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— Je crois qu’il est temps d’aller au lit, petite Eleria, dit soudain la voix de Mère dans ma tête.

— Pardon ? m’exclamai-je.

— Tu vas devoir rêver, mon enfant… C’est sans doute le seul moyen d’empêcher Aracia de courir à sa perte. Hélas, je ne suis pas sûre que ça suffise. Alcevan a subjugué cette pauvre fille au point qu’elle se pense à l’abri des conséquences d’une tentative de meurtre. J’espère que ton songe la ramènera à la raison, mais je ne parierais pas l’avenir du monde là-dessus.

— Tu veux que je fasse semblant de dormir puis que je lui raconte une histoire assez horrible pour qu’elle renonce à son projet ?

— Oublie le « faire semblant », Eleria. Tu vas dormir pour de bon et tu feras un rêve. Ensuite, avec Enalla – qui aura l’apparence de Lillabeth – tu décriras en détail ce songe, comme tu l’as fait avec la vraie Lillabeth l’automne dernier. Aracia sait que le pouvoir des rêves dépasse largement le sien. Ton récit devrait lui glacer les sangs et la convaincre de ne pas mettre en application le plan d’Alcevan.

— Et si ça ne marche pas ?

— Nous perdrons Aracia, et je ne peux rien dire des conséquences que ça aura.

 

J’étais consciente de dormir, une des particularités qui distinguent les rêves « spéciaux » des autres. Le songe que me fit faire Mère était atroce, et j’aurais juré qu’il forcerait Aracia à réfléchir.

Mais rien ne se passa comme prévu parce que la maîtresse de l’Est – ou Alcevan – avait une longueur d’avance sur nous.

La porte de la chambre de Lillabeth s’ouvrit et Aracia, les yeux exorbités et les cheveux hérissés, entra comme une furie en criant d’ignobles jurons. Dame Puanteuse la suivait, une lueur de triomphe dans le regard.

— J’ai fait un rêve, dit Enalla-Lillabeth en même temps que moi.

Nous commençâmes à raconter le songe, mais je vis tout de suite qu’Aracia ne nous écoutait pas. À mon avis, Alcevan avait dû prévoir le coup et la rendre sourde.

— Vile usurpatrice ! cria Aracia à l’enfant qu’elle prenait pour sa Rêveuse. Profanatrice de mon temple ! Je t’ai nourrie dans mon sein, et tu n’auras rien de plus pressé que me trahir quand je m’endormirai. Sache que ce lieu saint ne t’appartiendra jamais, pas plus que l’amour de mes fidèles ! Car je vais te bannir à jamais du monde des vivants, maudite enfant ! Cesse d’exister, Lillabeth, je te l’ordonne !

Un moment, Aracia resta où elle était, pétrifiée comme une statue. Puis, ainsi que l’avait montré mon rêve, elle commença à se transformer en une silhouette lumineuse composée de millions d’étincelles. Bref, elle garda sa forme, mais perdit toute substance.

Sur le moment, je crus qu’Enalla et mon moi-de-demain lui avaient renvoyé son ordre à la figure. En y réfléchissant, je crois que son désir de tuer s’est retourné de lui-même contre elle…

Si nous avions pu raconter notre rêve, Enalla et moi l’aurions-nous sauvée ? Franchement, je n’en sais rien. Quand il est interdit de tuer, ordonner à quelqu’un de mourir risque de détruire l’assassin en puissance au lieu de sa victime.

Sur ce qu’il restait du visage d’Aracia, je lus une indicible horreur. Puis ses traits s’effacèrent et sa silhouette brilla de plus en plus fort.

Elle explosa, presque aussi lumineuse qu’un soleil.

Aracia n’existait plus !

Alcevan cria de rage et s’enfuit.

La véritable Lillabeth éclata en sanglots, car elle venait de perdre sa « protectrice ».

Enalla étant debout près de la porte avec mon moi-de-demain, la pauvre enfant devait supporter seule son désespoir.

