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Ara était sûre que les dieux du pays de Dhrall devaient être faits à son image et à celle d’Omago.

— Mon cœur, déclara-t-elle, un jour ou l’autre, nous devrons nous adresser à eux, et ils ne seront pas perturbés si nous leur ressemblons. Et tant qu’à faire, quand nous inventerons les adorateurs, faisons en sorte qu’ils soient semblables à leurs dieux. Ça simplifiera les choses, à mon avis…

— Une excellente idée, approuva Omago. Si nous devons dans l’avenir nous mêler aux dieux et aux mortels, il vaut mieux que nous ayons le même nombre de bras et de jambes qu’eux. On se met au travail ?

— Tu veux bien te charger des corps ? Les grandes lignes, seulement. Je m’occuperai des visages, puis nous déterminerons ensemble leurs caractéristiques. Il faut qu’ils aient des identités et des personnalités bien définies, je pense…

— Tu es très créative, mon aimée…

— Tout est dans le détail, mon cœur ! C’est l’amour de la finition qui fait l’artiste. Et que faisons-nous, sinon créer une œuvre d’art ? Nos dieux devront avoir une conscience, et il vaut mieux qu’ils pensent comme nous, si nous voulons éviter les ennuis.

— Avant de commencer, je voudrais souligner un point… Quand ils s’éveilleront, il serait bon qu’ils aient des souvenirs. Ainsi, ils croiront exister depuis le commencement des temps, et le jour de leur naissance leur paraîtra tout à fait banal – une journée parmi des millions d’autres. (Omago plissa le front.) Ils croiront être en ce monde depuis des milliers d’années, mais nous saurons qu’il n’en est rien. De fait, ils seront destinés à une très longue vie, mais l’âge finira par les rattraper, et ils auront besoin de dormir pour récupérer un peu.

— Qui s’occupera du pays de Dhrall pendant ce temps ? demanda Ara, très inquiète.

Omago se gratta pensivement le menton.

— Si nous ne sabotons pas le travail, les dieux devraient pouvoir tenir le coup pendant vingt-cinq mille ans. Après, ils auront besoin d’un « somme » de la même durée.

— Notre plan génial se casse la figure, mon aimé !

— Pas vraiment, ma chérie, dit Omago avec un petit sourire. Il suffira de créer une deuxième génération qui viendra aux affaires quand ses aînés devront dormir. Nous étions partis sur l’idée que quatre dieux conviendraient, mais c’était une erreur. En fait, il nous en faut huit. Les quatre premiers régneront sur le pays de Dhrall pendant vingt-cinq mille ans, puis ils s’endormiront et le second groupe les remplacera. S’ils se repassent le flambeau de cette manière, nos fils et nos filles survivront pendant très longtemps, et c’est notre objectif, après tout. Ara, nous ne devons pas être coincés sur ce monde. Comme tu le sais, d’autres planètes réclament notre attention. Allez, mettons-nous à l’ouvrage. Ce travail risque de nous prendre pas mal de temps.

Omago eut assez de noblesse d’esprit pour ne pas s’insurger quand Ara annonça qu’elle choisirait les noms des huit dieux. D’une nature plutôt prosaïque, il n’était guère porté aux envolées poétiques, au contraire d’Ara, dont l’imagination n’avait pas de limites.

Après mûre réflexion, elle se décida pour les noms suivants : Dahlaine, Zelana, Veltan et Aracia. Ayant baptisé la première génération avec un talent musical incontestable, elle se surpassa quand il s’agit de la seconde, dont les membres s’appelleraient Dakas, Balacenia, Vash et Enalla.

Omago implanta les noms dans les mémoires factices des quatre premiers dieux. Après s’être mis hors de vue, il éveilla leur conscience.

— Que signifie tout cela ? demanda d’un ton bourru Dahlaine, un solide gaillard à la barbe grise, bien qu’il fût âgé d’à peine deux ou trois minutes.

— J’allais te poser la même question, grand frère, dit la déesse nommée Zelana. Il me semble que j’étais en train de regarder une chaîne de montagnes, mais elle a disparu.

— Je peux me tromper, Dahlaine, dit le juvénile Veltan, mais je crois que tu nous as réunis pour nous parler d’un certain « Vlagh ».

— Oui, ça me revient ! J’étudie les insectes depuis des millénaires, et j’en sais long sur ceux dont la naissance remonte presque au commencement des temps. Mais le Vlagh semble avoir des ambitions inquiétantes…

— C’est absurde ! s’exclama la déesse Aracia. Les insectes ne sont pas assez intelligents pour avoir ce que tu appelles des « ambitions ». Comme les autres, celui-là veut simplement pondre des milliers d’œufs.

— C’est vrai, mais il pense, dirait-on, que ses enfants pourront conquérir le monde s’ils sont assez nombreux.

Le Vlagh voudrait régner sur le pays de Dhrall – pour commencer !

— Pas tant que je serai ici ! déclara Veltan. S’il s’attaque à une partie de mon domaine, je ferai avec ses six pattes un nœud qu’il lui faudra des années pour dénouer !

— Nous adorerions voir ça, petit frère ! dit Zelana avec un enthousiasme sincère.

