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Torl avait été très impressionné par les monstres imaginaires de Veltan. Ces illusions semblaient si réelles que certains Maags postés sur la butte avaient tourné les talons et détalé comme des lapins.

Cette réaction avait ajouté du réalisme à la scène. Désormais, dame Aracia croyait aveuglément tout ce que lui disait Sorgan. Entendre parler d’une invasion et y assister étaient deux choses bien différentes. Après avoir vu les agresseurs, la maîtresse de l’Est ne faisait plus partie des incrédules…

Bien entendu, il ne s’agissait pas d’une bonne nouvelle pour les prêtres qui s’étaient échinés à convaincre leur « sainte » que Bec-Crochu lui mentait dans le seul but de s’emparer de son or. À présent, les gros lards travaillaient à fortifier le flanc sud du temple. Quelques solides Maags choisis pour leur mauvais caractère les faisaient suer sang et eau dix ou douze heures par jour et les soumettaient à un régime alimentaire à base de haricots. Les protestations des religieux amusaient follement Torl…

— Garde un œil sur les prêtres, lui conseilla Sorgan un matin. Je doute qu’ils se révoltent pour de bon, ce sont des trouillards, mais les gens désespérés ont parfois recours à des méthodes désespérées…

— Je le surveillerai, cousin… Cette mission va m’ennuyer à mourir, mais c’est toujours mieux que de bâtir un mur factice.

— Nos fortifications ne sont pas si mauvaises que ça ! s’indigna Sorgan.

— Peut-être, mais méfie-toi des souris ! Si un de ces petits rongeurs lui flanque un coup d’épaule, la muraille s’écroulera sur ta tête.

— Tu es drôle à mourir, cousin ! Va surveiller les prêtres, mais ne te fais pas voir. Tu es censé combattre les envahisseurs. Il ne faudrait surtout pas éveiller les soupçons d’Aracia.

— Je t’obéirai, puissant et glorieux chef !

— Tu es obligé de dire des âneries, cousin ?

— Ça t’évite d’avoir la tête qui enfle, Sorgan ! Bien, je vais aller regarder fondre la graisse des prêtres, et je te tiendrai au courant.

— Parfait, conclut Bec-Crochu.

Il partit en direction de sa muraille bidon…

 

Torl avait longuement exploré le temple mal fichu que les prêtres d’Aracia (ou leurs parents plus jeunes) s’échinaient à – fort mal – construire depuis quelques siècles. L’essentiel du complexe, aussi incroyable que ce fût, consistait en une multitude de salles vides et de couloirs qui ne menaient nulle part. Apparemment, Aracia croyait dur comme fer que des milliers de religieux vivaient dans le temple afin d’unir leur ferveur pour mieux l’adorer. En réalité, selon les observations du Maag, ils étaient au maximum deux cents. Mais en gonflant, leur nombre, ces petits malins forçaient les paysans du domaine à leur fournir une énorme quantité de nourriture. Héroïques, les saints hommes se sacrifiaient, chacun bâfrant pour dix.

Alors qu’il errait dans le temple, Torl se demanda qui avait bâti cet absurde complexe. Probablement les parents des prêtres, appâtés par une existence de luxe et d’oisiveté. Très futés, les religieux de haut rang avaient dû fixer un prix pour accéder à cette sinécure. Par exemple, l’ajout de six ou sept pièces ou d’une centaine de pieds de couloirs inutiles.

Très doué pour l’arnaque, Bersla devait souvent inviter Aracia à visiter ces nouvelles parties du complexe. Avec la complicité de prêtres plus jeunes, il s’arrangeait sûrement pour que les lieux semblent grouiller de monde. Quand on y réfléchissait, tout ça était minable et Aracia méritait le titre de « reine des gogos ».

Entendant des voix, devant lui, Torl reconnut celles de Bersla et d’Alcevan. Avançant à pas de loup, le Maag approcha assez pour entendre ce que se disaient l’obèse et la quasi-naine. Apparemment, ils ne nageaient pas dans la joie…

Comme d’habitude, le ton pompeux et geignard de Bersla fit grincer les dents de Torl.

— J’ai passé ma vie à manipuler cette idiote, et elle m’obéissait enfin au doigt et à l’œil ! Ce fichu pirate est arrivé avec ces histoires absurdes et il m’a cassé la baraque. À présent, Aracia fait tout ce qu’il lui dit sans même daigner me consulter.

— Il y a un problème plus angoissant, Takal Bersla, dit Alcevan. Si les légendes du pays de Dhrall ont une part de vérité, Aracia est sur le point de s’endormir.

— Foutaises ! Elle ne dort jamais !

— Tu ne l’as jamais vue sombrer dans le sommeil, puissant Bersla, mais ça ne veut rien dire. Personne n’a assisté à cet événement, parce qu’Aracia reste éveillée pendant vingt-cinq mille ans. Quand elle a ouvert les yeux, la dernière fois, il n’y avait pas d’êtres humains au pays de Dhrall. Mais les légendes nous apprennent qu’elle va bientôt s’endormir et qu’elle sera remplacée par une divinité nommée Enalla.

