3

La tente de Narasan avait connu de meilleurs jours. De raccommodage en raccommodage, elle ressemblait plus à un épouvantail qu’à la fière demeure de campagne d’un chef de guerre couvert de gloire. À l’intérieur, un vieux poêle produisait (beaucoup) plus de fumée que de chaleur. Assis à une petite table, le général plissait les yeux pour étudier une carte rudimentaire.

— Tu n’as pas traîné, Keselo, dit-il quand le jeune érudit vint se présenter devant lui. J’ai envoyé mon messager il y a seulement deux jours.

— Descendre est plus facile que monter, général.

— Comment avance la muraille ?

— Laquelle, messire ?

Narasan fronça les sourcils.

— Quand ils ont vu à quel point le col était étroit, continua Keselo, Gunda et Andar ont décidé de bâtir deux murs défensifs l’un derrière l’autre. Je ne prétendrais pas qu’ils ont parié leur solde là-dessus, mais ils se tirent bel et bien la bourre pour avoir fini le premier.

— Ils se « tirent la bourre » ? répéta Narasan. Les Maags déteignent sur toi, Keselo… Cela dit, quand Gunda est concerné, la compétition n’est jamais bien loin…

— Gunda est un soldat, général. Il vit pour se battre, et la guerre me semble la forme ultime de la compétition.

— Pour un type aussi jeune, tu es sacrement malin, Keselo. Dis-moi, comment t’entends-tu avec Bec-Crochu ?

— Il me trouve un peu maniéré, général. Sans doute parce que je vouvoie mes supérieurs et que je les appelle toujours par leur grade.

— Mais il te fait confiance, n’est-ce pas ?

— Je crois, général. À dire vrai, je n’ai jamais eu aucune raison de lui mentir.

— Keselo, je pense que tu vas beaucoup te déplacer, dans les jours à venir.

— Je vous demande pardon, messire ?

— Sorgan et moi devrons échanger des informations, et il nous faut un intermédiaire fiable.

— Je suis honoré que vous me fassiez confiance, général.

— J’ai parlé à un capitaine de vaisseau, et il dispose d’un petit sloop rapide qui nous a rendu pas mal de services par le passé. Quand tu atteindras la baie, il te prêtera cette embarcation et quelques marins qui savent s’en servir. Ainsi, tu pourras rejoindre Bec-Crochu en moins d’une demi-journée. Ensuite, tu reviendras, et tu me rapporteras tout ce qu’il t’aura dit. Quand tu le verras, dis-lui que la muraille – les murailles, plutôt, avancent très bien. Je suppose qu’il te racontera comment se déroule sa petite mystification. À présent, si tu as une idée qui te permettrait de voyager plus vite, n’hésite pas à me la soumettre.

— J’avais justement pensé à quelque chose, général. Apprendre à monter un des chevaux d’Ekial me prendrait peut-être un peu de temps, mais au bout du compte, ça serait sûrement rentable. Au fond, un cheval est la version terrestre du sloop dont vous venez de me parler.

— Tu réfléchis deux fois plus vite que n’importe qui dans cette armée, Keselo… J’enverrai un messager au prince, et un étalon t’attendra sur la côte lorsque tu reviendras.

— Avec un Malavi disposé à me servir de professeur ? J’ai honte de l’avouer, général, mais j’ignore absolument tout de l’équitation.

  •  

Le sloop prêté par le capitaine du Triomphe mit effectivement une demi-journée pour conduire Keselo jusqu’à la côte où se dressait le temple d’Aracia. Alors que le soir tombait, les marins talentueux qui faisaient naviguer la petite embarcation l’immobilisèrent le long de la coque de l’Ascension.

Keselo gravit l’échelle de corde puis interpella le Maag géant nommé Cime-d’Arbre.

— J’ai des informations pour le capitaine Bec-Crochu. À mon avis, il vaut mieux que je les lui délivre sur ce navire que dans le temple. Le général Narasan et le capitaine tiennent sûrement à ce que les prêtres d’Aracia ne découvrent pas qu’ils sont en contact.

— Très bien raisonné, dit Cime-d’Arbre. Je vais prévenir le capitaine de ton arrivée.

— Comment se passent les choses ici ?

— Bec-Crochu a réussi à entrer dans les bonnes grâces de la cinglée qui règne sur ce domaine. Il y a deux ou trois jours, elle a ordonné à ses gros prêtres de participer à la construction des fortifications. Ils ont couiné comme des porcs à l’abattoir, mais le Cap’tain les a calmés en faisant fouetter les plus excités.

— Et Aracia ne l’en a pas empêché ? s’étonna Keselo.

— Au contraire, j’ai l’impression que ça l’a beaucoup amusée… Je vais envoyer un homme dire au Cap’tain que tu es là. En attendant qu’il arrive, tu me raconteras comment se déroule la véritable guerre.

Keselo fut très étonné que Bec-Crochu ait réussi à gagner Aracia à sa cause. Jusqu’à présent, il lui avait semblé que la sainte était la marionnette de ses prêtres. Si Sorgan l’avait ramenée à la raison, ça pouvait changer beaucoup de choses.

