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Il fut toujours tenu pour acquis que les dieux – toutes générations confondues – assisteraient au mariage d’Arc-Long et d’Eau-Brumeuse, la fille du chef Vieil-Ours.

La divinité ayant quelques avantages, ils se servirent de leurs pouvoirs pour prendre l’apparence de membres ordinaires de la tribu.

Balacenia trouva très agréables les vêtements en cuir des Dhralls du domaine de l’Ouest.

Comme le reste de sa famille, elle fut stupéfaite par la version plus jeune d’Arc-Long. L’archer qu’elle avait connu ne souriait quasiment jamais et son regard exprimait une incurable mélancolie.

Le jeune Arc-Long souriait du matin au soir. Dès qu’elle vit Eau-Brumeuse, Balacenia comprit pourquoi. La Dhrall était tout simplement la plus belle femme qu’elle eût jamais vue. Les cheveux noirs brillants, la peau d’un blanc laiteux, elle avait de magnifiques grands yeux sombres. Cerise sur le gâteau, ils étaient rarement rivés sur autre chose que son futur époux.

— Elle est très jolie…, dit Zelana en baillant à s’en décrocher la mâchoire.

S’il n’y avait pas eu la cérémonie, la maîtresse de l’Ouest aurait déjà été endormie depuis un moment.

Curieusement, puisque ce mariage était son idée, Eleria ne semblait pas ravie, et Eau-Brumeuse n’emportait pas ses faveurs.

— Vénérée, tu ne pourrais pas lui ajouter un gros bouton sur le nez ? demanda-t-elle à Zelana un jour ou deux avant le mariage.

— Pourquoi ferais-je une chose pareille, ma chérie ?

— L’admettre me désole, dit Balacenia, mais je sens comme de la jalousie chez mon moi-d’hier.

— Eau-Brumeuse doit-elle vraiment être si jolie ? s’écria Eleria. Arc-Long a toujours été à moi, et voilà qu’elle me le vole ! (Elle regarda un moment le jeune archer.) N’est-il pas mignon tout plein ?

— « Mignon » me semble un adjectif bizarre pour un pareil guerrier, dit Zelana. Cela dit, il est beaucoup plus séduisant quand il ne tire pas la tête en permanence…

 

Midi approchait lorsque le chamane de la tribu, Celui-Qui-Guérit, sortit de sa hutte. Quelques instants plus tard, le chef Vieil-Ours guida Arc-Long et Eau-Brumeuse jusqu’au centre du village, où tout le monde s’était massé.

— Grand sage, dit Vieil-Ours, ces deux jeunes gens désirent s’unir et je m’en réfère à toi pour savoir si rien ne s’y oppose.

— Ont-ils reçu la bénédiction de leurs parents, noble chef ?

— Je suis leur seul parent, grand sage, et j’approuve totalement leur décision.

— Est-ce vraiment ce que ton cœur désire, vaillant Arc-Long ? demanda le chamane.

— Oui, répondit l’archer d’un ton vibrant d’émotion que Balacenia ne lui avait jamais connu.

— Et toi, Eau-Brumeuse ?

— Mon cœur ne désire rien d’autre, répondit la jeune femme d’une voix qui sonnait comme une douce musique. Sache-le, grand sage, si tu refuses de nous unir, je serai morte avant que le soleil se lève demain. Arc-Long est tout pour moi. Sans lui, ma vie n’aurait pas de sens.

— À la place du chamane, murmura Balacenia à sa famille, je me méfierais… S’il commet l’erreur de mécontenter cette femme, c’est lui qui mourra, et avant le coucher du soleil, en plus !

— Je n’avais jamais vraiment compris Arc-Long, dit Veltan. Mais à présent, tout est clair dans mon esprit. Après le mariage, ces deux-là seront les êtres les plus heureux du monde.

— Et nous aurons sur les bras la fillette la plus déprimée de l’univers, souffla Balacenia en désignant Eleria, qui pleurait à chaudes larmes.

— Un membre de la tribu s’oppose-t-il à cette union ? demanda Celui-Qui-Guérit.

