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Le soleil domestique de Dahlaine mettait un peu mal à l’aise le prince Ekial du pays de Malavi. Le petit compagnon du dieu leur fournissait de la lumière et de la chaleur, il devait le reconnaître, mais l’idée qu’on ait un astre miniature en guise d’animal familier perturbait le Malavi. Tant de choses pouvaient arriver si le gentil « jouet » perdait la tête…
Avant le départ, Ekial avait passé beaucoup de temps dans la salle de la carte. En compagnie d’Arc-Long, il avait attentivement étudié la chaîne de montagnes que ses cavaliers et lui devraient traverser pour gagner le col de Long.
Sans le claironner partout, le prince n’était pas mécontent de ne plus voyager en compagnie des Trogites et des Maags. Ces guerriers s’étaient fort bien comportés dans les Gorges de Cristal, mais leur façon de regarder les autres de haut déplaisait souverainement à Ekial et à la majorité de ses Malavis.
Barbe-Rouge, l’ami d’Arc-Long, fit avancer son cheval baptisé Double-Six pour qu’il trotte à côté de celui du prince.
— Comment va le moral ? demanda-t-il.
— De mieux en mieux, depuis que nous avons dit au revoir aux Trogites et aux Maags. Ne me comprends surtout pas mal, Barbe-Rouge, j’aime bien nos alliés, mais ils sont si lents ! J’aurais pu arriver ici trois jours plus tôt.
— C’est un des avantages de la cavalerie, admit Barbe-Rouge. Mon vieux Double-Six n’est pas très rapide, mais comparé aux fantassins, c’est le roi de la vitesse ! Pour le moment, il va pouvoir se reposer. Je dois attendre ici jusqu’à ce que Skell arrive avec les archers de la tribu de Vieil-Ours. Ensuite, je les guiderai jusqu’au col.
— Selon Arc-Long, les archers de cette tribu sont les meilleurs du monde.
— Toutes les tribus prétendent la même chose, dit Barbe-Rouge. Arc-Long n’a pas d’égal dans l’univers, mais les autres archers de son clan ne lui arrivent pas à la cheville… (Le Dhrall eut une brève hésitation.) Ne te crois pas obligé de répéter à Arc-Long que je le tiens pour le meilleur archer vivant. Il vaudrait mieux qu’il ne sache pas à quel point je l’admire…
— Je serai muet comme une tombe, Barbe-Rouge ! Mais dis-moi, ton ami ne sourit-il jamais ?
— Si, une ou deux fois par an… Les très bonnes années, il peut aller jusqu’à trois.
Arc-Long étant parti en éclaireur, Ekial aurait la responsabilité de conduire jusqu’au col de Long les Matans et les Tonthakans.
Un peu avant son départ, le Dhrall avait demandé au prince s’il se souvenait bien de l’itinéraire.
— J’ai étudié la maquette au moins aussi longtemps que toi, donc ne te fais pas de souci. Mais n’est-il pas trop dangereux de voyager seul ? tu risques de tomber sur des patrouilles de monstres, mon ami. Voire sur le gros de leurs forces. Si quelques-uns de mes cavaliers t’accompagnaient, je me sentirai plus rassuré.
— Ils me ralentiraient, avait simplement répondu l’archer.
— Tu ne crois pas sérieusement pouvoir courir plus vite qu’un cheval ? avait demandé Ekial, stupéfait.
— Pas plus vite, mais plus longtemps… Et l’endurance vient toujours à bout de la vélocité.
— Pendant combien de temps es-tu capable de courir ?
— Environ vingt heures, et en mangeant sans m’arrêter.
— Tu soulèves un problème intéressant, mon ami, était intervenu Barbe-Rouge. Les chevaux sont des animaux remarquables, mais ils doivent se nourrir, et je ne vois pas beaucoup d’herbe autour de nous.
— J'allais poser la question, avait dit Ekial. Nous devons trouver de l’herbe.
