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Un peu plus tard, le même jour, Veltan déboula sur son éclair apprivoisé. Comme d’habitude, le boucan fit trembler jusqu’aux dents de Bec-Crochu.
— Où étais-tu ? demanda-t-il au frère cadet de Zelana.
— Nous avons eu une urgence familiale…
— Je sais… Quelle décision avez-vous prise ?
— Rien n’est vraiment arrêté… Quelque chose à signaler de ton côté ?
— On parle pudiquement de « politique cléricale », un très joli nom pour une guerre sans pitié. Bersla et Alcevan préparent une boucherie. Pour le moment, ils se contentent de s’envoyer des tueurs à gages, mais ça ne durera pas… Conscients que leur précieuse peau est menacée, ils m’ont tous les deux engagé pour les protéger. Des hommes à moi se chargent de séparer les belligérants. (Le Maag sourit.) Cette guerre interne est une occasion en or pour moi ! Et ce n’est pas qu’une façon de parler. Bersla me donne un lingot par jour, et Alcevan a accepté le même prix. Une bonne opération, non ? Ces deux-là se haïssent, et je suis sûr qu’ils ne tarderont pas à me demander d’autres services que je leur facturerai très cher.
— Tu ne vas pas te mêler de leur conflit, j’espère ?
— Bien sûr que non ! Mais ça ne m’empêchera pas de prendre les lingots. Quand ça sentira le roussi, je ficherai le camp en vitesse, et voilà tout.
— C’est un plan très pervers ! s’exclama Veltan.
— Je sais, mais je m’amuse comme un petit fou…
Torl revint voir son cousin quelques jours plus tard pour lui apporter le butin.
— Tu devrais examiner de près ces lingots, Sorgan, dit-il. Je crois avoir localisé la salle du trésor. Si tu regardes bien les lingots, tu verras qu’il reste un peu de sable sur un côté…
— Qui aurait l’idée de mettre du sable sur de l’or ?
— C’est une manière de le dissimuler, cousin… Une fois recouverts de sable, les lingots ressemblent à des blocs de pierre ordinaires…
— Si tu le dis… Mais à quoi sert cette méthode étrange ?
— À cacher le trésor, je viens de te l’expliquer. Et j’ai découvert où Aracia planquait son or.
— Ce n’est pas trop tôt ! Dis-moi tout !
— Dans sa salle du trône, cousin ! Les murs sont en or, tout simplement ! Le sable maquille les lingots en vulgaires moellons, et le tour est joué. Pendant que personne ne regardait, j’ai gratté certains endroits avec mon couteau. Il y a de l’or partout, cousin, j’en suis sûr !
— Mais cette salle est énorme !
— Gigantesque, oui, et tous ses murs sont en or ! Selon moi, c’est un des prêtres – peut-être Bersla – qui a eu cette idée avant l’arrivée des Trogites, l’automne dernier. J’ai passé des jours à chercher une salle du trésor, et j’avais le magot sous les yeux en permanence ! Pour transporter le butin, nous aurons besoin de beaucoup de navires.
— Je vais aller jeter un coup d’œil moi-même, dit Sorgan d’une voix tremblante d’excitation. Je doute qu’il existe assez de bateaux au pays de Dhrall pour embarquer une telle cargaison. Pourtant, il n’est pas question que je parte en laissant une fortune derrière moi.
— Nous serons tranquilles ici, assura Torl. Ils ne peuvent pas savoir que nous sommes dans ce couloir, et il y a quelque temps, j’ai délogé plusieurs véritables blocs de pierre pour pouvoir espionner tout à mon aise les prêtres et leur sainte. Si j’avais creusé un peu plus, j’aurais récolté une véritable fortune.