— Ce ne serait pas une très bonne idée…, murmura Balacenia. Si Arc-Long ne tue pas l’empêcheur de se marier en rond, Eau-Brumeuse s’en chargera à sa place.

Celui-Qui-Guérit leva lentement une main.

— Puisque rien ni personne ne s’y oppose, je déclare Arc-Long et Eau-Brumeuse unis jusqu’à la fin des temps.

Les membres de la tribu acclamèrent les jeunes mariés. Dans les derniers rangs, Balacenia remarqua de jeunes hommes et de jeunes femmes que la liesse générale indifférait. Ceux-là se seraient bien volontiers opposés au mariage, mais ils étaient assez malins pour ne pas risquer leur peau…

Les festivités commencèrent. À part les amoureux et les amoureuses transis, tous les Dhralls vinrent féliciter Arc-Long et Eau-Brumeuse.

Balacenia songea que tout ce cérémonial n’avait guère de sens. Dans leurs cœurs, les deux jeunes gens étaient unis depuis des années, et rien – pas même la mort – n’avait réussi à les séparer.

 

Alors que le soir tombait, Zelana approcha à son tour des deux nouveaux époux.

— Sachez bien, dit-elle d’un ton très solennel, que votre union est depuis toujours écrite dans les étoiles par les dieux du pays de Dhrall de toutes les générations. Car ce mariage est l’expression ultime de la perfection. L’amour a trouvé un foyer, et il restera près de vous pour l’éternité.

La maîtresse de l’Ouest tituba comme si elle allait s’évanouir.

— Ramenez-la chez elle ! cria Dahlaine. Elle devrait dormir depuis des mois.

— Prenons-lui chacune la main, moi-d’hier, dit Balacenia à Eleria. Avant la nuit, elle sera au lit, dans sa chère grotte rose.

— Je vous accompagne, dit Ara. Zelana est notre enfant la plus précieuse, et j’entends veiller sur elle.

 

— Pourquoi as-tu résisté si longtemps au sommeil, Zelana ? demanda Ara alors qu’Eleria et Balacenia aidaient la maîtresse de l’Ouest à se coucher.

— Il y avait une crise terrible, Mère, et je n’aurais pas pu fermer l’œil avant de connaître son dénouement. Balacenia est très douée, c’est vrai, mais je savais mieux qu’elle ce qui se passait et ce qu’il fallait faire. En fin de compte, ma remplaçante est au moins aussi compétente et intelligente que moi. Mais alors qu’approchait la fin de mon cycle, je m’inquiétais de ce qui arriverait si Eleria reprenait le flambeau. Jusqu’à très récemment, je ne connaissais pas Balacenia…

— On nous encourage fortement à ce qu’il en soit ainsi, Vénérée, dit Balacenia.

— Vénérée ? répéta Zelana avec un petit sourire.

— C’est le nom que te donne Eleria, je sais, mais cette enfant semble avoir une certaine influence sur moi… Dors bien, chère Zelana. Mon moi-d’hier et moi ferons en sorte que rien n’aille de travers dans le monde.

— Il est vraiment temps que je dorme, soupira Zelana. (Elle sourit à Eleria.) Dis-moi bonne nuit, ma chérie, avant que je ferme les yeux.

— Fais de beaux rêves, Vénérée, souffla la fillette en remontant la couverture jusqu’au menton de la déesse de l’Ouest.

Balacenia s’éloigna discrètement du lit.

— Mère, une idée bien triste vient de me frapper. Nous allons perdre tous nos amis Extérieurs, puisqu’ils ne seront jamais venus ici.

Eleria rejoignit les deux autres divinités.

— Tu as l’air bien déprimée, moi-de-demain, dit-elle. Que se passe-t-il ?

— Mon plan génial nous a privés d’un bon nombre d’amis très chers, ma chérie. Lièvre, Keselo, Gunda, Bovin et les autres n’arriveront jamais, puisque nous n’aurons plus besoin d’eux. Le Vlagh est neutralisé, et il n’y aura pas de guerre.

— Lapinot me manquera, dit Eleria, et Keselo aussi. (Elle sursauta soudain.) Misère de misère !

— Qu’y a-t-il, moi-d’hier ?

