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Balacenia et Eleria allèrent rejoindre Ara et Omago au sommet de la colline où ils contemplaient l’aurore boréale.

— C’est merveilleux, mon cœur, dit le faux fermier à sa compagne. On dirait que le ciel entier est en fleur…

Ara eut un sourire plein de tendresse.

— Tu as toujours aimé les floraisons, mais c’est sûrement la première fois que le ciel éclôt devant tes yeux.

— Quand nous avons inventé ce pays, dit Balacenia, Vash et moi nous sommes concentrés sur l’esthétique. En ce temps-là, le monde réel n’était pas très beau à voir…

— Vous avez très bien travaillé, mes enfants, dit Omago.

— On ne pourrait pas en venir aux affaires sérieuses ? s’impatienta Eleria.

— Un peu de courtoisie, moi-d’hier ! s’indigna Balacenia.

— Je me retiens déjà d’exploser, moi-de-demain… Remplacer la folle qui s’est autodétruite en tentant de tuer Lillabeth ne me dit rien. Je ne veux pas hériter d’un temple et d’un clergé débile qui se prosternera à mes pieds. Mon seul désir est de retourner dans la grotte rose pour jouer avec mes dauphins et veiller sur le sommeil de ma Vénérée. Pourquoi doit-il y avoir une déesse de l’Est remplaçante ? Rasez ce stupide temple, dites aux prêtres de se mettre au travail, et laissez Lillabeth et Enalla s’occuper du reste.

— C’est impossible, dit Omago. Elles se sont réunifiées, chère petite…

— Moi-d’hier, corrigea Eleria.

— Plaît-il ?

— Tout le monde sait que Balacenia est « moi-de-demain », et que je suis « moi-d’hier ». (Elle coula à Omago un regard en coin qui lui rappela quelqu’un…) Maintenant, tu me dois des bisous-bisous !

— Si j’étais toi, Omago, dit Balacenia, je me méfierais... Eleria subjugue les gens depuis des années avec ses « bisous-bisous ». Quand elle veut quelque chose, elle l’obtient en usant de câlineries.

— De viles calomnies ! s’indigna Eleria. (Elle se tourna vers Omago et Ara :) Pourquoi est-il si important qu’il y ait deux déesses de l’Est ?

— L’équilibre, « toi-d’hier »…, répondit Omago. S’il n’y a pas deux divinités par domaine, l’équilibre sera rompu, et ça pourrait déplaire à Notre Mère l’Eau et à Notre Père le Sol. Tu as vu ce qui s’est passé quand Yaltar – alias Vash – a réveillé les volcans dans le domaine de l’Ouest. Eh bien, ce n’est rien à côté de ce que peut faire Notre Père le Sol quand il perd son sang-froid. Ne prenons pas ce risque, toi-d’hier !

— J’aime bien ton mari, dit Eleria à Ara. Il est doué pour les bisous-bisous ?

La cuisinière d’élite parut déconcertée par cette question, mais elle se ressaisit vite.

— Si ma mémoire ne me trompe pas, je n’ai jamais eu à me plaindre, répondit-elle, les joues un peu roses.

— Très bien. Les câlins sont une chose très importante, tu sais ?

Omago s’empourpra et Balacenia dut se plaquer une main sur la bouche pour ne pas éclater de rire.

— Parfait, continua Eleria. Bavarder avec vous a été un plaisir. Maintenant que nous avons fait connaissance, passons aux questions pratiques. Que retirerai-je de cette affaire ?

— Tu seras une déesse, toi-d’hier, rappela Ara.

— Et alors ? tu crois que ça m’intéresse ? Si je demande aux dauphins roses de m’adorer, ils m’expulseront de l’eau et ne me laisseront jamais y revenir. Il va falloir me proposer une récompense plus motivante.

— Et que voudrais-tu, toi-d’hier ?

— Pas de précipitation ! Je vais y réfléchir, et je reviendrai vous voir quand j’aurai pris ma décision. (Eleria se détourna et s’éloigna d’un pas décidé.) tu viens, moi-de-demain ?

 

Balacenia et Eleria allèrent chercher un peu d’intimité dans un bosquet d’arbres en fleurs, au pied de la colline.

— Tu t’en es très bien sortie, moi-d’hier… Une entrée en matière franche et directe ; puis une façon très rusée de les laisser dans l’expectative. Du grand art, vraiment ! Mais que vas-tu leur demander ?

— De me laisser en paix, tout simplement !

