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— Où est le prince Ekial ? demanda Narasan à Ariga le lendemain matin.

Tout le monde était là pour la réunion traditionnelle, sauf le Malavi.

— Ekial donne des cours d’équitation à Keselo. Ces deux-là semblent s’entendre très bien.

Le général hocha la tête, dévisagea ses interlocuteurs puis ouvrit la séance :

— Nous savons que l’ennemi n’est plus très loin, dit-il, mais il nous reste encore à déterminer son nombre.

— J’ai survolé les Terres Ravagées hier, intervint Zelana, et il me semble que le Vlagh lance contre nous toutes les forces dont il dispose.

— Ce qui veut dire, ma dame ? demanda Gunda.

— Un demi-million de guerriers au minimum. Et probablement le double…

— Le Vlagh joue son va-tout, dit Dahlaine. Jusque-là, il se gardait toujours des réserves d’enfants…

— D’enfants ? répéta Trenicia, surprise.

— Nous disons toujours « il », mais le Vlagh est en réalité une femelle qui donne la vie à tous ses serviteurs. Pas comme une femme, bien entendu, mais en pondant des œufs. À l’évidence, notre adversaire sait qu’il s’agit de sa dernière chance de conquérir un des domaines du pays de Dhrall. À part les quelques serviteurs qui s’occupent de son nid, il va lancer toutes ses forces dans la bataille. Si tout se passe bien, la tanière du Vlagh sera quasiment déserte à l’issue de cette quatrième et dernière guerre.

— Du coup, votre ennemi ne pourra plus nuire,conclut Andar.

— Je ne suis pas si optimiste, dit Zelana. Il lui faudra très longtemps, mais il se dotera d’une nouvelle armée. Tant qu’il vivra, nous ne serons pas en sécurité.

— Eh bien, dans ce cas, il faudra le tuer ! s’écria Trenicia.

— Nous n’avons pas le droit de prendre une vie, rappela la maîtresse de l’Ouest.

— C’est pour ça que vous nous avez engagés, non ? Si le Vlagh peut retourner tranquillement dans son nid, il pondra des œufs et tout recommencera au printemps prochain.

— Pas si tôt, noble reine, corrigea Dahlaine. Le Vlagh aura besoin d’un siècle pour reconstituer son armée. Cela dit, après, nous serons de nouveau menacés…

— Affamez-le ! s’écria Deux-Mains, le chef des Matans. Sans nourriture, pas de nouvelles couvées ! Dahlaine, tu peux manipuler le climat, nous en avons eu plusieurs fois la preuve. Une sécheresse serait la solution idéale.

— Ou une inondation, avança Omago. L’été dernier, ça a très bien marché.

— Nous déciderons quand nous aurons arrêté les envahisseurs, dit Arc-Long, agacé par toutes ces palabres.

— Selon toi, lui demanda Narasan, quand nos adversaires seront-ils prêts à attaquer ?

— Dans une semaine, le temps que les derniers arrivent et que tous soient en position. Nous devrions nous occuper des catapultes. Dans le domaine du Nord, elles ont été très utiles.

— Je vais mettre mes hommes au travail, dit Gunda.

 

Le lendemain, vers midi, Ekial et Keselo rejoignirent la position défensive de Gunda.

— Vous n’avez pas traîné, dit Narasan, surpris de voir avec quelle aisance le jeune officier dirigeait sa monture.

— Keselo est un cavalier-né ! déclara Ekial. Il lui a fallu moins de deux heures pour prendre en main ce bon vieux Nez-Balafré. À présent, le cheval est tellement attaché à son maître qu’il voudrait dormir avec lui !

— Nez-Balafré ? répéta Narasan. N’est-ce pas un nom étrange pour un cheval ?

— Quand il était plus jeune, le pauvre a reçu un coup de sabre sur les naseaux pendant une petite guerre entre Malavis. Il n’en est pas mort, mais la cicatrice est impressionnante. Je sais que « balafré » irait mieux pour un être humain, mais nous adorons nos chevaux.

— Je comprends… (Le général se tourna vers Keselo :) Comment as-tu fait pour apprivoiser si vite ce cheval ?

