2
Il fallut plusieurs jours pour que le blizzard « asymétrique » s’éloigne vers le sud. Quand ce fut fait, le pâle soleil d’hiver reparut dans le ciel. Apparemment, Arc-Long ne s’était pas trompé sur la nature de la tempête, qui, du début à la fin, avait eu un comportement des plus étranges.
Si le sol de la pente, devant la muraille, était couvert d’une impressionnante couche de neige, il n’y en avait presque pas dans le col de Long. Deux-Mains lui-même dut reconnaître qu’il y avait anguille sous roche.
Dès que le temps se fut éclairci, Gunda chargea ses hommes de déblayer la poudreuse qui s’était accumulée sur les créneaux. Pendant ce temps, Keselo montra aux servants des catapultes la manière de fabriquer les « boules de feu » qui avaient été si utiles dans les Gorges de Cristal.
Ces nouvelles armes perturbèrent un peu Tlantar. Les flèches et les lances lui semblaient de bonne guerre, mais pas les projectiles enflammés. Si l’ennemi, lors de ce conflit et du précédent, avait été humain, il aurait protesté vigoureusement contre de telles méthodes. Mais les insectes… eh bien, c’était différent. Les carboniser ne le dérangeait pas du tout.
Les soldats trogites étaient toujours occupés à déblayer les créneaux quand Dort-avec-les-Chiens les rejoignit. Il sonda un moment le terrain puis désigna plusieurs tas de neige, tout au long de la pente.
— Le blizzard n’aurait pas dû les balayer ? demanda-t-il.
— Tout dépend du degré de compactage de la neige, répondit Deux-Mains. (Puis il plissa pensivement le front.) Maintenant que tu en parles, ces congères ne devraient pas être là. Il y a longtemps que le vent aurait dû les désintégrer…
— Peut-on conclure que ces amas de neige ne sont pas naturels ? lança Dort-avec-les-Chiens.
— Je crois, oui… On dirait bien que la vermine du Vlagh s’est réfugiée dans des abris improvisés. Nous n’avons rien vu à cause du blizzard. Je me félicite que l’un de nous ait gardé les yeux ouverts…
— Si nous avons raison, des monstres vont bientôt jaillir de ces congères. À moins qu’ils aient décidé de se creuser des tunnels sous la neige.
— S’ils tentent ce coup-là, dit Gunda, ils le regretteront. Il y a des milliers de pieux empoisonnés enfouis sous ce tapis de poudreuse. La moindre égratignure est mortelle, inutile de te le rappeler. Depuis que nous utilisons ces armes, à partir d’une idée de Celui-Qui-Guérit, elles ont tué plus de vermine que tous les soldats réunis.
— Le chamane était l’homme le plus intelligent du pays de Dhrall, déclara fièrement Dort-avec-les-Chiens.
— Il a quitté ce monde récemment, dit Gunda. De quoi est-il mort ?
— De vieillesse, répondit Dort-avec-les-Chiens. Un homme peut gagner toutes les guerres qu’ils livrent, à part celle qui l’oppose à son propre corps.
— Quelle vision du monde pessimiste, marmonna Gunda, mal à l’aise.
— Il faut toujours voir le mauvais côté des choses, mon ami ! Comme ça, quand on se fait tuer par une flèche, on se sent beaucoup moins amer…
Tlantar se couvrit la bouche pour dissimuler son sourire.
Quelques minutes plus tard, un homme-insecte un peu plus grand que la moyenne surgit d’un des tas de neige.
— J’ai la berlue, ou quoi ? s’écria Gunda. On dirait que ce monstre porte un manteau en peau de bison semblable à ceux que les Matans nous ont donnés.
— Tu as bien vu, mon ami, confirma Arc-Long. Le Vlagh a dû voir que ces vêtements étaient utiles, et il a modifié une couvée pour qu’elle en soit munie.
— Ce monstre est armé d’une lance, dit Tlantar. tu crois que le Vlagh peut en pondre ?
— Nos ennemis nous volent des armes depuis un bon moment, rappela Gunda. Ils les récupèrent sur les cadavres, après les batailles.
— Ce n’est pas très inquiétant, intervint de nouveau Arc-Long. Les lances ont une portée bien inférieure à celle des flèches, et nous ne manquons pas d’archers. De plus, il y a les boules de feu… La stratégie guerrière du Vlagh repose sur le nombre, mais la supériorité numérique ne sert pas à grand-chose contre des arcs et des catapultes.
— C’est exactement ce qui s’est passé dans les Gorges de Cristal, renchérit Kathlak, l’ami tonthakan du grand Dhrall taciturne. Qu’en penses-tu, Arc-Long ? Devons-nous les cribler de flèches dès qu’ils sortent des congères ou attendre qu’ils soient presque tous en vue ?
— Laissons-les approcher, ça nous évitera de gaspiller des flèches à cause de la distance. La neige est moins profonde en haut de la pente, et les cavaliers d’Ekial sont cachés pas très loin de la muraille. Quand nous aurons éclairci les rangs des attaquants, les Malavis chargeront et feront un massacre.
Deux-Mains vit tout de suite que les monstres du Vlagh avançaient très lentement. Peu habitués à la neige, ils étaient en outre ralentis par le nombre. De plus, à force d’être piétinée, la poudreuse se transformait en patinoire et personne ne pouvait marcher très vite sur de la glace.
— Que faisons-nous, Arc-Long ? demanda Kathlak.
— Ils sont assez près, je pense… tu veux donner l’ordre de tirer ?
— À toi l’honneur, mon ami ! Personne ne discute quand tu fais montre d’autorité.
— Comme tu voudras… (L’archer s’emplit les poumons d’air et cria :) Feu !
Une volée de flèches jaillit du sommet de la muraille et la première ligne de monstres fut tout simplement fauchée comme un champ de blé. Les cadavres bloquant les hommes-insectes des rangs suivants, les cavaliers d’Ekial se lancèrent à l’assaut et taillèrent en pièces quelques milliers de serviteurs du Vlagh supplémentaires.
Puis un clairon sonna et les Malavis battirent en retraite.
Deux-Mains resta béat d’admiration devant l’efficacité de cette charge.
Keselo lança lui aussi l’ordre de tirer, mais il ne s’adressait pas aux archers. Une pluie de boules de feu s’abattit quelques secondes plus tard sur les monstres, brisant définitivement leur charge.
— Ils ne comprennent pas qu’il leur suffirait de se rouler dans la neige pour éteindre les flammes ? demanda Deux-Mains, très surpris.
— Non, répondit Arc-Long. Ces insectes viennent d’une région désertique, et ils ignorent que la neige est de l’eau sous une autre forme.
Alors que le soleil sombrait à l’horizon occidental, ses derniers rayons colorèrent de rouge les innombrables colonnes de fumée.
— J’ai toujours adoré les couchers de soleil, dit Gunda. Vous savez pourquoi ? C’est le signal qu’on va bientôt dîner, et j’ai l’estomac dans les talons.