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Le jeune novice tremblait toujours et il remontait très lentement les interminables couloirs du temple. À l’évidence, il n’était pas pressé de rapporter son échec à Alcevan. La petite prêtresse n’était pas du genre commode, et il risquait de se faire passer un sacré savon !

Le tueur raté entra dans une pièce d’où filtrait une pâle lumière. Comme souvent dans le temple, la salle n’était pas munie d’une porte – un effort que les « bâtisseurs » avaient sans doute voulu s’épargner.

— Je suis de retour, sainte Alcevan, dit le novice d’une voix tremblante. Hélas, je n’ai pas pu accomplir la mission dont tu m’as chargé. La petite n’était pas seule. Il y avait un certain Veltan et un des barbares venus de la mer. Avant ma prochaine tentative, il vaudrait mieux attendre un peu…

— Ce n’est pas un problème, Aidas, répondit la prêtresse. Nous avons du temps devant nous, tu essaieras un autre jour.

— Bien entendu, sainte Alcevan ! Ne t’inquiète pas, tôt ou tard la Rêveuse sera seule et je ferai ce que tu m’as demandé.

— Parfait, Aidas. Je sais que tu es fiable…

— J’y retourne immédiatement, haute prêtresse ! Même si je dois attendre des jours et des nuits, je…

La phrase du novice s’acheva sur un ignoble gargouillis.

— Elle n’a quand même pas osé…, souffla Torl.

Mais la flaque de sang qu’il aperçut, sur le seuil de la pièce, lui confirma qu’Alcevan n’était pas du genre à pardonner un échec.

 

— Je me suis caché jusqu’à ce qu’elle sorte de la pièce, dit Torl à Veltan quand Lillabeth se fut endormie. Je ne sais pas comment Alcevan a réussi ça avec une lame en pierre, mais le garçon avait la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. D’abord elle l’a rassuré, puis elle l’a tué sans pitié…

— Elle est encore pire que je le croyais, dit Veltan. Elle a un but, et elle fera n’importe quoi pour l’atteindre. Je suis certain qu’elle n’est pas ce qu’elle semble être…

— Le gros Bersla n’en a plus pour longtemps, à mon avis, ricana Torl.

— C’est bien possible, mon ami… Sois prudent, mais ne perds pas cette tigresse de vue. Cette femme est dévorée par l’ambition. Son objectif est peut-être de remplacer Bersla, mais rien ne dit qu’elle n’a pas une autre idée en tête.

— Prendre la place de ta sœur, par exemple ?

— Je n’en sais rien, mais c’est possible… Comment te débrouilles-tu dans ce labyrinthe de couloirs ?

— Pas trop mal avec ceux que je connais… J’en découvre de temps en temps un nouveau, mais en général, il ne conduit nulle part… Bref, je retrouve mon chemin sans trop de mal.

— Parfait… Sois discret, mais fais ton possible pour découvrir ce qu’Alcevan manigance vraiment.

— Compte sur moi, Veltan. À ta place, je ne quitterais pas Lillabeth jusqu’à nouvel ordre.

— J’y avais déjà pensé, cher conseiller ! répondit le maître du Sud.

— Conseiller d’un dieu ? Une sacrée promotion pour un pirate !

Le Maag sortit et Veltan éclata de rire.

 

Lors de ses explorations, Torl avait découvert un couloir abandonné qui passait derrière la salle du trône d’Aracia. Comme le reste du temple, ce corridor avait des murs mal jointoyés, et on entendait tout ce qui se disait derrière.

Le Maag gagna ce poste d’observation idéal et plaqua une oreille contre le mur.

— Sainte Aracia, dit Alcevan, nous ne connaissons pas cette personne, Enalla, qui prendra ta place quand tu t’endormiras. Est-il possible qu’elle s’empare de ton temple, se proclame la véritable déesse du domaine et nous force à la vénérer ? S’il en va ainsi, dans quelques dizaines d’années tout le monde aura oublié jusqu’à ton existence.

— Divine Aracia, enchaîna Bersla, ne peux-tu pas retarder l’avènement de cette usurpatrice ? En ce moment, les créatures du Vlagh nous attaquent. Ne devrais-tu pas rester jusqu’à ce qu’on les ait repoussées ? Ta sagesse est infinie, alors qu’Enalla, après un si long sommeil, sera aussi impuissante qu’une enfant. Si les monstres vainquaient, le Vlagh risquerait de s’asseoir sur ton trône.

— Ces affaires ne vous concernent pas, répondit Aracia d’une voix glaciale. Avant la fin de cette saison, je m’endormirai ainsi qu’il est prévu. Enalla est ma remplaçante, et le domaine lui appartiendra jusqu’à mon réveil. Bien entendu, vous devrez lui obéir au doigt et à l’œil. Au fait, pourquoi n’êtes-vous pas en train de bâtir les fortifications, comme je vous l’ai ordonné ?

Bersla chercha d’urgence une explication plausible.

— La majorité des prêtres sont sur le chantier, très sainte, mais quelques-uns, dont Alcevan et moi, sont restés ici pour subvenir à tes besoins.

— Je n’ai aucun besoin, Bersla, et tu devrais le savoir, depuis le temps. (Aracia se fit encore plus glaciale.) Mais tu en es parfaitement conscient, n’est-ce pas ? Ce n’est qu’un prétexte pour t’épargner un travail pénible.

— Divine Aracia, dit Alcevan, nous ne pouvons pas te laisser sans protection.

— Je ne te savais pas si courageuse, petite prêtresse ! D’abord, tu oses me désobéir, et ensuite, tu affronterais les monstres du Vlagh au risque d’être dévorée vivante ? Tant d’abnégation me touche… Mais assez plaisanté : écoutez-moi, tous les deux ! Vous allez courir aider les serviteurs fidèles qui ont exécuté ma volonté ! Si vous refusez, quittez ce temple et n’y remettez plus jamais les pieds ! Au moment de votre départ, je vous apposerai une marque, et nul ne vous laissera plus entrer chez moi. Choisissez, Bersla et Alcevan, et sachez que votre décision me laissera de marbre, car je vous méprise.

Torl entendit des bruits de pas précipité. Puis la porte de la salle du trône s’ouvrit en grinçant et se referma presque aussitôt.

Le Maag se plaqua une main sur la bouche afin d’étouffer ses éclats de rire. Quand son hilarité fut calmée, il partit rejoindre Sorgan et Veltan pour leur annoncer la bonne nouvelle.

Aracia avait vraiment changé !

Au bout d’un moment, Torl s’avisa qu’il sifflotait en marchant.