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— Ta présence ici empêchera Aracia de voir qu’Enalla et moi y sommes, me dit mon moi-de-demain tandis que nous approchions de l’absurde temple de la maîtresse de l’Est.

Par un temps glacial, chevaucher le vent n’avait rien de très drôle.

— Je ne suis pas sûre de comprendre, moi-de-demain, dis-je à Balacenia. Si ce qu’on raconte est vrai, la sœur de ma Vénérée est sous l’influence de la femme-insecte Alcevan. Dans ce cas, elle ne reconnaîtra personne, je suppose ?

— C’est ce que nous voulons découvrir, Eleria. S’il reste un peu de raison à Aracia, nous avons une chance de la récupérer.

— Je ne parierais pas ma chemise là-dessus, dis-je. L’odeur qu’utilise Alcevan est sans doute celle qui a hypnotisé toute une tribu de Tonthakans. Dommage que Bovin ne soit pas là. Avec sa hache, il aurait résolu le problème pour nous.

Balacenia secoua la tête.

— J’ai évoqué cette possibilité avec les autres, mais Alcevan est peut-être la clé qui assurera, notre victoire sur le Vlagh. Elle ne doit pas mourir pour l’instant.

— Pourquoi ne pas mobiliser Veltan ? S’il conduit le Vlagh sur la lune et qu’il l’abandonne, il ne pourra pas revenir nous casser les pieds ici.

— Je doute que Veltan ait le droit de faire ça, Eleria. Ça reviendrait à franchir la fameuse ligne qu’Aracia est sur le point de dépasser. Nous aimons trop Veltan pour risquer de le perdre.

— Que veux-tu que je fasse, Balacenia ? demandai-je.

— Tu ne m’appelles plus « moi-de-demain » ? s’étonna ma version adulte.

— Il faut bien changer un peu, et j’aime assez ton nom pour l’utiliser de temps en temps. Bon, que suis-je censée faire dans cette histoire ?

— Si tu racontais à Lillabeth – qui sera en réalité Enalla – l’histoire des dauphins roses avec qui tu jouais quand tu étais plus jeune ? (Balacenia marqua une pause.) tu sais que c’est à cause de ça que nous sommes si différentes, j’imagine ? Et tu as compris que nous ne pourrons jamais nous réunifier.

— Ma Vénérée ne m’en a jamais parlé, mais j’avais saisi toute seule. Ne t’en fais pas trop à ce sujet, moi-de-demain. Ce ne sera pas si mal que ça. Au cours du prochain cycle, être deux nous permettra d’abattre plus de travail. Mais pas touche à Arc-Long, surtout !

— Tu l’aimes beaucoup, je crois ?

— Bien sûr. Tout le monde l’aime.

— Peut-être, mais c’est à toi qu’il appartient, soupira Balacenia.

— « Appartenir » est un verbe un peu trop fort. Arc-Long n’est la propriété de personne. Si on y réfléchit, c’est peut-être bien nous qui lui appartenons… (J’estimai judicieux de changer de sujet.) Si j’étais toi, moi-de-demain, je ne me ferais pas trop d’illusions au sujet d’Aracia. Ne le répète pas aux autres, mais je suis certaine que nous l’avons perdue à jamais. Dame Puanteuse lui a mis le grappin dessus, et elle ne la lâchera plus.

— « Dame Puanteuse » ? répéta Balacenia. Un nom qui va très bien à Alcevan. tu es un petit trésor de perfection, moi-d’hier !

— J’ignore ce qu’est la perfection, et en matière de défauts, j’ai tout ce qu’on peut imaginer en réserve. Cela dit, ce nom m’est venu spontanément à l’esprit, et je l’ai saisi au vol. Parfois, j’ai du mal à trouver le mot juste dans la langue des humains. Tu sais, je pense toujours dans celle des dauphins. C’est amusant, non ?

— Très, concéda mon moi-de-demain.

 

Balacenia devint invisible quand nous traversâmes le toit mal fichu du temple de la sainte cinglée Aracia.

Heureusement, je sentais toujours la présence de mon moi-de-demain…

Enalla était assise dans la petite chambre et sa ressemblance avec Lillabeth me stupéfia. J’avais rencontré ma sœur pendant la guerre de l’Ouest, chez ma Vénérée, et nous nous étions retrouvées pour parler d’une même voix de notre rêve commun – celui qu’Aracia avait désespérément tenté de cacher à sa fratrie. Du coup, je me sentis très à l’aise, même si c’était Enalla qui me faisait face.

— Nous sommes la même personne, Lillabeth et moi, me dit Enalla d’une voix un peu plus mûre que celle de la Rêveuse. Comme Balacenia et toi…

— Pas tout à fait, ma sœur, intervint mon moi-de-demain. Dans son enfance, Eleria a passé beaucoup de temps avec des dauphins roses, et ça nous a éloignées l’une de l’autre.

