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Le lendemain matin, vers dix heures, Sorgan fut très étonné de voir le gros Takal Bersla approcher de ses fortifications factices.
Le capitaine s’étonna que le prêtre soit seul. Si son ami Platch le rameur ne lui avait pas menti, Bersla ne sortait jamais sans une cohorte de gardes du corps.
— Eh bien, cria Sorgan, perché sur les créneaux de sa muraille branlante, mais c’est notre saint Takal ! Dame Aracia voudrait me voir ?
Observant le visage de l’obèse, le capitaine le vit devenir blanc comme un linge. Mais Bersla parvint à se ressaisir.
— Je parle au nom de la sainte parce qu’il y a une urgence, capitaine. Il semble que des serviteurs du Vlagh se soient infiltrés dans le temple. En ce moment même, ils sèment la terreur et font couler le sang. Comme tu le sais très bien, Bec-Crochu, je serais de taille à affronter seul ces monstres. Mais sainte Aracia m’a ordonné de m’adresser à toi.
— Je suis impatient de t’écouter, Takal. Cela dit, il vaut mieux que nous soyons loin des oreilles indiscrètes. Un de mes hommes va te conduire dans un endroit tranquille où je te rejoindrai.
En descendant de son perchoir, Sorgan se frotta les mains de jubilation. Si quelqu’un pouvait savoir où était l’or d’Aracia, c’était bien le gros Bersla, qui tirait les ficelles de la défunte depuis des décennies.
Sorgan gagna ses quartiers improvisés. Quelques minutes plus tard, un solide Maag arriva en compagnie du prêtre. Dès que le pirate fut parti, le capitaine dévisagea son visiteur.
— J’ignorais que d’autres monstres que les araignées avaient réussi à s’introduire dans le temple, dit-il. tu sais que je fais garder les couloirs. Comment les hommes-insectes ont-ils pu échapper à la vigilance de mes pirates ?
Bersla se décomposa de nouveau, puis il improvisa une réponse :
— Ils ont utilisé des tunnels, je crois… Si j’ai bien compris, ces monstres peuvent forer la roche sans trop de difficultés…
— Ils y entrent comme dans du beurre, tu veux dire ! Pendant la première guerre, dans le domaine de Zelana, des milliers de monstres sont sortis de très longs tunnels qu’ils avaient commencé à creuser des siècles plus tôt. Les serviteurs du Vlagh adorent passer sous les fortifications et les murailles de toute sorte. Mais dis-moi, Takal, tu es sur que ce ne sont pas d’autres araignées ? Si je leur dis que des centaines de créatures à huit pattes rôdent dans les couloirs, mes hommes quitteront leur poste par dizaines.
Bersla parut un rien perplexe.
— Ce ne sont pas des araignées, dit-il. Elles ont huit pattes, d’après toi ?
— C’est ce qu’on m’a toujours affirmé, oui…
— Dans ce cas, nous sommes sauvés ! Les créatures qui grouillent dans le temple en ont six.
— Quel soulagement ! Cela précisé, qu’allons-nous faire, Bersla ? Si je poste des centaines d’hommes dans les couloirs, ils devraient être capables de vaincre la vermine du Vlagh.
— Tu es un guerrier, puissant Sorgan ! Moi, je ne connais rien à ces choses-là…
— Très bien… Combien me paieras-tu pour protéger ton inestimable existence ?
— J’ignore presque tout des choses de l’argent, dit le prêtre. Mais j’ai accès aux lingots qui semblent fasciner les membres de ton peuple.
— Ce sera suffisant, cher Takal ! Chaque soir, quand tu constateras que tu es aussi vivant que la veille, donne un lingot à mon cousin Torl. « Un » est un chiffre facile à mémoriser, et il n’y aura pas de malentendus entre nous. Je vais commencer par envoyer cent ou cent cinquante hommes. Si Torl pense que c’est insuffisant, je t’en fournirai plus.
Le prêtre soupira de soulagement et ses mains cessèrent presque de trembler.
— Je vais te faire escorter jusqu’à la salle du trône, annonça Sorgan. tu n’auras plus besoin de t’aventurer à l’extérieur du temple. Mes hommes bloquent les issues, mais ils te laisseront passer. Après tout, nous sommes amis, désormais…
— Bien entendu ! s’exclama Bersla. Ce sont même les débuts d’une très grande amitié !
Sorgan ne fut pas outre mesure surpris, le lendemain matin, quand la petite prêtresse Alcevan vint lui présenter une requête étrangement semblable à celle de Bersla.
Contrairement au gros prêtre, elle n’essaya pas de le rouler dans la farine avec une histoire de tunnels et de monstres.
— Capitaine Bec-Crochu, annonça-t-elle, le clergé de la divine Aracia est gravement divisé. Celui qui s’est autoproclamé « haut prêtre » prétend être le seul à pouvoir parler au nom de la sainte. Il a engagé des tueurs pour éliminer tous ceux qui savent qu’il n’a jamais reçu l’onction d’Aracia. Conscient que je vis exclusivement pour servir la sainte, Bersla m’a désignée comme la cible prioritaire de ses assassins. Capitaine, je suis le véritable chef de l’Église d’Aracia, et je ne peux pas permettre que ce porc s’empare du pouvoir. Bref, j’ai besoin de protection et je te paierai grassement. Ton prix sera le mien, car l’or ne compte pas à mes yeux…
— Eh bien… Réfléchissons un peu… Que dirais-tu d’un lingot par jour ?
— Voilà qui semble très raisonnable… Dois-je te faire livrer l’or ici ?
— Les couloirs ne sont pas sûrs, prêtresse… Mon cousin Torl sera sur place. Il vaudrait mieux que tu lui donnes un lingot chaque matin. Torl adore l’or ; du coup, il veillera sur toi comme sur la prunelle de ses yeux. Un lingot chaque matin au petit déjeuner, et il te sera tout dévoué !
— Je ferai ce que tu demandes, puissant Sorgan !
Bec-Crochu eut du mal à ne pas éclater de rire. Dans ce foutu temple, deux personnes se portaient une haine farouche. Et pour se protéger, elles avaient eu l’idée de s’adresser au plus grand arnaqueur de l’univers.
Deux jours plus tard, vers midi, Torl revint voir son cousin avec quatre lingots d’or.
— Désolé, dit-il, mais je n’ai pas pu localiser la salle du trésor. Bersla et Aracia ne quittent jamais la salle du trône. Pourtant, chaque matin et chaque soir, je reçois le lingot d’or promis. C’est bizarre, non ?
— La solde est bonne, cousin, et le travail n’est pas vraiment harassant. Une seule chose m’ennuie : à ce rythme-là, combien faudra-t-il de temps pour vider la salle du trésor d’Aracia ? Ou les salles, si Alcevan et Bersla ne se servent pas dans la même.
— Eh bien, logiquement, leurs réserves devraient être épuisées un jour ou l’autre…
— Et ça nous donnera le signal du départ ! Un matin et un soir sans lingot, et nous ficherons le camp d’ici !
— Nos « clients » s’entre-tueront sûrement moins d’une heure après notre départ, prédit Torl.
— Un dénouement tragique qui nous brisera le cœur, pas vrai ?
— Je ne me fais pas trop de soucis pour le mien, cousin. Il se remettra très vite.
— C’est qu’il doit être bien accroché, vieux frère ! conclut Sorgan.