LA VISITE DE SORGAN BEC-CROCHU

 

 

Le général Narasan fut pris au dépourvu par la soudaine disparition de l’armée ennemie. Jusque-là, rien n’avait arrêté les monstres du Vlagh. Se fichant du blizzard, ils avaient même continué d’avancer sous une pluie de flèches et de boules de feu. Un peu plus tard, la charge de cavalerie d’Ekial ne les avait pas davantage découragés.

Sans raison apparente, une heure plus tôt, les attaquants s’étaient volatilisés.

Pour ne rien arranger, Trenicia n’était nulle part en vue dans le camp, et son absence ajoutait au trouble de l’officier trogite. Même s’il ne l’aurait pas avoué sous la torture – et s’il avait du mal à l’admettre face à son miroir –, la reine lui manquait terriblement.

Trenicia avait un caractère affirmé, se montrait parfois arrogante et affichait une nette tendance à prendre des risques fous alors que ce n’était pas nécessaire. Pourtant, dès qu’elle n’était pas là, Narasan se sentait atrocement seul. Pendant la guerre du Nord, la reine lui avait plus d’une fois tapé sur les nerfs. Apparemment, elle comptait faire de même dans le col de Long.

— Comme si elle n’aurait pas pu me dire où elle allait, marmonna le général alors qu’il sondait la pente désormais déserte. Je n’exige pas qu’elle m’obéisse, mais elle pourrait au moins me tenir informé…

— Ah, te voilà ! lança le colonel Padan en prenant pied sur les créneaux. Alors, tu as repéré des monstres sur cette pente ?

— Pas l’ombre d’un insecte, non… Nos adversaires ont peut-être décidé de creuser des tunnels.

— Il leur faudrait des années pour passer sous la première muraille ! s’exclama Padan. Je viens te prévenir que nous avons de la visite.

— Qui donc ?

— Ton vieil ami Sorgan Bec-Crochu. Un messager nous a prévenus qu’il arrivait avec l’intention de t’engueuler sur je ne sais quel sujet. Il paraît que ce bon Sorgan n’est pas content du tout.

— Que se passe-t-il encore ? demanda le général, excédé.

— Je n’en ai pas la moindre idée, glorieux chef.

— Tu es vraiment obligé de m’appeler comme ça, Padan ?

— Non, mais ça m’amuse trop pour que je m’en prive. Allons-nous accueillir le pirate pour savoir ce qu’il veut ? Ou préfères-tu te cacher quelque part afin d’échapper à son courroux ?

 

Enveloppé dans un manteau en peau de bison, Bec-Crochu arriva une demi-heure plus tard.

— Avez-vous une urgence sur le front, ami Narasan ? demanda-t-il d’emblée.

— Eh bien, l’ennemi a cessé d’attaquer, mais je n’appellerais pas ça une urgence, Mettons-nous à l’abri du vent et raconte-moi ce qui te tracasse.

— C’est vrai qu’on se gèle ! Montre-moi le chemin, vieux frère !

Sur le conseil de Padan, les deux hommes allèrent dans la « cuisine » d’Ara – un des endroits les plus chauds du camp. De plus, après sa longue marche, Sorgan devait avoir l’estomac dans les talons.

— Nous ne voulons surtout pas te déranger, Ara, dit Narasan, mais le capitaine arrive de loin et un bon repas lui réjouirait sans doute l’âme et le corps.

— Je suis là pour ça, général ! Je vais lui préparer un festin pendant qu’il se réchauffe au coin d’un feu.

— Voilà un programme qui me convient parfaitement, ma dame, dit le pirate en enlevant son manteau. Ton mari est certainement absent depuis des jours, et c’est la raison de ma visite. Narasan, je t’ai demandé tout à l’heure s’il y avait une urgence. Ce n’était pas par hasard. Omago est venu voir Lièvre sur l’Ascension, et depuis, mon forgeron a disparu.

— Lièvre faisait quelque chose d’important ?

— Une mission vitale, mon ami ! Nous avons trouvé des tonnes d’or dans le temple de feu Aracia, et il était chargé de faire fondre les lingots pour leur donner une forme plus commode. D’autres hommes à moi ont pris le relais, mais ils sont beaucoup moins doués que lui.

— Où as-tu découvert cet or, Sorgan ?

— Tu ne vas pas me croire ! Les briques des murs de la salle du trône étaient en réalité des lingots.

— Tu es sûr ? Quand je suis passé au temple, toutes les cloisons semblaient normales.

— Elles en avaient l’air, oui, mais quelqu’un avait été assez malin pour les camoufler.

— Comment ?

