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Le vent glacé qui soufflait dans les Terres Ravagées désertiques produisait un gémissement sinistre qu’Omago trouvait très déprimant. Les quatre hommes avaient toute une liste de raisons de se presser, mais ces bourrasques d’une mortelle tristesse l’encourageaient à avancer encore plus vite.
Dès qu’ils furent au pied de la pente, Omago recourut à ce qu’il appelait depuis toujours la méthode « bondissante ». Un moyen de se déplacer en terrain découvert qu’il trouvait très pratique… N’ayant pas évoqué ce sujet avec ses compagnons, il aurait juré qu’ils ne se doutaient de rien. Pourtant, quand ses « bonds » commencèrent à couvrir plus de deux lieues à chaque fois, Arc-Long leva une main pour demander une halte.
— Je doute que ce soit une bonne idée, ami Omago, dit-il.
— De quoi parles-tu ?
— Tes sauts sont bien trop longs… Nous risquons d’atterrir au milieu d’un groupe de monstres en faisant trop de bruit pour ne pas attirer leur attention. Je suis d’accord avec les bonds, à condition qu’ils ne dépassent pas un quart de lieue.
— Aurais-je manqué quelque chose ? s’enquit Lièvre.
— Regarde les montagnes, sur le flanc est des Terres Ravagées, et tu verras qu’elles défilent devant nous à une vitesse inhabituelle. Un pic qui semblait très proche est soudain à une grande distance derrière nous ! (Arc-Long sourit à Omago.) Nous devrions être un peu plus prudents, c’est tout ce que je veux dire…
— Il arrive que tu ne remarques pas quelque chose ? soupira le faux fermier, un peu penaud.
— C’est mon travail, Omago ! Je suis censé assurer la sécurité de mes amis. Si nous continuons à ce rythme, nous serons vite à destination, et il n’est pas souhaitable d’atteindre le nid du Vlagh avant le coucher du soleil. Et encore moins d’y entrer sans qu’une partie de ses serviteurs soient endormis…
— Tu as raison, admit à contrecœur Omago.
Avançant plus raisonnablement, la petite expédition mit deux ou trois jours à arriver devant un pic solitaire dressé comme un phare au milieu du désert.
— Je crois que nous y sommes, annonça Omago.
— Beaucoup de vermine grouille autour de cette flèche rocheuse, dit Lièvre. C’est sûrement là…
— On dirait une sorte de château, souligna Keselo. Je n’ai jamais vu un pic tel que celui-là… Comment peut-il être aussi déchiqueté ?
— L’érosion…, répondit Omago. À une époque, ce que nous appelons aujourd’hui les Terres Ravagées était au fond d’un océan, et l’eau ronge impitoyablement la roche. Si on lui donne un million d’années, la mer transforme n’importe quelle montagne en sable.
— Si je comprends bien, fit Lièvre, nous sommes devant le nid du Vlagh où habitent tous ses monstres.
— Pas tous, corrigea Arc-Long. Beaucoup sont très loin d’ici, occupés à tuer nos amis. C’est pour ça que nous sommes en guerre, au cas où tu l’aurais oublié.
— Tu es drôle à mourir ! Mais je voulais poser une question sérieuse… Puisque les insectes ont peur du feu, comment font-ils pour s’éclairer à l’intérieur de cette montagne ?
— La plupart n’ont pas besoin de lumière, mon ami, dit Keselo. Ils se déplacent dans l’obscurité en se fiant à leur toucher, pas à leur vue. De plus, certains d’entre eux sont luminescents. On les appelle parfois des « feux follets », mais les flammes ne jouent aucun rôle là-dedans…
— Nous en saurons plus après être entrés, dit Arc-Long d’un ton sinistre. Avant d’y aller, un petit rappel : le Vlagh est à moi ! Personne d’autre ne doit le tuer !
Cette déclaration déconcerta Omago. Son plan était très différent de celui de l’archer. Ils allaient devoir en discuter au plus vite…
— Cette entrée de grotte, au centre du pic, est probablement l’accès principal du nid, dit Keselo alors que le crépuscule tombait lentement sur les Terres Ravagées.
— Beaucoup d’insectes entrent et sortent de cette grotte, fit remarquer Lièvre. Même s’ils ne peuvent pas nous voir, nous devons nous attendre à en croiser des centaines une fois dans les lieux.
— Je me chargerai de ce problème, assura Omago. (Il regarda soudain autour de lui.) Vous entendez ce bourdonnement ?
— Pas du tout, répondit Lièvre.
Omago interrogea du regard ses deux autres compagnons, qui secouèrent la tête.
— Se peut-il que tu entendes le Vlagh ? demanda Keselo. Il y a cette histoire de « conscience collective », tu sais ? Notre ennemi donne peut-être des ordres à ses enfants, et tu les captes sans le vouloir. Tu as ce genre de pouvoir, pas vrai ?