— Ils ne peuvent pas faire ça, et tu le sais. Quel est ton second choix ?

— Je ne comprends toujours pas pourquoi ils en ont après moi ! Pourquoi ne se tournent-ils pas vers Arc-Long ? Il a pratiquement gagné la guerre contre le Vlagh tout seul ! Et c’est un champion en matière de bisous-bisous…

— C’est tout ce que tu as trouvé, moi-d’hier ? demanda Balacenia, visiblement déçue.

— Les câlins sont très importants, moi-de-demain ! (Eleria jeta un coup d’œil hors du bosquet.) Ma Vénérée approche. Elle aura peut-être une idée…

— Que fichez-vous là ? demanda abruptement Zelana.

— Eleria refuse de devenir une déesse, et encore plus de remplacer Aracia.

— Ce n’est pas très gentil…, murmura distraitement la maîtresse de l’Ouest.

— Comme je viens de le dire à mon moi-de-demain, si Omago et Ara veulent un nouveau dieu, ils devraient s’adresser à Arc-Long. Personne ne mérite davantage que lui l’immortalité. S’il n’avait pas été là, les Extérieurs et les habitants du pays de Dhrall auraient tous été dévorés par les insectes.

— Si Omago et Ara lui proposent ça, soupira Zelana, Arc-Long refusera. Il n’attend plus rien de la vie depuis la mort d’Eau-Brumeuse.

— Voilà la réponse que nous cherchions ! s’écria Balacenia.

— Ressusciter Eau-Brumeuse ? On ne se ressemble pas beaucoup, moi-de-demain, mais nos cerveaux fonctionnent de la même manière. Sauf si cette idée vient juste de te frapper ! Vénérée, Ara et Omago peuvent faire ça, n’est-ce pas ?

— C’est possible… Ils devront remonter dans le temps, mais ce n’est pas un problème pour eux.

— Du coup, nous aurons un Arc-Long heureux au lieu de l’archer mélancolique que nous aimons tous. Ça vaut la peine d’essayer. Si je dis à Ara et Omago que je pose cette condition, ils iront peut-être enquiquiner quelqu’un d’autre.

Balacenia eut le sentiment de passer à côté de quelque chose d’important, mais elle ne put pas mettre le doigt sur ce qui la tracassait…

 

— C’est théoriquement possible, mon cœur, dit Ara à Omago après qu’Eleria eut présenté sa requête.

— Je sais bien, ma chérie… Mais ça risque d’altérer le passé, le présent et l’avenir.

— Pas de les altérer, rectifia Eleria, mais de les transformer. Certaines choses ne se produiront jamais, voilà tout.

Toutes les pièces du puzzle se mirent soudain en place dans l’esprit de Balacenia. C’était si simple qu’elle eut envie d’éclater de rire.

— Si j’ai bien compris, vous pouvez avancer ou reculer dans le temps ?

— C’est un jeu d’enfant pour nous, confirma Ara. Par le passé, nous avons corrigé pas mal d’erreur. La création n’est pas aussi parfaite qu’elle en a l’air…

Balacenia se tourna vers Omago.

— Tu viens de détruire le Vlagh, je crois ?

— Non, je l’ai neutralisé… Il n’a plus d’enfants, et il ne sera plus jamais en mesure d’en avoir.

— Tu peux faire la même chose dans le passé, je parie ? Si tu t’en étais occupé il y a quelques millénaires, le Vlagh n’aurait jamais été une menace pour le pays de Dhrall. Dans ce cas, Zelana et les autres n’auraient jamais engagé d’Extérieurs pour repousser une invasion.

— C’est une idée géniale, Balacenia ! s’écria Ara. Après ces quatre guerres, il y aura toujours le risque que des Extérieurs cupides tentent de piller le pays de Dhrall. S’ils ignorent son existence, cette idée ne leur viendra jamais à l’esprit.

— Arc-Long aura épousé Eau-Brumeuse, ajouta Eleria, et le monde sera beaucoup plus beau.

— De plus, dit Omago, une certaine petite peste acceptera d’être la prochaine déesse du domaine de l’Est. Et elle ne cassera plus les oreilles de personne avec ses protestations.

— À une condition ! déclara Eleria.

— Quoi encore ?

— Tu me câlineras chaque fois que j’en aurai besoin.

— Ce devrait être faisable, mon enfant…

— Tu vois comment les choses s’arrangent quand on sait s’y prendre ? lança Eleria à son moi-de-demain.