— Selon nous, en versant du sable sur les lingots pendant qu’ils refroidissaient dans des moules. Un bon moyen de les faire passer pour de vulgaires briques. Je pense qu’un des prêtres a eu cette idée afin de nous empêcher de mettre la main sur le magot. Il n’y a rien à boire, chez vous ?

— Je file chercher un cruchon ou deux, dit Padan en se dirigeant vers la sortie de l’abri.

— Comment peut-on vivre dans un endroit où il fait si froid ? demanda Sorgan au général.

— Les manteaux nous aident beaucoup…

— Seul un fou mettrait le nez dehors sans en porter un, approuva Bec-Crochu. Au fait, j’allais oublier : j’aurai besoin très vite d’autres bateaux trogites. L'Ascension n’est pas mal du tout, mais il ne pourra pas transporter tout le butin.

— De quelle quantité d’or s’agit-il exactement, Sorgan ?

— J’ai dit des « tonnes », mais « mégatonnes » serait un terme plus proche de la réalité. D’autant plus que les travaux d’extraction sont loin d’être terminés.

— J’aimerais voir des échantillons, mon ami. Ne va pas croire que je mets ta parole en doute, mais…

— Je me demandais si tu y penserais un jour…, lâcha Sorgan.

Il décrocha une bourse de sa ceinture, l’ouvrit et fît tomber sur la table plusieurs petits cubes d’or.

— Très joli ! s’exclama Padan, qui venait de revenir avec deux gros cruchons. Mais pourquoi de si petits lingots ?

— Une autre idée que j’ai décidé d’emprunter à l’empire trogite. Au pays de Maag, nous n’avons pratiquement pas de monnaie, à part quelques pièces en cuivre ou en argent. Jusque-là, personne n’a eu l’idée d’en faire en or.

— Des pièces cubiques ? s’étonna Narasan. C’est la première fois que j’en vois…

— Une idée de Lièvre. Comme ça, tout le monde saura qu’il s’agit de la monnaie maag.

— Vous ne devriez pas y ajouter une image ?

— Une image de qui ?

— De toi, capitaine. Ces pièces sont sorties de ton imagination, après tout. S’il y a ton portrait dessus, les Maags penseront que tu es leur empereur.

— Ce n’est pas idiot du tout…, admit Sorgan. Mais comment faire, techniquement ?

— Il suffit de graver le portait au bout d’une barre de fer, de poser l’extrémité gravée sur un cube et de taper sur l’autre avec un marteau.

— Et que comptes-tu faire de tes nouvelles pièces d’or, mon ami ? demanda Narasan.

— Acheter des vaisseaux, des palais, des terres… Quand on y réfléchit bien, je deviendrai l’empereur des Maags, puisque je posséderai bientôt tout le pays. Avec mon or, j’engagerai une armée qui forcera tout le monde à se prosterner devant moi. D’ailleurs, vieux frère, tu pourras faire la même chose chez toi, puisque la moitié du butin te reviendra.

— Comment as-tu pu avoir une idée pareille ? demanda Narasan, qui n’en revenait toujours pas.

— Nous sommes des partenaires, mon ami, et je n’arnaque jamais mes associés. Tu devrais le savoir, depuis le temps…

— Me voilà dans les empereurs jusqu’au cou…, marmonna Padan en débouchant le premier cruchon. Si on fêtait ça, messires ?

— J’avais peur que tu ne le proposes jamais ! lança Sorgan avec un grand sourire.

 

Quand elle eut vérifié la température de ses divers fours, Ara vint s’asseoir à la table où Narasan et Sorgan bavardaient depuis une bonne heure.

— Je dois vous dire quelque chose…, annonça la superbe cuisinière, l’air mal à l’aise.

— Le repas est prêt ? demanda Bec-Crochu en se tapotant joyeusement le ventre.

— Pas encore, capitaine, dit Ara. Je ne voudrais pas vous gâcher la journée, messires, mais mon mari a décidé de mettre un terme à cette guerre.

— C’est pour ça qu’il est venu chercher Lièvre ? devina Sorgan.

— Désolé, mon ami, dit Narasan, mais je ne vois pas le rapport…

— Le fermier est assez malin pour avoir vu que Keselo, Arc-Long et Lièvre forment une très bonne équipe. Je te parie tout ce que tu veux qu’aucun des trois n’est dans le camp en ce moment. (Sorgan se tourna vers Ara :) Si j’ai bien compris ce qu’on raconte, ton époux et toi pouvez rester en contact même quand d’énormes distances vous séparent. J’en déduis, noble dame, que tu sais où sont ton mari et nos trois amis.