Je la pris dans mes bras et la serrai contre moi. Ce n’était pas grand-chose pour la consoler d’un tel chagrin, mais je ne pouvais rien faire de plus…

 

Lillabeth pleurait toujours quand Veltan entra en trombe dans la chambre.

— Quel était cet affreux bruit ? demanda-t-il.

Très mal disposée envers le monde entier, à cet instant précis, je répondis d’une voix glaciale à sa question stupide.

— Ta sœur vient de se détruire. Elle est entrée ici avec Dame Puanteuse sur les talons et elle a ordonné à Lillabeth de cesser d’exister. Comme elle n’avait pas le droit de tuer, son sortilège – ou je ne sais quoi d’autre – lui est revenu en pleine figure. Elle s’est transformée en lumière, puis elle a explosé. Ta sœur aînée n’existe plus, oncle Veltan.

J’avais décidé de dissimuler aux membres de la famille mon implication dans cette affaire. Si Mère voulait la leur révéler, c’était son problème. Moi, je refusais d’en dire un mot.

Veltan blêmit et de grosses larmes roulèrent sur ses joues.

Mère choisit cet instant pour nous rejoindre.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

Comme si elle ne l’avait pas déjà su !

— Aracia est venue ici avec sa femme-insecte, répondis-je. D’après moi, Alcevan avait réussi à la convaincre d’en finir avec Lillabeth. Je ne suis pas sûre de la culpabilité de la fausse prêtresse, mais en tout cas, elle était présente dans la chambre.

« Oubliant la loi la plus importante qui régit les dieux du pays de Dhrall, Aracia a ordonné à Lillabeth de mourir. Pour faire court, c’est elle qui a été rayée de la surface du monde. Tu viens de perdre un de tes enfants, Mère, et il ne te reste même pas une dépouille pour lui offrir de belles funérailles.

Mère mit un index devant sa bouche puis me foudroya du regard histoire de m’indiquer que Veltan et les autres ne devaient jamais savoir ce qui était vraiment arrivé.

Puis elle parla avec le ton qui lui permettait d’atteindre tous ses enfants, même quand ils se trouvaient très loin d’elle.

— Dahlaine, Zelana, nous avons un énorme problème dans le temple d’Aracia. Venez aussi vite que possible et amenez les Rêveurs !

 

Lillabeth sanglotait encore quand le reste de la famille nous rejoignit. Mes tentatives de la consoler ne servaient pas à grand-chose, mais quand Enalla, obéissant à Mère, la prit dans ses bras, la petite se calma un peu.

Sur un ordre de Mère, je décrivis la triste fin d’Aracia aux nouveaux venus.

— Tout ira mieux sans elle, dit Vash, le futur remplaçant de Veltan.

— Non, le détrompa mon moi-de-demain, il nous manque une divinité, et tout l’équilibre est rompu. Si nous ne trouvons pas une solution, je crains que nous ne tardions pas à rejoindre Aracia dans le néant.

— Ne t’affole pas ainsi, Balacenia, dit sèchement Mère. Il vous suffira de la remplacer, et tout rentrera dans l’ordre.

— La remplacer par qui ? demanda Enalla, Lillabeth toujours blottie dans ses bras. (Puis elle se tourna vers Dahlaine.) Tu as intérêt à avoir une idée géniale avant que nous explosions tous !

Bien entendu, Mère avait trois bonnes longueurs d’avance sur Enalla et sur nous tous.

— La réponse à ta question est très simple, ma fille ! (Mère me sourit.) tu auras pas mal de temps pour t’habituer à cette idée, Eleria… Dans vingt-cinq mille ans, tu devras remplacer Enalla au poste de maîtresse de l’Est. Ton enfance avec les dauphins t’a suffisamment éloignée de Balacenia pour que vous ne soyez plus la même personne. En quelque sorte, tu étais au chômage, mais c’est terminé. Tu ne trouves pas ça amusant ?