grand spectacle en perspective ! L’ennui, c’est qu’il faudrait qu’Aracia assiste à ce numéro, mais elle ne quitte jamais sa fichue salle du trône.
— Nous avons le temps de lui tendre une petite embuscade, dit Padan. Quand tes hommes auront commencé les fortifications, invite Aracia à venir jeter un coup d’œil aux travaux. (Le Trogite se gratta furieusement la barbe.) En principe, tu devrais avoir besoin de son autorisation pour ériger ton ouvrage. C’est un très bon prétexte pour l’attirer dehors. Si Veltan et tes éclaireurs sont avertis, ils lui offriront un numéro qu’elle n’est pas près d’oublier. Après ça, elle n’écoutera plus les gros lards qui te traitent d’escrocs.
Se souvenant de ce qui s’était passé à Kaldacin, des années plus tôt, Padan éclata de rire.
— Qu’est-ce qui te prend ? lui demanda Bec-Crochu.
— Dans l’empire trogite, l’Église d’Amar ne manque pas de geôles et de donjons. Quand un prêtre insulte un de ses supérieurs, on l’enferme dans une oubliette et on jette la clé. J’imaginais la perte de poids de Bersla, s’il devait passer des années dans un trou obscur avec un peu d’eau et de pain pour toute nourriture.
— Tu sais que ce n’est pas une mauvaise idée, mon ami, dit Sorgan, tout à fait sérieux.
Cet après-midi-là, les Maags détruisirent plusieurs murs avec un enthousiasme qui faisait plaisir à voir. Dès qu’il s’agissait de démolir, les pirates réalisaient des merveilles. En revanche, construire n’était pas vraiment leur tasse de thé…
Un jeune prêtre sortit du temple comme un diable de sa boîte et s’écria, l’air horrifié :
— Que faites-vous, misérables ?
— Nous devons construire une muraille pour contenir les envahisseurs, répondit Sorgan. Cette partie du temple n’étant pas habitée, nous avons décidé de la… hum… recycler. As-tu remarqué, saint homme, qu’il y a beaucoup de points communs entre les temples et les fortifications ? Par exemple, les deux sont composés de blocs de pierre. Allons, ne t’en fais pas, mon ami. Laisse-nous une semaine, et les monstres n’auront plus une chance de passer. (Le pirate étudia un moment le religieux.) Ce garçon a l’air assez costaud, tu ne trouves pas, Padan ? Si Aracia désire que le travail soit fini plus vite, elle devrait obliger ses prêtres à nous donner un coup de main. Un peu d’exercice ne leur ferait sûrement pas de mal.
— Tu as raison, capitaine ! lança le Trogite. S’ils transpiraient en travaillant, certains gros lards auraient une meilleure espérance de vie. (Il dévisagea le religieux, qui écarquillait les yeux d’horreur.) Si tu te bougeais un peu, mon gars, tu aurais une chance de vivre au-delà de ton trentième anniversaire. Et en y mettant du cœur au ventre, tu fêterais peut-être ton quarantième… tu vois ce que te feraient gagner quelques semaines de labeur harassant ?
Le religieux tourna les talons et s’enfuit.
Sorgan éclata de rire.
— Voilà qui nous évitera des ennuis, à l’avenir ! Pour le clergé d’Aracia, l’idée de travailler semble être un avant-goût de l’enfer.
— On dirait bien, oui, conclut sobrement Padan.
Quand Sorgan eut ordonné à ses hommes de suivre à la lettre les instructions de Padan, les fortifications factices avancèrent à un très bon rythme. Haute d’environ dix pieds, une muraille apparemment très solide défendait désormais le flanc occidental du temple d’Aracia.
— Il vaudrait mieux que le vent ne souffle pas trop fort, reconnut Padan, mais Aracia n’y verra que du feu. Il faut que tu passes à l’action, Sorgan. Les prêtres doivent toujours s’échiner à te discréditer. Il est temps que la sainte assiste à notre petite mascarade. Une fois nos dires confirmés, Aracia sera morte de peur et nous aurons la paix.