— C’est vrai, et quand tu parles d’« énormes distances », tu n’imagines pas à quel point tu as raison. Jusqu’à ces derniers temps, Omago ignorait sa véritable identité. Mais il a fait un rêve encore plus spectaculaire que ceux des enfants…

— Au sujet de la guerre en cours ? demanda Narasan.

— Pas directement, mais il y a un rapport… Le songe d’Omago lui a appris qui il était et de quels pouvoirs il disposait. À présent, il sait comment éliminer le Vlagh et tous ses serviteurs. Il a réuni la brillante équipe dont parlait Sorgan, et il est parti à la recherche du nid du Vlagh, dans les Terres Ravagées.

— Ce n’est pas un peu dangereux ? Le désert doit grouiller de monstre.

— Plus maintenant, dit Ara. De toute façon, Omago s’est assuré que son petit groupe passera inaperçu…

— Quand ton mari atteindra-t-il le nid du Vlagh ? demanda le général.

— Pour lui, la distance n’importe pas plus que le temps. L’équipe est déjà sur place.

— Et quel est le plan d’Omago ? voulut savoir Bec-Crochu.

— Il a coupé le son au Vlagh ! Si la conscience collective tente de donner des ordres, pas un monstre ne les attendra. En revanche, Omago imite la voix du Vlagh, et les créatures lui obéissent, désormais.

« Notre ennemi a pondu récemment un bon million d’œufs. En principe, les petits sont confiés aux « vrais » serviteurs du Vlagh, qui doivent les aider à grandir. Depuis l’intervention d’Omago, les monstres ne savent plus où ils en sont. Ne reconnaissant plus les nouveau-nés, ils les dévorent.

Sorgan blêmit d’un coup.

— Ils mangent leurs frères et sœurs ! s’indigna-t-il.

— Ils ne savent pas que ce sont les rejetons du Vlagh. À leurs yeux, il s’agit de vulgaires chenilles. Omago m’a informée que le Vlagh crie de désespoir en voyant que ses serviteurs festoient avec la nouvelle génération. Selon mon cher époux, notre ennemi n’a pas fini de se lamenter.

— Combien de temps souffrira-t-il ainsi ? demanda Narasan.

— Pour l’éternité, j’en ai bien peur… C’est en tout cas ce qu’Omago a promis à Arc-Long. Du coup, le Dhrall a renoncé à se servir de son arc. Il prévoyait de loger une flèche entre les deux yeux du Vlagh, mais quelques millions d’années de souffrance doivent lui paraître une punition mieux appropriée qu’une mort rapide.

— S’il n’y a plus de nouvelles couvées, dit Sorgan, l’extinction de la vermine ne devrait pas trop tarder…

— Tu as une idée du temps que ça prendra, capitaine ?

— Pas vraiment… Quelque chose comme un an ou deux…

— Aucun insecte n’a une telle espérance de vie, rappela Ara. Quatre à six semaines, voilà tout ce qui leur est alloué. Dans un mois et demi, le Vlagh sera seul au monde – et condamné à pleurer jusqu’à la fin des temps.

— Si c’est comme ça, tes hommes et toi n’avez plus rien à faire ici, dit Sorgan à Narasan. Vous seriez bien plus utiles au temple, à surveiller l’or…

— Que s’est-il passé depuis la disparition de dame Aracia ? demanda le Trogite.

— Tu connais l’expression « extermination mutuelle » ? Les prêtres se massacrent avec enthousiasme. Alcevan a éventré le gros Bersla dans la salle du trône. Ce crétin avait pris le pouvoir, et il ne s’est pas méfié quand de nouveaux « adeptes » sont venus lui prêter allégeance. Alcevan lui a sauté dessus et elle l’a décapité après lui avoir ouvert le ventre. Je n’étais pas là, mais on m’a raconté que les intestins du gros lard se sont répandus partout dans la salle. Il y a des moyens moins salissants de tuer quelqu’un, mais au fond, seul le résultat compte !

— J’ai entendu parler d’Alcevan, dit Ara, et je vais proposer une solution à Omago. Pourquoi ne pas la laisser rentrer chez elle ? Elle pourra s’asseoir dans un coin et écouter le Vlagh crier pendant des millions d’années.

— Elle ne vivra pas aussi longtemps, objecta Narasan.

— Tu paries, général ? Si je décide qu’Alcevan devra subir les plaintes du Vlagh jusqu’à la fin des temps, elle les subira, tu peux me croire ! tuer ses ennemis est une manière parmi d’autres de se venger. Mais il en existe de pires…

Au milieu de la matinée, le lendemain, Trenicia apparut sur la pente en compagnie du prince Ekial.