— Il y a des années, dit un autre prêtre à la voix rauque, j’ai parlé de ce sujet avec sainte Aracia. Elle m’a révélé que la petite Rêveuse, Lillabeth, est en réalité la déesse qui lui succédera.

— C’est impensable ! s’écria Bersla. Cette gamine ne s’intéresse pas le moins du monde au culte d’Aracia. Chaque fois qu’elle est présente lors d’une de mes oraisons, elle s’endort au bout d’une heure – quand j’ai de la chance. Lillabeth se fiche des prêtres, des temples et de la foi. Si Enalla est vraiment sa version adulte, elle n’aura aucun besoin de nous. La nouvelle déesse quittera le temple, le peuple commencera à réfléchir, et les choses tourneront très mal pour nous.

— Rien ne pourrait me faire plus plaisir, marmonna Torl. Je me demande combien de temps Bersla survivrait si plus personne ne subvenait à ses besoins. Il tiendrait le coup grâce à ses réserves de graisse, mais elles ne seraient pas inépuisables…

— Sainte Aracia m’a expliqué ce qu’était un Rêveur, dit le prêtre à la voix rauque. Avec ses songes, Lillabeth peut accomplir des miracles qui dépassent de beaucoup les possibilités des quatre dieux actuels. Pour l’essentiel, et si j’ai bien compris, il s’agit de catastrophes naturelles : des inondations, des séismes et des éruptions volcaniques. Soyez prudents quand vous approchez de la petite, car elle risque de vous faire tomber le ciel sur la tête.

— C’est absurde ! s’écria Alcevan.

— Je n’en suis pas si sûr que ça, dit Bersla. Aracia m’a parlé des catastrophes en question. Dès qu’il s’agit de rêves, ces gamins n’ont plus rien d’innocentes têtes blondes. Les dieux n’ont pas le droit de tuer. Les Rêveurs, en revanche, ne sont pas soumis à ces restrictions…

Alcevan ricana soudain.

— Dans ce cas, résoudre notre problème sera d’une simplicité… enfantine. Nous savons qu’il y a un lien entre Enalla et Lillabeth. La déesse est immortelle, bien entendu, mais la petite Rêveuse ? Son cas me semble très différent… Elle mange normalement et dort comme tout le monde. En toute logique, ça laisse penser qu’elle n’est pas immortelle. Un grand avantage pour nous.

— Je ne te suis pas, Alcevan, avoua Bersla.

— Il suffît de convaincre un novice de la tuer, espèce de crétin ! Si Lillabeth meurt, Enalla périra aussi. Après tout, elles sont la même personne…

— Ça ne marchera pas ! Aracia peut capter nos pensées et elle devinera nos intentions. Notre sainte aime cette sale gamine, j’en ai peur…

— Laisse-moi me charger de ça, Takal, dit Alcevan. Puisque Lillabeth est en fait Enalla, c’est elle qui usurpera le trône quand Aracia s’endormira. Tu sais que notre « maîtresse » est prête à tout pour ne pas perdre sa position. Voilà qui devrait nous aider…

 

Torl remonta sans bruit le long couloir qui conduisait au flanc ouest du temple. Dès qu’il fut sorti par une brèche – le tribut payé à la muraille de Sorgan –, il se lança à la recherche de son cousin.

— Nous avons un gros problème, annonça-t-il dès qu’il l’eut trouvé.

— Encore ? Décidément, le monde n’est plus ce qu’il était !

— Tu n’es pas fatigué de ces vieilles blagues, Sorgan ? demanda Torl. Juste pour voir, essaie donc de rire de celle-là ! Je viens d’espionner une conversation entre Alcevan et Bersla, qui complotent la mort de Lillabeth.

— Pardon ?

— Tu as bien entendu, cousin ! Alcevan pense qu’Enalla cessera d’exister si la Rêveuse disparaît. Les prêtres veulent garder leur déesse actuelle, parce qu’elle est leur seule garantie de continuer à se la couler douce. Apparemment, ils pensent que la mort d’Enalla contraindrait Aracia à rester éveiller et à les combler de largesses jusqu’à la fin des temps.

— Je crois que nous devrions en parler à Veltan, cousin !

 

Les deux Maags n’eurent aucun mal à trouver le frère cadet de Zelana, car il observait les travaux, sur la fausse muraille, et semblait pour le moins dubitatif.

— Il faut que nous parlions, Veltan ! lança Bec-Crochu. Nous allons bientôt devoir faire face à une urgence.

— Quelqu’un va éternuer et tu as peur que tes fortifications s’écroulent ?

— Ce mur n’a aucune importance ! Il est là pour rassurer ta sœur, puisqu’il n’y aura jamais de véritable invasion. Mais Torl a entendu quelque chose dont nous devons nous occuper très vite. Raconte-lui, cousin…

— Je me promenais dans ce foutu temple, et j’ai surpris une conversation entre plusieurs prêtres. La fin imminente du cycle d’Aracia les inquiète beaucoup. Ils savent qu’Enalla, ta petite-fille, prendra le pouvoir et leur mènera la vie dure.