— Nous nous sommes échinées à rapprocher Trenicia de Narasan, et tout ça est à l’eau, maintenant. La reine ne rencontrera jamais son général.

— J’ai peur que tu aies raison, moi-d’hier, soupira Balacenia.

— Si vous me laissiez régler ça ? lança Ara. Narasan finira par s’emparer du pouvoir dans l’empire trogite, et je me débrouillerai pour que Trenicia lui ait rendu visite quelques années avant. La reine est une redoutable guerrière ; et le général sera dans une position périlleuse s’il prend l’empire en main. Trenicia se chargera de sa protection, et leur relation évoluera de la même façon qu’au pays de Dhrall. Ces deux-là s’aimeront, je m’y engage devant vous !

— Avoir Mère à nos côtés est très pratique, pas vrai, moi-d’hier ? lança Balacenia. Nous allons rester ici jusqu’à ce que Zelana soit profondément endormie, puis nous irons toutes les deux parler à Enalla. Je suis certaine qu’elle fera raser cet ignoble temple avant longtemps. Mais il te faut un endroit où dormir. Beaucoup de temps passera avant que tu te réveilles pour prendre ton domaine en charge.

— Et si je restais ici avec ma Vénérée, moi-de-demain ? À mon réveil, j’irai dans l’Est, mais jusque-là, je préfère dormir avec Zelana.

— Qu’en penses-tu, Mère ? demanda Balacenia.

— Je ne vois pas d’inconvénients à ce qu’Eleria reste ici avec Zelana, toi-de-demain… Elle a encore beaucoup de choses à apprendre, et je saurai où la trouver en cas de besoin.

— Si c’est bon pour toi, ça l’est pour moi, Mère…

 

Balacenia avait parfaitement conscience d’être la « divinité aînée » du pays de Dhrall pour le cycle en cours. Cela dit, elle ne doutait pas que Dakas et Vash pourraient se passer d’elle pendant quelques siècles. Enalla devait être occupée à démolir le temple d’Aracia et à renvoyer dans leurs foyers les gros lards qui se prenaient pour des prêtres. À tout hasard, Ara resterait dans les environs pour empêcher la nouvelle maîtresse de l’Est d’aller trop loin dans son opération de « nettoyage ».

Tout cela laissait à Balacenia le temps de réfléchir.

Les Extérieurs qui avaient joué un si grand rôle au pays de Dhrall allaient lui manquer, elle le savait. Certains étaient devenus de véritables amis, et elle regretterait vraiment de ne jamais les avoir connus…

En suggérant à Omago de neutraliser le Vlagh longtemps avant le début des quatre guerres, Balacenia avait radicalement éliminé les Extérieurs de l’équation.

— Ils étaient souvent très gentils et je les aimais bien, soupira-t-elle. Mais c’est mieux comme ça. Personne n’est mort, et je garde de précieux souvenirs d’événements… qui ne se sont jamais produits.

Assise dans la grotte rose, près de la Vénérée Zelana et de l’adorable Eleria, Balacenia laissa remonter à sa mémoire tous les événements d’une année qui n’avait en réalité jamais existé.

— Je les garderai précieusement, dit-elle à voix haute, et tout au long de mon cycle, je les raconterai aux enfants et aux adultes qui n’ont pas perdu le pouvoir de rêver.

— Tu me parlais, moi-de-demain ? demanda Eleria, émergeant de son sommeil.

— Non, je pensais tout haut… Rendors-toi, ma chérie, et va retrouver ta Vénérée.

— Je veux bien, si tu arrêtes de faire du boucan !

Balacenia sourit puis regarda tendrement son double qui ne l’était plus vraiment.

— J’aurais bien besoin de bisous-bisous…, souffla-t-elle.

— Pourquoi ne l’as-tu pas dit tout de suite, moi-de-demain ? Viens près de moi, et je te câlinerai jusqu’à ce que tu demandes grâce. À cet exercice, je suis la championne de l’univers, tu le sais bien !

— Oui, je le sais, moi-d’hier…, murmura Balacenia.

Elle approcha du lit d’Eleria et fit une provision de tendresse qui lui suffirait sans doute pour une dizaine de vies…