— Où étais-tu donc ? grogna Narasan quand la reine et le prince l’eurent rejoint.

— Eh bien, quelle humeur, de si bon matin ! s’écria Trenicia.

— Je t’ai dit cent fois de me prévenir quand tu t’en vas !

— Tu ne pensais pas sérieusement que je le ferais, j’espère ? Tu avais besoin d’information, donc je suis partie à leur recherche. La pente semble déserte, mais c’est un trompe-l’œil. Il y a des milliers de monstres tout au long – aussi morts qu’on peut l’être !

— Qui les a tués ?

— Le climat, répondit Trenicia. tu es d’accord avec cette analyse, Ekial ?

— La reine a raison, Narasan, confirma le Malavi. Bizarrement, tous les monstres morts que nous avons vus étaient encore debout, comme s’ils avaient gelé sur pattes.

— Allons nous mettre au chaud, proposa le général. Bec-Crochu est ici, et vos nouvelles le concernent aussi.

— C’est vrai qu’il fait frisquet, admit Trenicia. (Elle tapota la joue de Narasan.) tu t’inquiètes trop, sais-tu ? Je suis une grande fille qui sait prendre soin d’elle-même.

Le général, le prince et la reine retrouvèrent Sorgan dans la cuisine de campagne, où il s’entretenait avec Gunda et Ara.

— Que se passe-t-il ? demanda le Maag.

— La pente est déserte, comme nous le pensions… Il reste des cadavres, mais on s’en fiche !

— Des monstres criblés de flèches ?

— Non, morts de froid, d’après ce qu’on m’a dit. Décris-nous ce que tu as vu, Trenicia.

— J’étais surprise que la horde de monstres qui nous attaquait depuis si longtemps se soit volatilisée sans même laisser de traces dans la neige. J’ai donc décidé d’aller jeter un coup d’œil. Les monstres sont toujours là, mais ils ne bougent plus. Ils ont gelé sur pattes, tout simplement. (La reine dégaina son épée et passa un index sur le tranchant émoussé.) Il me faudra des semaines pour la réaffuter ! J’ai voulu taillé en pièces quelques monstres, mais ils étaient durs comme de la pierre. Pour une raison inconnue, ils se sont immobilisés et le froid les a tués.

— La vermine du Vlagh est assez stupide, dit Sorgan, mais se laisser mourir comme ça est de l’inconscience !

— Et ça t’étonne ? s’exclama Ara. Ils n’ont pas de conscience, au cas où tu l’aurais oublié. C’est à ça que servait la conscience collective, comme son nom l’indique. Grâce à Omago, le Vlagh ne peut plus contacter ses enfants. Ne recevant plus d’ordres, ils ont attendu, et voilà le résultat !

— Les pauvres se sont montrés un peu trop patients…, compatit Sorgan.

— Moi, je les en félicite, conclut Narasan avec un grand sourire.

 

— Si tu me disais où tu vas, chère Trenicia, ça me toucherait jusqu’au fond du cœur, confia Narasan à la reine quand ils furent enfin seuls. Lorsque j’ai découvert ton absence, j’ai cru t’avoir perdue pour toujours, et j’ai failli avoir une attaque. Par pitié, mon adorée, ne me fais plus jamais ça !

Trenicia regarda le Trogite avec des yeux ronds comme des billes.

Puis elle éclata en sanglots, se jeta dans les bras de Narasan et le serra à l’en étouffer.

— Tout va bien, Trenicia ? demanda l’officier.

— C’est le plus beau jour de ma vie ! tu m’as appelée « mon adorée »… Si je ne me trompe pas, ça veut dire que tu m’aimes ?

— C’est maintenant que tu t’en aperçois ?

— Eh bien, j’avais un espoir, mais comme tu ne te déclarais pas…

— Il m’a fallu du temps, c’est vrai… Pardonne-moi, mon adorée, mais je n’ai jamais éprouvé des sentiments pareils. Je dois te paraître bien maladroit, et…

— Tu t’en sors à merveille, mon chéri, dit Trenicia en s’essuyant les yeux. Le seul problème, c’est que je risque de faire une crise de larmes chaque fois que tu me traiteras d’« adorée ».

— Et alors ? Comme ça, tu n’auras jamais de poussière dans les yeux.

— Dois-tu toujours te montrer aussi prosaïque ?

— C’est une déformation professionnelle, douce dame. Et c’est grâce à ça que je garde mes hommes entiers. Mais pour toi, je veux bien déroger à ma règle de vie.

Sur ces fortes paroles, Narasan embrassa sa bien-aimée.