— Pourquoi Zelana a-t-elle permis une chose pareille ?

— Ma Vénérée consacrait son temps à la poésie et à la musique, expliquai-je. Elle aimait beaucoup les dauphins roses. Quand Dahlaine m’a confiée à elle, Zelana s’est vite aperçue que j’avais besoin d’être maternée. Comme ça ne lui disait rien, elle a demandé à Meeleamee.

— Les dauphins ont des noms ? s’étonna Enalla.

— Bien sûr ! Et ils parlent ! Ma Vénéré pratique leur langue, et elle a appelé Meeleamee au secours quand elle a découvert que je ne me nourrissais pas de lumière. J’ai bu le lait de Meeleamee, et en un sens, c’est la seule mère que j’aie jamais eue.

— Aracia m’a simplement confiée à deux nourrices humaines, dit Enalla, et je n’ai jamais été très proche de ces femmes. Elles me donnaient le sein, mais je n’éprouvais rien pour elles.

— C’est sans doute pour ça que tu n’as pas été un bébé heureux. Les dauphins pensaient que m’apprendre à nager était aussi important que me nourrir. Avant de savoir marcher, j’étais aussi à l’aise dans l’eau qu’un poisson !

— Si tu me racontais des histoires de dauphins, Eleria ? murmura Enalla. Selon Balacenia, et je suis d’accord avec elle, ça convaincrait Aracia que nous sommes deux petites filles innocentes. (Elle reprit son ton normal.) Comment un bébé peut-il apprendre à nager ?

Si je n’avais pas été au courant, j’aurais cru que cette question la fascinait vraiment.

— C’est moins difficile qu’on l’imagine, Lillabeth ! Meeleamee n’était pas la seule maman dauphin qui me nourrissait. Il y en avait d’autres, et de plus en plus sont venues dans la grotte quand elles ont appris que je distribuais des bisous en guise de récompense.

— C’est donc là que tu as pris cette étrange habitude ? Je me posais la question depuis longtemps.

— J’ai compris très tôt qu’on pouvait tout obtenir avec des bisous-bisous et des câlins. Pour Arc-Long, il m’a fallu moins de cinq minutes ! Mais revenons à la nage. Les dauphins ont commencé à pousser des poissons vers mon bassin, dans la grotte, pour que j’apprenne à me nourrir toute seule. Quand un bébé perce des dents, lui donner la tétée devient douloureux. Étant des animaux marins, les dauphins ont un régime à base de poisson. Mes amies m’ont d’abord donné des morceaux de filet, puis elles m’ont enseigné l’art d’attraper une proie. Quand j’ai réussi pour la première fois, elles étaient très fières.

— J’ai cru voir qu’il n’y avait pas de feu dans la grotte de Zelana. Comment faisais-tu cuire les poissons ?

— Je n’essayais même pas ! Allumer un feu dans l’eau n’est pas très facile.

— Tu mangeais des poissons crus ?

— Bien sûr ! Quand elles ont voulu me sevrer, Meeleamee et les autres n’allaient quand même pas se mettre à la cuisine ! Attraper et dévorer mon premier poisson a été un vrai bonheur. Mais la pêche est bien meilleure en haute mer, et je n’ai pas tardé à sortir de la grotte.

— Et Zelana approuvait tout ça ?

— Ma Vénérée ne mangeait que de la lumière, et elle a confié mon éducation gastronomique aux dauphins.

— Je me pose une autre question : pourquoi appelles-tu Zelana comme ça ?

— Les dauphins lui donnaient ce nom, et il m’a bien plu. C’est une traduction, bien sûr, parce que je parlais la langue de mes amies longtemps avant de pratiquer la vôtre… En revanche, je n’aimais pas beaucoup le nom dont mes nourrices m’avaient affublée. « Beeweeabe. » Ça veut dire « Courte-Nageoire-Sans-Queue ». Franchement, j’ai été soulagée quand ma Vénérée m’a baptisée Eleria. Mais j’ai continué à nager avec les dauphins lorsque j’avais faim. Un jour, Meeleamee m’a présenté une vieille baleine qui m’a conduite au fond de la mer. Dans une huître, j’ai découvert la perle rose qui m’a permis d’avoir des rêves spéciaux dès que je suis retournée dans la grotte de ma Vénérée. Si tu veux mon avis, cette baleine n’en était pas vraiment une !

— Zelana m’a raconté cette histoire… Ton premier rêve t’a-t-il montré la création du monde ?

— C’est ce que pense ma Vénérée. Moi, j’ai surtout vu des flammes et de la lave.

— TU devrais abandonner ce sujet, moi-d’hier, dit la voix de Balacenia dans ma tête. Si Aracia écoute, nous ne voulons pas qu’elle sache quand et où ton rêve commençait.

— Et comment le sais-tu ? m’étonnai-je.