— Ne t’inquiète pas, répondit Veltan, si le Vlagh s’approche du Sud, je ne manquerai pas de lui botter les fesses. En supposant qu’il en ait.

Dans la cachette d’où elle observait les dieux avec son aimé, Ara eut un grand sourire. Les souvenirs qu’Omago avaient implantés dans l’esprit de leurs « rejetons » faisaient merveille. Alors qu’ils venaient de naître, Dahlaine, Aracia, Zelana et Veltan étaient convaincus qu’ils existaient depuis des millénaires.

— Tout se déroule comme nous l’avions prévu, mon chéri, dit Ara à Omago. Leur mémoire fictive est parfaitement au point, et je te félicite. Tu crois que nous devrions créer la seconde génération dès à présent ?

— Nous n’en aurons pas besoin avant longtemps, ma chérie. Inutile de se précipiter.

— Et les adorateurs mortels ? Quand devront-ils apparaître ?

— Là encore, rien ne presse. Laissons le temps à nos dieux de s’habituer à l’existence avant de leur fournir des fidèles. On trouve assez d’animaux ici pour qu’ils aient conscience de ne pas être la seule forme de vie présente sur ce monde.

— Si j’ai bien compris, nous en avons terminé pour le moment ?

— Il me semble, oui…

— Dans ce cas, si nous allions jeter un coup d’œil aux autres continents. S’ils sont habités, nous devrons peut-être accélérer les choses ici…

 

Omago n’avait guère envie d’abandonner son corps pour redevenir un pur esprit, et il n’en fit pas mystère.

— Pour l’exploration, c’est beaucoup plus pratique, mon cœur, insista Ara. Quand on emporte son corps, il devient parfois un tel boulet ! Nous voulons seulement observer, et des esprits sont parfaits pour ça.

— C’est tellement peu naturel, se plaignit Omago.

— Naturel ? Que signifie cette notion quand il s’agit de nous ? Nous venons d’un autre temps et d’un autre espace, ne l’oublie pas. Les règles qui s’appliquent à ce monde ne nous concernent pas. Allez, tente le coup, Omago ! Je l’ai déjà fait, tu te souviens ? Avant de prendre certaines décisions, nous avons besoin de glaner des informations.

— Si tu le dis…capitula Omago.

— Tu vois, ce n’était pas la peine de faire ta mauvaise tête !

Ara et Omago abandonnèrent leur enveloppe charnelle et survolèrent l’océan qui s’étendait à l’ouest du pays de Dhrall.

— C’est bien ce que je pense ? demanda soudain Omago.

— De quoi parles-tu ?

— Là, au bord de l’eau, sur la côte ! Je doute qu’il s’agisse d’un animal.

— Cette créature est debout sur les pattes de derrière, et elle a des mains. Tu dois avoir raison, ce n’est pas un animal. Mais qu’est-elle en train de faire ?

— Tenter de tuer un poisson, je crois… tu vois le long bâton que cet être plonge dans l’eau ? Il est affamé, et très primitif, pour recourir à des techniques pareilles. Si tous les bipèdes du coin sont comme ça, il n’est pas urgent de fournir des adorateurs à nos dieux.

Ara et Omago se dirigèrent vers le sud. Quand ils atteignirent le continent, ils remarquèrent plusieurs amas de huttes elles aussi très primitives.

— Des abris…, dit Omago. Pour se préserver des intempéries. Si ces gens sont assez intelligents pour penser à ça, ils ne sont pas loin d’être des humains.

— Tu vois ces colonnes de fumée ? Apparemment, ils ont découvert le feu et s’en servent pour se réchauffer. (Ara plissa les yeux pour mieux voir.) Que fiche cette femelle ? On dirait qu’elle fait tourner des morceaux de viande au-dessus des flammes…

— L’odeur est agréable. Je crois que cette créature essaie d’améliorer la saveur de son repas.

— Dire que je n’avais jamais pensé à ça ! s’exclama Ara. La viande crue doit avoir un horrible goût de sang… (Elle décida d’essayer le truc du feu dès qu’elle serait de retour dans son corps.) Je sais que tu préférerais attendre un peu, mais si le Vlagh tente d’envahir le pays de Dhrall, il faudra qu’il soit peuplé. Nos dieux n’ont pas le droit de tuer, contrairement aux mortels. Nos humains n’auront sans doute pas envie de manger les serviteurs du Vlagh, mais on peut éventrer quelqu’un sans avoir obligatoirement l’intention de le dévorer.

— Tu m’as convaincu, cher cœur ! Je pensais qu’il valait mieux attendre un peu avant de créer des adorateurs, mais je me trompais.

Plus loin au sud, Ara et Omago virent des mortels qui se nourrissaient de baies et de racines quand ils ne trouvaient ni viande ni poisson.

Ara pensait depuis le début que le pays de Dhrall devait être peuplé de mortels. Contrairement aux dieux, ces humains auraient besoin de manger. La viande crue suffirait à les garder en vie, mais si on la mettait d’abord en contact avec des flammes, elle aurait sûrement meilleur goût.

Cette constatation ouvrit à Ara une multitude de nouveaux horizons…