— Très bonne analyse, Padan. J’ai eu une petite conversation avec Veltan, qui va se charger de prévenir Torl et Lièvre. Toi et moi, nous irons voir Aracia et l’inviter à venir admirer notre œuvre.
— Et si elle refuse de nous accompagner ?
— J’aurai recours à la bonne vieille méthode : plus de travaux sans que nous ayons reçu son approbation ! Quoi qu’aient pu lui dire ses prêtres, Aracia a peur du Vlagh et elle ne prendra pas le risque de nous forcer à faire grève. Elle sait que ses prêtres sont incapables de combattre, donc elle sera prête à tout pour m’amadouer.
Quand les deux hommes entrèrent dans la salle du trône, Bersla tenait un de ses assommants discours. Mais cette fois, Aracia l’écoutait d’une oreille distraite.
— Où étais-tu ? demanda-t-elle à Sorgan.
— Sur le flanc ouest du temple, ma dame, répondit le capitaine. Mes hommes y construisent une muraille défensive. J’en suis très content, mais j’aimerais que tu viennes y jeter un coup d’œil. Jusqu’à ces derniers jours, mes pirates avaient plutôt l’habitude de démolir les fortifications, pas d’en construire… Si tu as des suggestions, c’est le moment idéal… Tout bien pesé, il y a pas mal de différences entre les temples et les fortifications. Un temple doit être accueillant, alors qu’une muraille cherche à être… eh bien… décourageante pour les visiteurs. Si tu viens voir, tu comprendras ce que je veux dire.
— Sainte Aracia est trop occupée en ce moment, étranger, dit Alcevan.
— À subir les sottises de Bersla ? Aurait-il raconté quelque chose de nouveau, aujourd’hui ? Je suis sûr qu’Aracia a déjà entendu cent fois les platitudes qu’il débite. Tu n’as qu’à les écouter et faire un résumé à la sainte dès son retour.
— Sorgan, demanda Aracia, il faut vraiment que je vienne voir tes fortifications ?
— C’est ton temple, maîtresse de l’Est ! Si les monstres du Vlagh le détruisent, tes prêtres devront t’en reconstruire un autre, et ça risque de prendre sacrément longtemps. Quand ils travaillent dur, les gros lards se fatiguent vite. Tu pourrais transférer ton trône quelque part en plein air, mais tes adorateurs seraient moins empressés s’il risquait de leur pleuvoir sur la tête. Bon, trêve de discours : tu jettes un coup d’œil ou j’arrête tout. Impossible de continuer sans ton approbation.
Aracia se leva en soupirant.
— Allons voir, capitaine…
— Voilà, il suffisait d’un peu de bonne volonté !
— Cet engin s’appelle une catapulte, expliqua Sorgan à Aracia. C’est une invention des Trogites. Dans le domaine du Nord, cette arme a fait des merveilles. À l’origine, elle sert à envoyer des rochers sur le crâne de l’ennemi, mais nous avons utilisé des boules de poix enflammées. Quand on veut montrer à quelqu’un qu’il est indésirable, lui mettre le feu est une excellente idée.
— Je vois que vous plantez des pieux dans la terre, comme chez Dahlaine…
— Nous avons des réserves presque inépuisables de venin, chère dame. Nous trempons la pointe de ces pieux dedans. Dès qu’un monstre s’égratigne, il meurt sur le coup. C’est extrêmement pratique…
— La muraille ne sera pas plus haute que ça ? demanda Aracia.
— Bien entendu que oui ! C’est seulement la base. Quand nous aurons fini, le mur fera dix bons pieds de plus.
— Capitaine, annonça un des Maags, on dirait que nos éclaireurs sont de retour. Mais ils ont de la vermine aux fesses !
Sorgan lâcha un abominable juron.