— Au cas où tu l’aurais oublié, nous sommes la même personne. Du coup, je me souviens aussi bien que toi de ce songe. Au début, l’univers et le temps n’existaient pas…

— Alors, tu as vu aussi Père et Mère ?

— Bien entendu, moi-d’hier…

J’en fus quelque peu mécontente. Jusque-là, je pensais que le début du rêve n’appartenait qu’à moi. Une sorte de présent de mes « parents », parce que j’étais leur fille préférée. Mon moi-de-demain m’avait piqué mon cadeau, et ça me tapait sur les nerfs.

— Nous en reparlerons un autre jour, moi-d’hier, dit Balacenia. Aracia ne doit rien savoir de tout ça. Si elle apprenait la vérité sur ce rêve, elle se comporterait encore plus stupidement. Maintenant, incite Enalla-Lillabeth à te parler de sa vie au temple. Ça attirera l’attention d’Aracia, et elle ne pensera plus au fameux rêve. Il vaut mieux ne courir aucun risque.

 

— Parfois, ça me donnait envie de vomir, me dit Lillabeth-Enalla. Le gros Bersla pouvait passer des heures à couvrir Aracia de louanges mielleuses. Moi, ça me révulsait, mais la maîtresse de l’Est en redemandait ! Elle adore qu’on la vénère et buvait ces discours comme du petit-lait. Cette idiote ne s’apercevait pas que Bersla la flagornait pour une seule et unique raison : pouvoir continuer à se tourner les pouces, ce qui est sa plus grande ambition !

Mon moi-de-demain souffla dans l’esprit d’Enalla quelques mots que j’entendis également.

— N’entre pas trop dans les détails, ma sœur… Alcevan peut écouter aussi, et son but est de convaincre Aracia qu’elle doit t’assassiner. Nos ennemis veulent qu’elle reste éveillée plus longtemps parce qu’ils la contrôlent. Ils savent qu’ils ne te feront pas le même coup, et c’est pour ça qu’ils ont décidé de t’éliminer.

— Tu crois qu’ils ignorent ce qui arrivera à Aracia si elle passe à l’acte ?

— Ce n’est pas le genre de choses que nous crions sur tous les toits, ma sœur.

— Quelque chose me dépasse, avoua Enalla. À ma connaissance, Alcevan est la seule prêtresse du clergé d’Aracia. Comment a-t-elle pu s’imposer à Bersla ?

— Dame Puanteuse a pas mal de tours dans son sac…

— Dame Puanteuse ? répéta mentalement Enalla en essayant de ne pas éclater de rire.

— C’est le surnom que lui a trouvé mon moi-d’hier, dit Balacenia. Elle utilise une odeur spéciale pour subjuguer les gens, et c’est sûrement comme ça qu’elle a eu Bersla. Je ne dirais pas qu’elle pue, mais ce nom lui va comme un gant et la rend un peu moins effrayante.

— Je vais le garder en mémoire, dit Enalla, car il pourrait m’être utile dans un avenir pas trop lointain. (Elle eut un soupir accablé.) Je pensais que Sorgan Bec-Crochu avait ramené Aracia à la raison. Tu n’imagines pas la tête qu’a tirée Bersla quand elle lui a ordonné d’aller travailler aux fortifications avec les autres prêtres. Comment Dame Puanteuse a-t-elle réussi à revenir dans la salle du trône ?

— En passant par l’extérieur du temple… Avant, elle a envoyé d’autres novices pour qu’ils tentent de tuer Lillabeth, mais aucun n’est arrivé jusqu’à elle.

— Elle a trouvé des types assez idiots pour lui obéir après qu’elle eut égorgé le premier tueur à gages raté ? C’est incroyable !

— Peu de gens doivent être informés de cette exécution, ma sœur… Alcevan n’a pas abandonné le cadavre au milieu de la salle du trône… De toute façon, son plan est tombé à l’eau quand Lièvre, le petit Maag si malin, a terrifié les prêtres au point qu’ils n’osent plus s’aventurer dans les couloirs.

— Comment a-t-il fait ?

— Il a persuadé ces crétins que des araignées géantes rôdaient dans les corridors. Tu ne le sais peut-être pas, mais être la proie d’une araignée est un sort horrible.

— Pire que d’être mordu par un serpent ?

— Bien pire, oui ! Personne ne prendrait un risque de ce genre, quelle que soit la récompense promise.

— Nous devrions demander de l’aide à Arc-Long, dis-je. Il peut tuer Alcevan d’assez loin pour que son odeur ne lui fasse pas perdre la raison.

— C’est peut-être la meilleure solution, admit Enalla. Si nous nous débarrassons de la femme-insecte, Aracia redeviendra saine d’esprit.

— Arc-Long est très loin d’ici, rappela mon moi-de-demain. Et de toute façon, nous ne voulons pas qu’Alcevan meure trop tôt. Elle pourrait nous être utile quand nous déciderons d’en finir avec le Vlagh.