— C’est une possibilité, Omago, renchérit Arc-Long. tu crois pouvoir comprendre ce que le Vlagh ordonne à ses enfants ? Si nous connaissions ses plans, ce serait un avantage déterminant.
— Je n’avais pas pensé à cette éventualité…, marmonna Omago. Avec un peu de chance, je comprendrai mieux quand nous serons dans la grotte.
— Cette guerre sera peut-être la plus facile de toutes ! s’exclama Lièvre. Si tu peux intercepter les ordres du Vlagh, nous saboterons ses plans avant qu’il ait commencé à les mettre en application.
— Entrons, dit Omago à ses amis. Si j’entends toujours le bourdonnement une fois dans la grotte, nous aviserons…
Les cloisons de ce qui semblait une banale grotte, vu de loin, étaient aussi lisses que celles de la demeure de Veltan. Des murs si bien finis, au cœur d’une montagne, pouvaient paraître un peu ridicules, mais ça permettait sans doute aux enfants du Vlagh de s’occuper quand ils n’étaient pas en train d’envahir l’un ou l’autre pays.
Des dizaines de monstres entraient et sortaient du nid. Même s’ils ne voyaient pas Omago et ses compagnons, ils s’écartaient presque poliment sur leur passage.
À mesure que le mari d’Ara s’enfonçait dans la grotte, l’irritant bourdonnement devenait de plus en plus fort et plus distinct. Après quelques tentatives infructueuses, Omago parvint à comprendre ce que le Vlagh disait à ses enfants.
— Occupez-vous des petits… Conduisez-les à un endroit où il ne fait pas froid, et nourrissez-les bien pour qu’ils grandissent vite et puissent accomplir leur devoir. Si vous tenez à la vie, ne me décevez pas, car les nouveau-nés sont très précieux à mes yeux.
Lièvre était parti en éclaireur. Quand il revint, il ne cacha pas sa stupéfaction.
— Qu’as-tu donc vu ? lui demanda Arc-Long.
— Quand tu verras la taille de la grotte, au bout de ce couloir, tu n’en croiras pas tes yeux. Je n’apercevais même pas le mur du fond.
— Il y a de la lumière ?
— Si on veut… Quelques monstres sont luminescents, comme les feux follets dont nous avons parlé… L’éclairage n’a rien de formidable, mais ce n’est pas le noir total.
— Tu as vu le Vlagh ?
Le petit pirate secoua la tête.
— Tous les monstres fixent un gros amas de toiles d’araignée qui tombe du plafond… Je n’ai pas compris de quoi il s’agissait.
— Ça doit être un cocon, dit Keselo. Certains insectes s’enveloppent dans leurs fils quand ils muent – ou quand ils pondent des œufs…
— Le Vlagh est là-dedans, n’est-ce pas ? demanda Arc-Long d’un ton glacial.
— Sans aucun doute, répondit Omago. (Il estima que l’heure de mettre les choses au point avait sonné.) Ne prépare pas déjà ton arc et tes flèches, car j’ai d’autres plans pour notre ennemi.
— Vraiment ?
— Quand tu sauras ce que je mijote, ça te conviendra sûrement…
— Je t’écoute…
— Le Vlagh va vivre éternellement, et je m’assurerai que chaque seconde de son immortalité soit une petite éternité de souffrance.
— Eh bien, le début de ton plan me plaît, je dois l’avouer…
L’ordre de s’occuper des petits fit rapidement le tour du nid. Pour l’instant, le cocon était toujours intact et rien ne pressait. De plus, Omago aurait juré que les serviteurs du Vlagh savaient d’eux-mêmes ce qu’ils devaient faire.
Il fallut un moment au mari d’Ara pour occulter le bourdonnement. Quand ce fut fait, il parvint à le reproduire à la perfection – mais en diffusant un message très différent.
— Vous êtes mes meilleurs serviteurs, « bourdonna »-t-il aux vrais fidèles du Vlagh. Que d’autres prennent soin de la nouvelle couvée, car une mission plus importante vous attend. Sortez du nid et préparez-vous à le défendre contre la vermine humaine qui traverse en ce moment le désert. Le destin de notre fief dépend exclusivement de vous.
— Comment as-tu fait ça ? souffla Lièvre à Omago tandis que tous les insectes, ou presque, se précipitaient hors de la grotte.
— J’ai triché, mon ami, voilà tout ! En imitant la « voix » du Vlagh, j’ai ordonné à tous ses serviteurs d’aller repousser une invasion imaginaire.
— Ils n’étaient pas censés s’occuper des petits ?
— Oui, mais la conscience collective vient de modifier leur programme… (Omago jeta un coup d’œil circulaire dans l’immense grotte désormais presque déserte.) Il ne reste plus grand monde, on dirait…
Sur cette constatation, il éclata de rire.