 

— C’était sans doute une erreur, dit Keselo à Sorgan, mais elle s’est révélée très utile. Aucun de nous ne savait quand les monstres du Vlagh débouleraient des Terres Ravagées – et encore moins combien ils seraient. Le général doutait que les Matans, les Tonthakans et les Malavis puissent tenir seuls la position. Du coup, il a envoyé dix mille hommes avec le colonel Gunda. Une mesure de sécurité, en quelque sorte. Quand nous sommes arrivés, nous avons constaté que le terrain à défendre n’était pas très large et que les serviteurs du Vlagh étaient encore loin. Après s’être concertés, Gunda et Andar ont décidé de construire deux murailles en même temps.

— Je n’en aurais pas attendu moins de Gunda, dit le colonel Padan, qui arborait désormais une magnifique barbe.

— En réalité, messire, c’est plutôt une idée du colonel Andar. Gunda n’y a pas pensé parce qu’il était sans doute trop occupé à inventer de nouveaux jurons. Quand je suis parti, les fortifications étaient presque terminées et les deux colonels envisageaient d’ériger quatre murailles de plus.

Keselo marqua une courte pause.

— Lorsque je suis arrivé ici, Cime-d’Arbre m’a dit qu’Aracia était devenu moins folle…

— Elle a recommencé à réfléchir, confirma Sorgan. Ses prêtres ont dû retrousser leurs manches, et ils n’en sont pas ravis. Tu sais ce qui les désespère le plus ? Ils doivent partager l’ordinaire de mes hommes, et les haricots ne conviennent pas très bien à leurs estomacs délicats.

— Aracia a-t-elle gobé l’histoire des monstres censés attaquer le temple ? demanda Keselo. Aucun serviteur du Vlagh ne s’est montré dans les environs, je parie ?

— Veltan nous a donné un coup de main, dit Sorgan. Il a généré des illusions pour effrayer sa chère sœur et son foutu clergé. Des hommes à moi ont fait semblant de combattre ces « envahisseurs », et Aracia a pu assister à ce spectacle. C’est ça qui l’a poussée à changer d’avis. Comme si elle s’éveillait d’un mauvais rêve, elle a compris que ses prêtres n’étaient que des parasites. Tu aurais adoré le petit discours qu’elle leur a tenu. Cette dame est une vraie tigresse, quand ça s’impose.

— Capitaine, vous avez réussi avec elle un exploit dont personne avant vous n’a été capable !

— C’est grâce à Veltan, dit Bec-Crochu, inhabituellement modeste. Ses illusions ont tout changé.

— Cime-d’Arbre m’a dit que vous aviez fait fouetter quelques gros lards ?

— Un moyen radical d’étouffer les protestations.

— Les prêtres travaillent désormais avec vos hommes, si j’ai bien compris… Ne risquent-ils pas de découvrir que toute cette affaire n’est qu’un leurre ?

— Ne t’inquiète pas, Keselo, fit le capitaine. Grâce à une histoire racontée par Lièvre, les gros lards sont occupés à construire des fortifications sur le flanc sud du temple. Ils s’échinent à démantibuler des bâtiments, et ils fichent une paix royale à mes hommes. Dis à Narasan que j’ai les choses en main, et précise-lui que dame Aracia a retrouvé une partie de ses esprits. Zelana et Dahlaine seront sûrement ravis d’apprendre cette nouvelle.

— Il est bien possible qu’ils sautent de joie, capitaine, approuva le jeune érudit trogite.

 

Une fois de retour sur la côte du col de Long, Keselo fut très surpris quand il découvrit que le Malavi qui l’attendait était le prince Ekial en personne.

Les deux hommes avaient fait connaissance dans le domaine de Veltan, lors de la deuxième guerre du pays de Dhrall. Ils s’étaient bien entendus, mais le Trogite aurait juré que le prince avait mieux à faire que lui donner des cours d’équitation.

— Que faites-vous ici, prince Ekial ? demanda Keselo dès qu’il eut débarqué du sloop.

— Narasan m’a dit que tu voudrais apprendre à monter à cheval. Comme je n’avais rien d’urgent sur le feu, je suis venu te servir de professeur.

— C’est un grand honneur que vous me faites, prince.

— Keselo, nous sommes amis, tous les deux ! Arrête de me vouvoyer et de me jeter mon titre à la figure à tout bout de champ. Pour être franc, j’en avais surtout assez de regarder Gunda et Andar bâtir des fortifications.

— Avez-vous vu des monstres du Vlagh à proximité du col ?