— J’avais dit à ces crétins d’être prudents ! s’écria-t-il (Il prit Aracia par le bras.) Montons au sommet de la muraille, vous y serez plus en sécurité.
Blanche comme une morte, la maîtresse de l’Est n’émit pas d’objections.
— Par là, Cap’tain, dit Padan, imitant la façon de parler des Maags. Il y a une échelle pas loin. Quand nous serons en haut, je la ferai tomber d’un coup de pied…
— Une très bonne idée, Barbe-Noire !
— Barbe-Noire ? marmonna le Trogite.
— Désolé, souffla Sorgan. Il te fallait un nom imagé, selon la coutume maag, et rien d’autre ne m’est venu.
Le capitaine, Aracia et Padan gravirent l’échelle et prirent pied au sommet du mur.
— Laisse l’échelle en place pour le moment, Barbe-Noire, dit Sorgan. Si un des éclaireurs s’en tire, je voudrais qu’il vienne me faire son rapport ici.
— Compris, Cap’tain !
— Ne devrais-je pas retourner dans ma salle du trône ? demanda Aracia.
— Ce serait trop dangereux, ma dame… Ici, mes hommes et moi pouvons te protéger. Dans le temple, il y a trop de recoins obscurs… Regarde par là, vers l’ouest ! Mes guerriers ne se comportent pas comme des imbéciles, pour une fois. Ils ont pris position sur une butte, et ils tirent profit de leur avantage topographique. Il doit y avoir des dizaines de cadavres de monstres du côté que nous ne voyons pas.
— N’est-ce pas Lièvre qui combat avec les autres ? demanda Padan.
— C’est bien lui, et il se sert de l’arc qu’il s’est fabriqué dans le domaine de Veltan.
— J’ignorais qu’il s’était mis à l’arc…
— Il passe beaucoup trop de temps avec Arc-Long, et ça déteint…
— Voilà un archer que j’aimerais voir posté sur cette butte. S’il affrontait seul un millier de monstres, je parierais ma chemise sur lui.
— Nos hommes tiendront, dit Sorgan. Les hommes-insectes ne passeront pas.
— Ces monstres ne sont pas si grands que ça, fit remarquer Aracia.
— Ils sont rarement très grands, ma dame, expliqua Padan. Le Vlagh fait parfois une exception, mais il préfère les petits guerriers, en règle générale.
— Regardez ! cria Sorgan. Lièvre vient de quitter la position et il court vers nous.
— Sûrement pour vous faire son rapport, Cap’tain… Avant d’envoyer les éclaireurs en mission, vous avez insisté pour que l’un d’entre eux au moins revienne vivant… Le petit forgeron maag gravit l’échelle à toute vitesse et se campa devant Bec-Crochu.
— On est tom-tombé sur un os, Cap’tain…
— Reprends ton souffle avant de continuer ton rapport, Lièvre.
— Oui, chef… (Le petit pirate inspira à fond.) Tout allait bien au début, puis ça s’est gâté. D’abord nous avons vu des monstres en version miniature. Puis Torl a repéré des créatures géantes. Je n’exagère pas, Cap’tain : des horreurs de plus de dix pieds de haut qui pèsent au minimum une tonne !
— Tu délires !
— Je crains que non… La muraille ne suffira pas. Ces monstres-là la démoliront à coup de pattes, puis ils enverront les débris dans les Terres Ravagées, histoire de s’en débarrasser.
— Barbe-Noire, dit Sorgan à Padan, les hommes vont devoir travailler plus dur. Il nous faut un mur deux fois plus haut et trois fois plus large que prévu ! (Il se tourna vers Aracia :) Tes prêtres et toi ne pourrez pas faire grand-chose pour nous aider. Réfugiez-vous dans le temple, et arrangez-vous pour obstruer presque tous les couloirs qui mènent à la salle du trône. Dans les circonstances actuelles, une seule voie d’accès risque déjà d’être de trop… Mais il faut bien en garder une !