3
Les hommes postés sur la butte continuèrent à crier et à faire rouler des rochers sur la pente comme s’ils s’efforçaient de repousser une horde d’ennemis. Sainte Aracia se tint prudemment près de Sorgan, mais elle sembla se ressaisir un peu.
— Les monstres du Vlagh sont vraiment très laids, n’est-ce pas, capitaine ? dit-elle.
— De la vermine hideuse ! J’ai vu les premiers lors de la crue de la rivière, dans le domaine de Zelana. Les eaux charriaient des centaines de cadavres tous plus affreux les uns que les autres. C’est là que mes hommes et moi avons découvert que ces horreurs avaient des crocs de serpent – et le venin qui va avec ! J’ai failli rendre son or à ta sœur et rentrer chez moi…
— Tu avais peur ? J’aurais cru que tu ignorais jusqu’au sens de ce mot.
— À l’époque, des hybrides d’insectes et de reptiles ne me disaient rien qui vaille. Il m’a fallu un moment pour m’habituer à cette idée. Arc-Long m’y a beaucoup aidé. Ce diable d’homme ne redoute rien.
— Je sais, capitaine… Je lui ai parlé quand j’observais le conflit, dans le domaine de Veltan. Arc-Long est aussi bon qu’on le dit ?
— Encore meilleur que ça, selon moi ! Si Zelana avait eu dix gaillards comme lui, elle n’aurait jamais eu besoin des Maags. (Sorgan plissa les yeux pour mieux observer la butte.) Mais les hommes ont arrêté de se battre. Ça veut dire qu’ils ont tué tous les monstres qui les poursuivaient.
— Donc, je peux retourner dans ma salle du trône ?
— Attendons demain, ma dame. Il vaut mieux ne prendre aucun risque. (Sorgan jeta un coup d’œil interrogateur à son employeuse.) Serais-tu vexée si j’allais casser un peu la graine ?
— Pas le moins du monde. Pendant que tu dîneras, je grignoterai un peu du coucher de soleil…
— Bon sang, je ne m’y ferai jamais ! Comment peut-on se nourrir de lumière ?
— C’est un de nos avantages, répondit Aracia. Pendant nos cycles d’activité, nous n’avons pas besoin de manger ou de dormir. En revanche, quand la fin approche… Je meurs d’envie de dormir, mais j’aimerais pouvoir attendre un peu. J’aurais tellement de choses à faire. Hélas, je crains de n’en avoir pas le temps.
— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, noble dame, nous attendrons demain pour te ramener chez toi. Avant, nous nous assurerons qu’aucun monstre ne se tapit dans les couloirs.
— Je me fie à ton jugement, capitaine…
Padan fut interloqué par la réaction d’Aracia. Depuis qu’elle était séparée de ses prêtres, la maîtresse de l’Est devenait presque fréquentable. Et elle semblait développer une certaine affection pour Bec-Crochu. Comme si ses manières rudes mais directes l’aidaient à reprendre contact avec la réalité…
Le lendemain, à l’aube, Sorgan, Bovin, Marteau-Pilon, Padan et Lièvre raccompagnèrent Aracia jusqu’à sa salle du trône. S’arrêtant à l’entrée, la maîtresse de l’Est écouta un instant ce qui se disait derrière la porte fermée.
— Un tissu d’âneries ! s’exclama-t-elle, décomposée. Comment ai-je pu être assez bête pour croire ce que me racontaient ces crétins ?
— Nous faisons tous des erreurs, ma dame, dit gentiment Sorgan.
— Eh bien, j’en ai fait plus que mon compte ! (Aracia regarda le pirate dans les yeux.) Je te paie pour me défendre, puissant Sorgan. tu peux mériter sur-le-champ une partie de l’argent que je te verse. Fais en sorte que ces prêtres ne m’approchent plus à moins de dix pas !
— Ce devrait être dans mes cordes… J’ai l’impression que tu as décidé d’être très désagréable avec eux.
— Regarde bien, et prends-en de la graine ! lança Aracia en ouvrant la porte.
— Dégagez-le passage ! cria Sorgan en brandissant son épée. Oui, écartez-vous si vous tenez à la vie !
Padan eut le sentiment que le capitaine en faisait un peu trop. Il dégaina quand même son arme pour lui prêter main-forte.
— Nous étions morts d’inquiétude pour Votre Sainteté ! s’exclama Bersla.
— Pas assez, cependant, pour sortir voir ce qui m’était arrivé.
— Mais…
— La ferme, gros plein de soupe ! cria Aracia. (Elle se tourna vers Sorgan :) S’il dit un mot de plus, égorge-le !
— Avec plaisir, sainte dame, répondit le capitaine.
Il se fendit d’une révérence qui parut un rien grotesque à Padan.
— Pendant la nuit, dit Aracia, j’ai réfléchi aux mérites – ou plutôt à l’absence de mérites – de ceux qui sont réunis aujourd’hui dans cette salle. Vous êtes tous cupides, paresseux, lâches, bouffis d’orgueil et totalement dépourvus de sens de l’honneur. Mais tout cela va changer. Écoutez mes ordres, mes chers fidèles, et obéissez-moi si vous ne voulez pas mourir aujourd’hui.
— Elle sait y faire, pas vrai ? souffla Padan à Sorgan.
— Ils sont pendus à ses lèvres, c’est sûr !
— Tous ceux qui ne m’obéiront pas et échapperont par miracle à la mort n’auront plus intérêt à mettre un pied dans mon temple. Écoutez-moi et exécutez mes ordres sans poser de questions. Gagnez le flanc occidental du complexe et mettez-vous tous au service des héros qui sont venus se battre pour me défendre. Faites tout ce qu’ils vous demanderont et travaillez sans relâche jusqu’à ce que les fortifications soient construites. (Aracia se tourna vers Sorgan :) Je suis moins bonne que toi, dans ce registre, j’en ai peur…
— Tu t’en sors à merveille, noble dame. Pour être franc, tu m’en bouches un coin !
— J’aurais au moins fait une chose intelligente au cours de ce cycle… Selon toi, capitaine, quelle punition devrais-je infliger aux imbéciles qui ne m’obéiraient pas ?
— Le fouet est en général très efficace, ma dame. Cinquante coups, par exemple… Quand mes pirates ont assisté à une flagellation, ils cessent en principe de me casser les pieds.
— Je doute de pouvoir faire une chose pareille, capitaine.
— C’est pour ça que tu me paies, Aracia. Je m’en chargerai à ta place. Marteau-Pilon, pousse ce bétail abruti dehors !
— Oui, Cap’tain !
Padan éclata soudain de rire.
— Qu’est-ce qui t’amuse ? lui demanda Sorgan.
— Puisqu’ils travailleront avec nos hommes, les prêtres auront sans doute droit au même régime alimentaire.
— Des haricots ? avança Sorgan.
— Ce serait un juste retour des choses, non ?
Le capitaine partit lui aussi d’un rire tonitruant qui fit trembler les murs de la salle du trône.
Des haricots, oui !