— Ma petite-fille ? s’étonna Veltan.

— Ta famille et toi êtes liés à la jeune génération, pas vrai ? Si tu préfères, nous pouvons parler de « nièce ».

— Nous sommes parents, c’est vrai, mais aucun mot connu ne pourrait décrire nos liens familiaux…

— N’essaie pas de m’expliquer, dit Torl, je n’y comprendrais rien, et ça me flanquerait la migraine. Les prêtres veulent trouver un moyen de garder ta sœur éveillée. Alcevan a imaginé un plan que les autres semblent trouver intéressant.

— Vraiment ?

— Ce n’est pas joli-joli, alors accroche-toi aux branches ! Alcevan a découvert que Lillabeth et Enalla ne font qu’une – enfin, en gros, parce que tout ça me dépasse. Comme vous tous, la remplaçante d’Aracia ne mange pas et ne dort jamais. Alcevan a remarqué qu’il n’en allait pas de même pour Lillabeth, donc elle suppose que la petite n’est pas immortelle. Du coup, elle propose de manipuler un novice pour qu’il l’assassine. Plus de Rêveuse, plus d’Enalla ! Je ne sais pas si ça marcherait comme ça, mais les prêtres paraissent le croire…

— C’est horrible ! s’écria Veltan.

— Et ça fonctionnerait ? demanda Sorgan, toujours pragmatique.

— J’en doute, répondit Veltan, mais nous ne pouvons pas courir le risque… Cela dit, j’ignorais que ma sœur avait des prêtresses.

— Alcevan est la seule, d’après nos observations. Les gros lards ne l’aiment pas beaucoup, mais ta sœur passe pas mal de temps à l’écouter… C’est une toute petite prêtresse, dans le genre de Lièvre, et Eleria lui trouverait sûrement un surnom amusant, si elle était là. Cela dit, quand on sait que certains hommes-insectes ne sont pas très grands, ça fait froid dans le dos…

— Il y a des gens très petits dans le domaine d’Aracia, dit Veltan. De vrais humains, mais courts sur pattes… D’après ton histoire, Torl, Alcevan fait beaucoup de vent – peut-être parce qu’Aracia le lui a ordonné. Il faut protéger Lillabeth. L’enjeu est trop important.

 

— Aracia ne vient presque jamais me voir, se plaignit Lillabeth. Je crois qu’elle me déteste à cause mes rêves…

— Non, ma chérie, dit Veltan, c’est la guerre qui la tracasse beaucoup. Quand ce sera fini, les choses redeviendront comme avant.

— Les guerres durent toujours aussi longtemps, oncle Veltan ?

— Je n’en sais rien, mon enfant… C’est la première fois qu’il y en a au pays de Dhrall. Torl en sait beaucoup plus long que moi sur le sujet.

La Rêveuse se tourna vers le Maag.

— Combien de temps durent les conflits, chez toi ?

— Parfois, ils sont terminés en moins de deux heures. À d’autres occasions, ils se traînent pendant des années… Celui-là devrait être fini avant le printemps.

— Après, tout rentrera dans l’ordre ?

— Qui peut le dire ? Le monde change sans cesse, et rien n’est jamais comme avant.

— Tu veux dire que la vie s’améliore ?

— C’est une possibilité, oui… Mais elle peut aussi devenir pire.

Veltan fit la grimace mais n’émit pas de commentaires.

Soudain, la porte s’ouvrit et un novice qui ne devait pas avoir plus de quinze ans entra dans la chambre de Lillabeth. Très pâle, le garçon tremblait de tous ses membres.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il à Veltan et à Torl.

— Nous sommes venus rendre visite à ma nièce.

— Votre nièce ?

— Je suis le frère cadet d’Aracia. Nous ne nous voyons pas souvent, il faut bien le dire… Quelqu’un t’a envoyé pour une raison particulière ?

— Euh… Je devais venir voir si la petite fille allait bien et si elle avait besoin de quelque chose…

Veltan trouva la réponse du novice trop précipitée pour être honnête.

— Eh bien, je suis là, maintenant, et je vais m’occuper de tout. Il y a autre chose ?

— Hum, non, je ne crois pas…

— Dans ce cas, tu peux te retirer. Dis à la personne qui t’a envoyé que Lillabeth va bien et que je m’assurerai qu’elle reste en forme.

— Je n’y manquerai pas…, fit le jeune homme en reculant nerveusement vers la porte.

— Bonne journée ! lui lança Veltan. (Il attendit que le novice soit sorti.) C’était le tueur, Torl. Alcevan lui a promis une brillante carrière s’il lui obéissait.

— Tu captes les pensées des gens, n’est-ce pas ?

— En général, oui… Je n’en ai pas toujours envie, mais ce don est à ma disposition. Je vais rester avec Lillabeth. Toi, tu devrais suivre ce jeune novice. Alcevan n’a peut-être engagé qu’un assassin, mais nous devrions nous en assurer…

— J’y vais, Veltan ! répondit Torl avant de sortir.