UN RAPPORT VENU DU NORD

 

 

— Ce bateau fend fichtrement bien l’eau, dit Barbe-Rouge à Keselo alors que leur sloop traversait à toute allure la baie de Long.

— Avec de bons rameurs et un vent favorable, ce n’est pas vraiment étonnant, confirma le jeune érudit.

— Comment t’es-tu retrouvé coincé dans le rôle d’agent de liaison entre Narasan et Bec-Crochu ? demanda le Dhrall.

— Pendant la première guerre, dans le domaine de l’Ouest, j’ai passé pas mal de temps avec Sorgan, et nous nous sommes très bien entendus. Narasan a pensé qu’un messager ayant la confiance du capitaine ferait du meilleur travail. Sorgan n’aurait pas confié autant de choses à un inconnu pas réellement informé de tout ce qui se passe. (Le Trogite eut un petit sourire.) En fait, je ne me plains pas de mon sort. Grâce à Nez-Balafré, je ne me suis pas beaucoup fatigué…

— Les chevaux sont amusants, pas vrai ? Et ils avancent rudement plus vite que nous !

— C’est le meilleur côté de la mission que m’a affectée Narasan. Nez-Balafré marche à ma place et les rameurs se fatiguent pour moi. Il me suffit de rester assis, et c’est plutôt agréable.

— À ta place, je ne m’en vanterais pas trop ! Si les hommes découvrent à quel point la vie est plus facile quand on a un cheval, un petit malin risque de te voler le tien, et tu auras de nouveau mal aux pieds. (Barbe-Rouge regarda la ligne de côte, qui diminuait à vue d’œil.) Je déteste avouer ça, mais cette embarcation est presque aussi rapide que ma yole.

— Je vous ai vus traverser la baie de Lattash, Arc-Long et toi. C’est vrai que vous allez vite, mais un bateau taillé dans le tronc d’un arbre ne me dirait pas grand-chose…

— Les tribus du domaine de Zelana utilisent ces yoles depuis toujours. Bien sûr, il ne faut pas laisser tomber une grosse pierre dedans, mais à part ça, elles sont rapides et silencieuses. C’est très important quand on chasse… (Barbe-Rouge changea de sujet sans crier gare.) Où rencontrais-tu Bec-Crochu quand tu allais lui rendre visite ?

— Sorgan a gardé un des navires trogites dans la baie… L’Ascension lui est très utile. Il peut y converser avec ses hommes sans risques d’être espionné. Comme il n’est pas d’une franchise absolue avec Aracia – c’est le moins qu’on puisse dire –, avoir un coin tranquille est très important pour lui. Du coup, nous avions un endroit où parler loin des oreilles indiscrètes des prêtres. Ces derniers temps, c’était devenu moins important, puisque Sorgan a réussi à convaincre Aracia d’envoyer ses adorateurs bâtir des fortifications sur le flanc sud du temple. Ces paresseux sont maintenant obligés d’aider les Maags à construire une muraille qui n’arrêtera jamais personne, à part des assaillants imaginaires. Enfin, pas si imaginaires que ça, parce que les illusions de Veltan sont convaincantes au point d’effrayer jusqu’aux pirates !

Le petit bateau tangua rudement quand il atteignit la haute mer. Les rameurs se levèrent et réajustèrent la voilure.

— Sorgan pense vraiment à tout, n’est-ce pas ?

— En réalité, il sait surtout écouter ses hommes. La plupart des idées viennent de Lièvre ou de Torl. Le capitaine les peaufine un peu, puis il les fait gober à Aracia.

Barbe-Rouge regarda de nouveau la côte.

— Ce bateau est vraiment rapide ! lança-t-il. Si je devais le suivre avec ma yole, ça me ferait vite mal aux bras.

— Le secret, ce sont les voiles, mon ami. Pourquoi se fatiguer quand le vent fait le travail à notre place ?

 

Au milieu de l’après-midi, par un temps glacial et couvert, l’embarcation entra dans le port de ce que Keselo appelait la « cité-temple ».

Les marins accostèrent adroitement à côté de la grande « baignoire flottante » trogite qui mouillait à bonne distance de la côte. Comme Barbe-Rouge s’y attendait, Sorgan et Veltan, accoudés au bastingage, guettaient impatiemment l’arrivée de leurs visiteurs.

Le Dhrall se leva et cria :

— Zelana et Dahlaine m’envoient vous dire que les archers de Vieil-Ours sont en poste sur les fortifications.

— Monte donc à bord, Barbe-Rouge, et toi aussi, Keselo, dit Sorgan. Il vaut mieux ne pas beugler les nouvelles à tous les vents. Aracia semble aller mieux, mais elle pourrait recommencer à dérailler…

Le Dhrall et le Trogite gravirent l’échelle de corde et rejoignirent leurs amis sur le pont du navire. Sorgan les conduisit dans la cabine de poupe où Lièvre attendait en compagnie de Torl.

— Quand pourrais-je voir tes monstres imaginaires, seigneur Veltan ? demanda Barbe-Rouge.

— Très bientôt, j’espère… J’en suis très fier, il faut l’avouer. Ma sœur a repris ses esprits et elle a envoyé ses prêtres travailler avec les Maags.