— J’ai toujours des bonbons avec moi, général, et Nez-Balafré en raffole. Après avoir goûté mes gâteries, il n’a plus voulu me quitter d’un pouce.

— De la corruption, Keselo ? Je suis choqué !

— « Corruption » est un peu fort, général. Moi, j’appellerais ça : « savoir se faire des amis ».

— Keselo m’a donné la recette de ses « gâteries », dit Ekial avec un grand sourire. Si je réussis à ne pas tout manger moi-même, je serai adoré par tous les chevaux du pays de Malavi. (Il se rembrunit.) Les monstres ont-ils déjà attaqué ?

— Non. Selon Arc-Long, ils attendront d’être au complet pour se lancer à l’assaut. Ariga m’a dit que les Malavis ont un plan pour ralentir nos ennemis ?

— Un plan à base de lances, oui…

Dahlaine et Zelana rejoignirent les trois hommes et saluèrent Ekial et Keselo.

— Que t’a dit Sorgan au sujet de notre sœur ? demanda la maîtresse de l’Ouest au jeune officier.

Keselo révéla qu’Aracia était revenue à la raison et qu’elle en faisait baver à ses prêtres et à sa haute prêtresse.

— Une femme dans le clergé d’Aracia ? s’étonna Narasan. Je ne savais pas qu’il y en avait…

— Alcevan est entrée en fonction très récemment, expliqua Keselo. Le gros Bersla déclame ses fadaises, mais la petite Alcevan les murmure – même quand son concurrent est en pleine péroraison. On pourrait la prendre pour une ambitieuse qui cherche à s’attirer les bonnes grâces d’Aracia, mais elle est plus dangereuse que ça. Il y a quelques jours, elle a tenté de faire assassiner Lillabeth.

— Quoi ? s’écria Dahlaine.

— Je tiens cette information de Sorgan… D’après lui, elle a déjà soudoyé un jeune prêtre pour faire le sale boulot, mais il est allé chez Lillabeth au mauvais moment. Pour le punir de son échec, Alcevan l’a purement et simplement égorgé. Le capitaine pense qu’elle ne veut pas laisser en vie les gens qui en savent trop long sur ses intentions. Veltan suppose qu’elle lorgne sur le trône d’Aracia et qu’elle éliminera impitoyablement tous ses complices. Bref, les idiots qui travaillent pour Alcevan n’ont pas une longue espérance de vie.

— C’est affreux !

— Mais ça n’a pas que des mauvais côtés, seigneur Dahlaine. Ça nous fera moins de religieux à tuer, quand nous en aurons fini ici. (Keselo se tourna vers Ekial :) C’est bien ce que vous appelez « la régulation du troupeau », dans ton pays ?

 

En fin d’après-midi, ce même jour, Barbe-Rouge – fièrement monté sur Double-Six – arriva avec les archers de la tribu de Vieil-Ours.

Arc-Long alla accueillir son ami et les membres de sa tribu. Par courtoisie, le général Narasan l’accompagna.

— Salut, Arc-Long ! lança un archer très mince aux yeux gris acier.

— Bonjour, Pisteur ! Qu’est-ce qui vous a pris si longtemps ?

— Nous avons rencontré des créatures du Vlagh… Beaucoup de monstres patrouillent dans les montagnes. À mon avis, le Vlagh aimerait qu’il n’y ait pas trop d’archers dans le coin quand ses guerriers attaqueront. Il a vu quels ravages peuvent faire des flèches, du coup il a tenté de nous intercepter. Il nous a fallu un moment, mais nous avons nettoyé le terrain. Au fait, le chef Vieil-Ours m’a chargé de te transmettre ses salutations.

— Comment va-t-il ?

— Toujours tel qu’en lui-même, tu devrais le savoir… Il peut encore armer son arc, et ses flèches font mouche à chaque fois.

— Et Celui-Qui-Guérit ? S’est-il remis ? J’ai appris qu’il était très malade…

— Tu n’as pas eu la mauvaise nouvelle ? Il est mort, mon ami. Il a quitté ce monde quelques jours après que le drakkar du capitaine Skell fut entré dans notre baie.