— Tu as laissé passer ta chance, cousin ! lança Sorgan avec un petit sourire. (Il regarda par l’ouverture et sursauta en voyant que Bersla était assis sur le trône d’Aracia.) Il ne pousse pas le bouchon un peu loin ? La sainte s’est volatilisée il y a une semaine, et il ose déjà usurper son trône…
— Au moins, son dos est à l’abri des coups de couteau... Comme je le connais, il doit penser qu’il sortira vainqueur de sa guerre de succession contre Alcevan. Mais taisons-nous, parce qu’il va parler…
— Mes très chers frères, dit l’obèse, sainte Aracia est partie pour le front afin d’aider nos alliés à repousser les monstres qui menacent le domaine le plus sacré du pays de Dhrall. C’est sur son ordre que je la remplace. J’ai écouté ses instructions, et moi seul sais ce qu’elle désire…
— Regarde par là, Sorgan…, souffla Torl en désignant le fond de la salle.
Bec-Crochu obéit et vit qu’une colonne de prêtres encapuchonnés venaient d’entrer. Ils avancèrent jusqu’au trône et s’agenouillèrent tous, à l’exception de celui qui portait un plateau lesté de délices culinaires.
— En voilà un qui va attirer l’attention de Bersla, souffla Torl.
— C’est le meilleur moyen, en effet…, approuva Sorgan.
L’air ravi, le Takal s’empara du plateau et commença à s’empiffrer sans accorder une once d’attention aux crétins prosternés devant lui.
L’adorateur qui venait de lui apporter à manger abaissa soudain son capuchon. C’était Alcevan ! Le regard brillant de jubilation, elle tira de sous sa robe un grand couteau comme en portaient tous les pirates maags.
— Comment s’est-elle procuré cette arme ? s’indigna Torl.
— En la volant, je suppose… C’est une femme-insecte, et la vermine s’empare de tout ce qui lui tombe sous les pattes.
Alcevan plongea sur Bersla et lui enfonça sa lame dans le ventre.
L’obèse laissa tomber le morceau de viande qu’il dévorait et tenta de faire lâcher son arme à la prêtresse. Bien plus forte qu’elle en avait l’air, Alcevan écarta les grosses mains du Takal et entreprit de l’éventrer méthodiquement.
Couinant comme un cochon, Bersla essaya d’empêcher ses intestins de jaillir hors de son ventre.
Plusieurs prêtres tentèrent de voler à son secours, mais ceux qui accompagnaient Alcevan dégainèrent des épées ou tirèrent de courtes lances de sous leur robe.
Les fidèles du gros lard agonisant tombèrent comme des mouches.
Alcevan ne le laissa pas déconcentrer. Prenant Bersla par les cheveux, elle lui tira la tête en arrière, dégagea la dague de son ventre et s’en servit pour l’égorger.
Le prêtre cessa de beugler et un geyser de sang jaillit de sa gorge.
Selon Sorgan, l’affaire aurait dû être entendue, mais la prêtresse continua de frapper jusqu’à ce que la tête de son adversaire se détache de son tronc.
La femme-insecte brandit triomphalement son trophée.
— Admirez le divin Bersla ! cria-t-elle. Tous ceux qui voudront le suivre dans le royaume des morts seront les bienvenus ! Les autres, sachez que je fais désormais la loi dans ce temple.
— Voilà un rebondissement que je n’attendais pas, dit Torl. C’est un peu sauvage, tu ne trouves pas ?
— Non, cousin, souffla Sorgan. Alcevan est une femme-insecte. Je ne serais pas étonné qu’elle dévore le cadavre du pauvre gros lard.
— Un festin qui risque de lui prendre du temps, souligna Torl. Elle n’est pas bien grande, et il y a de quoi nourrir un régiment.
— Elle va peut-être inviter tous les prêtres à un banquet…
— Et tuer tous ceux qui refuseront de goûter au plat unique ?
— C’est possible… Mais pour tout t’avouer, je m’en fiche ! Cousin, nous devons trouver un moyen de récupérer les lingots d’or puis de les transporter jusqu’au port. J’ai le sentiment que l’heure de mettre les voiles avec le magot a sonné.