— Ils nous traînent surtout dans les jambes, précisa Lièvre, mais au moins, on ne les voit plus dans la salle du trône. Ne plus entendre de bêtises à longueur de journées fait un bien fou à dame Aracia.

— Elle a gobé vos histoires à dormir debout ? demanda Barbe-Rouge.

— Les illusions de Veltan sont très convaincantes, répondit Torl. On ne les aperçoit jamais pendant longtemps, mais elles glacent les sangs.

— Je fais en sorte qu’elles soient visibles une ou deux minutes seulement, expliqua le maître du Sud. Les prêtres sont assez stupides pour ne pas distinguer un cafard d’une vache, mais je préfère éviter qu’Aracia ait des soupçons. Elle n’est plus si folle que ça, et elle a déjà vu des monstres du Vlagh. Si elle découvre que nous nous fichons d’elle, elle aura de nouveau une araignée au plafond, et ses adorateurs en profiteront pour la reprendre sous leur coupe. Nous ne voulons surtout pas que ça arrive ! Elle a enfin compris que ses prêtres étaient débiles, et il ne faut pas qu’elle change d’avis. De brefs aperçus sur les faux monstres suffisent amplement…

Keselo se tourna soudain vers Barbe-Rouge.

— Je n’ai plus été dans le col depuis un moment, dit-il. Toi, tu en viens. Combien y a-t-il de murailles, là-haut ?

— Huit, si j’ai bien compté… D’autres sont en cours de construction. Le pauvre Vlagh va perdre beaucoup de petits dans cette affaire.

— Je le plains de tout mon cœur, mentit Sorgan.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas lui envoyer un petit mot pour le consoler ? proposa Keselo. Bien entendu, je doute qu’il sache lire, et il y a fort à craindre qu’il mange notre message.

— Aucun de vous n’a du poison sur lui ? demanda Sorgan, très intéressé par cette idée.

— Nous devrions pouvoir trouver quelque chose qui lui flanque de sacrées coliques, au minimum, répondit Barbe-Rouge.

— Laissez-moi réfléchir, les amis. Je sens que je vais avoir une inspiration !

 

— Trompe-Gogos et Œil-de-Travers n’ont pas vraiment tenu le compte des prêtres venus travailler au sud, annonça Sorgan le lendemain matin après un bon petit déjeuner pris sur le pont de l’Ascension. Du coup, des petits malins ont tenté de retourner au cœur du temple. La plupart cherchaient seulement à se mettre sous la dent autre chose que des haricots. Mais Alcevan, elle, continuait à envoyer des tueurs à la petite Lillabeth.

— Quoi ? s’étrangla Barbe-Rouge.

— Nous avons la situation en main, ne t’inquiète pas… Beaucoup de prêtres sont terrifiés par l’imminent changement de déesse. Ils savent qu’Aracia s’endormira bientôt pour céder sa place à Enalla, et ça leur semble très mauvais pour leur avenir. Ils se doutent que la nouvelle maîtresse de l’Est dissoudra le clergé et fera détruire le temple. Alcevan, une toute récente prêtresse, pense qu’Enalla mourra si Lillabeth est tuée. Selon elle, ça forcera Aracia à rester éveillée. Avant que tout le monde soit forcé de travailler sur la muraille sud, il y a eu des tentatives d’assassinat. Alcevan envoyait des novices transformés en tueurs à gages, mais nous avons mis un terme à tout ça.

— Comment ? demanda Barbe-Rouge.

— Des faux monstres, comme d’habitude ! lança Sorgan. Lièvre s’est souvenu du triste destin de Jalkan et de l’Adnari Estarg, dans le domaine du Sud. Il en a touché un mot à Veltan, et désormais les couloirs du temple sont obstrués par des toiles d’araignée au fil gros comme ma jambe ! De temps en temps, une araignée géante sort de l’ombre pour intimider les téméraires. Trompe-Gogos et Œil-de-Travers ont décrit en détail la mort de Jalkan et d’Estarg, et Veltan nous a obligeamment fourni de faux squelettes de prêtres victimes des araignées. Après ça, les novices ont cessé de se sentir une vocation de meurtriers. L’idée d’être liquéfiés vivants puis lentement bus par un monstre les a rendus indifférents à toutes les promesses de promotion et de gloire d’Alcevan. Ils restent massés près du mur sud, et ils ne s’en éloigneraient pas pour tout l’or du monde.

— Les mystifications deviennent de plus en plus raffinées ! s’exclama Barbe-Rouge, ravi. Qui protège Lillabeth, en ce moment ?

— Torl a placé une bonne centaine d’hommes tout autour de ses appartements, répondit Sorgan. Quelques-uns de nos pirates les plus costauds bardés d’armes plus impressionnantes les unes que les autres… Personne ne s’approchera plus de la gamine, faites-nous confiance ! Désormais, la majorité des prêtres se fichent des plans tordus d’Alcevan. En revanche, ils râlent ferme au sujet de la nourriture. Des haricots, après s’être régalés de mets délicieux pendant des années ! Ils ont eu un peu d’espoir quand Trompe-Gogos leur a proposé de choisir leur menu. Mais ils ont déchanté lorsqu’il a précisé que l’alternative était de manger des haricots ou de la poussière !