Arc-Long eut un soupir accablé.

— C’est une grande perte, dit-il. Celui-Qui-Guérit était l’un des hommes les plus sages du pays de Dhrall. Quelle maladie a eu raison de lui ?

— Aucune en particulier, Arc-Long… Le grand âge a suffi… Il avait près de quatre-vingt-dix ans, et peu de gens vivent aussi longtemps.

— C’est vrai, hélas… En son honneur, nous devrons exterminer tous les monstres afin que le Vlagh se retrouve seul dans son nid.

— Il pondra de nouveaux œufs, mon ami…

— Peut-être… et peut-être pas… En attendant, je te présente le général Narasan, de l’empire trogite. Tu l’as peut-être rencontré pendant les guerres de l’Ouest et du Sud.

— Oui, et on raconte qu’il a été très efficace.

— On essaie, on essaie…, dit le Trogite. D’où te vient ton nom, ami Pisteur ?

— De ce qu’il fait le mieux, répondit Arc-Long. Pisteur peut traquer un animal ou un homme jusqu’au bout du monde, et il repère des empreintes même sur la roche. À mon avis, il serait capable de suivre un poisson à la trace.

— Si l’eau n’est pas trop profonde, modéra Pisteur. Je nage très mal et les poissons m’échappent très souvent. C’est qu’ils sont rapides, quand il le faut !

— Allons près de la muraille de Gunda, proposa Narasan. Il fait très froid en terrain découvert, et je suis sûr que les archers doivent mourir de faim.

— Très bonne idée ! approuva Arc-Long.

L’arrivée des membres de sa tribu eut un effet positif sur l’archer. Aussi solitaire qu’il fût, avoir des amis à ses côtés parvint à lui arracher un demi-sourire par jour – en moyenne.

 

Le lendemain matin, à l’aube, les monstres du Vlagh entreprirent de gravir la pente escarpée qui conduisait à la muraille de Gunda.

Ekial et ses cavaliers les attaquèrent. D’après ce que vit Narasan, cela ne les ralentit pas beaucoup. Pendant la nuit, les soldats récemment arrivés étaient venus livrer aux défenseurs des tonneaux de poix et de goudron. Les catapultes récemment fabriquées étant déjà en position, leurs servants s’affairaient à préparer les projectiles enflammés que les monstres détestaient tant.

— As-tu parlé à Ekial ? demanda Narasan à Gunda. Nous ne voudrions pas mettre le feu à nos alliés.

— Tout est arrangé, glorieux général… Une tactique classique. Quand les cornes leur donneront le signal, Ekial et ses cavaliers s’écarteront. Ensuite, nous bombarderons les monstres de boules de feu qui en carboniseront des centaines. Après ça, les autres auront envie d’aller jouer ailleurs.

— C’est une façon de faire la guerre très cruelle, dit Trenicia. La pire dont j’aie jamais entendu parler…

— En réalité, ça sauvera pas mal de vies ennemies, très chère, expliqua Narasan. Même le guerrier le plus stupide du monde, a tendance à battre en retraite quand il voit brûler ses camarades. Les créatures du Vlagh ne sont pas très futées, mais elles détaleront sûrement dès qu’il pleuvra du feu.

— Et nous aurons gagné cette guerre ? demanda Trenicia.

— Je n’irai pas jusque-là… Nous n’avons pas des réserves illimitées de combustible. Dès que nous n’aurons plus de munitions, les monstres repartiront sans doute à l’attaque.

— Et ils devront payer leur tribut aux pieux empoisonnés, dit Gunda. Après, les archers d’Arc-Long et les Tonthakans les arroseront de flèches. S’il y a des survivants, les lanciers matans seront là pour les accueillir… J’estime que le Vlagh perdra la moitié de ses forces sur la pente. Je parierais mon uniforme que la première muraille tiendra, mais même si je me trompe, nous pourrons nous replier sur celle d’Andar. Puis sur toutes les autres que nous aurons construites. Le Vlagh a peut-être un million de guerriers, mais il aura de la chance s’il lui en reste une dizaine dans quelques jours !