— Ordonne à tes hommes de repérer des bisons. Ces bêtes broutent, comme vos chevaux. S’ils en voient un qui a la tête baissée, c’est probablement parce qu’il mange. Volez-lui sa place, et vos montures auront le ventre plein. D’autres questions ?
— En hiver, fait-il toujours aussi froid dans ces montagnes ?
— Il paraît, selon les gens du coin. Mais réjouis-toi qu’il ne fasse meilleur, ami Ekial. Avec un temps plus clément, le blizzard risquerait de se lever.
— J’ai entendu parler de ces tempêtes de neige. Elles sont aussi terribles qu’on le dit ?
— Tu devrais interroger Deux-Mains… Il a été surpris par le blizzard près d’Asmie, son village, quand il était jeune. Pour survivre, il a dû se creuser un abri dans une congère.
Ekial avait préféré ne pas approfondir le sujet.
— Si on se mettait en route, les amis ?
Le soleil de Dahlaine accompagnant les Trogites, la nuit tomba très vite sur le groupe d’Ekial. Après quelques heures, les cavaliers et les guerriers matans et tonthakans durent s’arrêter et dresser leur camp.
Il faudrait se mettre en route dès l’aube, chaque jour, et cette idée ne plaisait pas beaucoup au prince. En six ou sept heures, les chevaux pouvaient couvrir pas mal de distance, mais les fantassins iraient beaucoup moins vite. De plus, il y avait le problème de l’herbe, pour nourrir les montures – une quête incessante qui ralentirait encore l’expédition.
Arc-Long partit le lendemain matin.
— Pourquoi es-tu si pressé ? lui demanda Ekial.
— Quand j’aurai atteint le sommet du col, je devrai descendre jusqu’à la côte afin de guider les Trogites jusqu’à l’endroit idéal où bâtir leurs fortifications.
— Tu vas user tes mocassins, archer ! Un très long chemin t’attend.
— Quand il faut y aller, il faut y aller, prince !
Non sans regret, Ekial envoya son ami Ariga et un détachement de cavaliers espionner la lisière orientale des Terres Ravagées pour découvrir si les monstres du Vlagh s’étaient déjà mis en mouvement. Le prince aurait voulu diriger lui-même cette patrouille, mais il était certain que Deux-Mains et Kathlak auraient vu ça d’un mauvais œil. Traîner avec les fantassins n’avait rien d’amusant – c’était peu de le dire ! Hélas, il fallait bien que quelqu’un s’y colle.
Ce jour-là, de fins nuages voilaient le soleil, lui donnant un teint maladif. Décidément, l’hiver était une saison déprimante.
Alors qu’Ekial allait ordonner que la colonne s’arrête pour la nuit, Deux-Mains et Athlan, l’ami tonthakan d’Arc-Long, vinrent le rejoindre au pas de course.
— Nous allons avoir de la compagnie, prince, annonça Tlantar Deux-Mains.
— Vraiment ? De qui s’agit-il ?
— C’est difficile à dire pour le moment, répondit Athlan, mais même de loin, ces gens ne ressemblent pas à des hommes normaux. En revanche, ils feraient des insectes des plus convaincants…
— D’où arrivent-ils ?
— D’un désert, à quelques lieues d’ici, répondit Deux-Mains. Sans la colonne de sable qu’ils soulèvent, nous ne les aurions pas vus. À cause de la distance et de ce nuage de sable, nous ne pouvons pas te donner plus de détails.
— Si l’invasion doit commencer par le col de Long, que fichent-ils si loin au nord de leur objectif ?
— Je n’en ai pas la moindre idée…, reconnut Deux-Mains. Ils veulent peut-être traverser les montagnes pour arriver au milieu du col, pas devant ce qui est pour eux son entrée. Dans ce cas, ils risquent de débouler dans le dos des Trogites occupés à construire des fortifications.
— Combien de monstres avez-vous repérés ?
— C’est difficile à dire…, répondit Athlan. Mais à la taille du nuage de sable, ils doivent être plusieurs centaines de milliers. La menace n’est pas négligeable, prince !
Ekial lâcha un abominable juron.