— Quelques-uns, mais essentiellement des éclaireurs… Si on se mettait au travail, mon ami ? Il va te falloir quelques jours pour apprendre à tenir sur une selle. (Ekial tapota l’encolure d’un grand cheval aux naseaux barrés d’une cicatrice.) Je te présente Nez-Balafré, un équidé très intelligent. Il ne mord pas souvent et il rue encore plus rarement, même quand on marche derrière lui. Il est assez vieux pour ne pas s’exciter lorsque quelqu’un approche de lui, mais pas au point de rechigner à galoper. Pour passer aux choses pratiques, il faut d’abord que ta monture apprenne à te connaître. J’ai apporté des pommes, parce que les chevaux adorent ces fruits. Donne une pomme à un étalon, et il te suivra docilement pendant au minimum une journée. Il faudra aussi que tu caresses Nez-Balafré entre les oreilles et que tu lui flattes les naseaux. Il doit reconnaître ton odeur.

— Je ne me doutais pas que c’était si compliqué, avoua Keselo. (Une idée le frappa soudain.) Si les chevaux aiment les pommes, ils apprécient peut-être aussi d’autres gâteries ?

— Sûrement, oui… Où veux-tu en venir ?

Keselo sortit de sa poche plusieurs bonbons.

— J’ai toujours eu une faiblesse pour les douceurs, dit-il. Sans doute parce que je suis toujours resté un enfant… Goûte et dis-moi ce que tu en penses.

Ekial obéit et… sourit.

— C’est délicieux ! tu viens de faire des progrès fulgurants dans l’art d’apprivoiser les chevaux, Keselo. Voyons ce qu’en dit Nez-Balafré.

Ekial tendit un bonbon au cheval, qui le renifla, hennit d’aise et le prit délicatement entre ses dents.

Keselo eut le sentiment que l’animal frissonnait de plaisir.

Nez-Balafré flanqua un gentil coup de naseaux dans la paume du Trogite.

— Tu as des réserves, j’espère ? demanda Ekial.

— Un kilo ou deux… Je ne pars jamais en campagne sans mon stock de bonbons.

— Tout se présente à merveille, ami Keselo. Si tout se passe comme je le prévois, tu seras un cavalier potable avant demain midi.

Le lendemain, Keselo eut quelques difficultés à assimiler les bases de l’équitation. Nez-Balafré se montrant coopératif, Ekial proposa pourtant très vite une excursion dans le col, afin que le jeune érudit puisse faire son rapport au général.

Au début, Keselo s’émerveilla de voyager sans se fatiguer ni user les semelles de ses bottes. Après une demi-journée passée sur une selle, il déchanta quelque peu. Et le soir, quand les deux hommes campèrent, il découvrit que l’équitation n’avait pas que des avantages.

— Il faudra un moment pour que tes fesses s’endurcissent, lui révéla Ekial. Fais quelques pas et tu auras un peu moins mal au dos. Mais si j’étais toi, je mangerais debout pendant quelques jours…

— Quelle distance avons-nous parcourue aujourd’hui ?

— Un peu plus de huit lieues, et sans avoir poussé nos montures au maximum. Monter est toujours plus lent que descendre.

— Donc, nous arriverons au sommet du col dans deux jours… Gunda et Andar auront-ils fini leur travail ?

— Je pense, oui… Mais je ne suis pas un expert en fortifications.

— Les monstres ont-ils attaqué ?

— Pas avant mon départ… Les Tonthakans ont nettoyé les parois du col, et je parie que Narasan et le gros de l’armée sont déjà sur place.

— Nous sommes donc aussi prêts que possible à repousser une invasion ?

— Les monstres ne passeront pas ! Nous devrons peut-être tenir pendant des mois, mais le Vlagh finira par être à court de guerrier. C’est le but recherché, si j’ai bien compris.

— Sorgan pense que votre sœur revient à la raison, dit Keselo à Zelana et à Dahlaine quand Ekial et lui eurent atteint leur destination. Elle s’est aperçue que ses prêtres étaient des bons à rien. Comprenant que leur « vénération » pour elle était un moyen de se la couler douce, elle a piqué une colère en mesurant à quel point les gros lards méprisaient le petit peuple. La fausse invasion imaginée par Sorgan a ramené Aracia à la réalité, et elle n’y a pas été de main morte avec son clergé. Tous les prêtres ont dû aller travailler à bâtir les fortifications.

Keselo eut un grand sourire.

— Quelques poussahs ont refusé, mais Sorgan les a fait fouetter, et la rébellion s’est arrêtée là. Des petits malins ont tenté de filer. Comme le temple n’a qu’une porte – une absurdité de plus –, le capitaine a pu leur barrer aisément le chemin. Que ça leur plaise ou non, les prêtres d’Aracia vont devoir travailler comme n’importe quel honnête homme.

Dahlaine sourit de bon cœur.

— Si ce que tu dis est vrai, la fausse invasion est la meilleure chose qui soit arrivée au pays de Dhrall depuis quatre ou cinq siècles…

Le maître du Nord s’interrompit, car Narasan et Ekial approchaient à grands pas.

— Nous venons de la première muraille, annonça le général, et il va y avoir du grabuge. Devant le col, les Terres Ravagées grouillent de monstres.

— Combien sont-ils, d’après toi ? demanda Dahlaine.

— Trop pour que j’ose une estimation, maître du Nord. Leur armée s’étend jusqu’à l’horizon, et probablement très au-delà…