Préface

Encore un livre sur Auschwitz écrit par un survivant ! Il n’y en a donc pas eu assez ?

Non. Les dates qui suivent en sont la preuve : Thomas Geve avait trois ans lorsque tout ce qui peut faire rêver un enfant – une fanfare, les couleurs chamarrées d’un défilé militaire –, lui devinrent des plaisirs interdits : il était juif et, au seuil de cette année 1933, vivait en Allemagne. Le 8 mai 1945, il écrivait : « Je vais bientôt avoir seize ans »…

Les années qui venaient de s’écouler se résumaient pour lui au port de l’étoile jaune, lorsqu’il vivait à Berlin, au camp d’Auschwitz, de Gross-Rosen et enfin de Buchenwald. Voilà quelle fut la vie de cet enfant allemand.

 

On savait, à travers l’expérience de Jehuda Bacon, d’un an son aîné, et de G. L. Durlacher, de deux ans son aîné, ce que d’autres jeunes avaient connu et souffert à Auschwitz. Mais à la différence d’un Durlacher et d’un Bacon, déportés vers Auschwitz respectivement depuis les Pays-Bas et la Tchécoslovaquie, Geve, avant sa déportation, avait grandi dans une Allemagne où la croix gammée régnait en maître absolu. « Je n’ai jamais su ce que le mot “liberté” pouvait bien signifier, puisqu’en 1933 j’avais trois ans », écrivit-il un jour.

 

À l’école juive qu’il fréquentait – aucune autre ne lui était accessible –, il fallait qu’il participe aux cérémonies célébrant l’anniversaire du « Führer ». Où qu’il fût, il se sentait exclu et la situation devenait de plus en plus inextricable. Mars 1943 fut, pour les Juifs de Berlin, la fin. Le 27 juin de la même année, Thomas Geve, treize ans, fut envoyé à Auschwitz.

 

À cette époque, ce camp était le plus grand camp d’extermination et de concentration de « l’État SS », pour reprendre l’expression d’Eugen Kogon, qui définissait ainsi le monde qui s’étendait derrière les barbelés électriques. Que de livres depuis lors furent publiés sur Auschwitz ! Que de fois pourtant passa-t-on à côté de l’irréel qu’incarna l’État SS, porté à son point d’orgue à Auschwitz même ! Si l’on s’en tient à l’argumentaire et aux documents d’archives, le « phénomène » Auschwitz n’est pas saisissable. Je veux dire par là que les historiens – qui n’ont pas connu cette époque – se heurtent immanquablement à des problèmes et commettent des erreurs lorsqu’ils abordent ce qui reste le chapitre le plus important de notre histoire contemporaine. Voilà pourquoi les témoignages, et parmi ceux-ci, le livre de Thomas Geve, sont incontournables.

 

En vertu de l’application du principe de destruction, mis en place par cette machine à tuer que fut Auschwitz, les Juifs déportés sur ordre de l’Office principal de la sécurité du Reich (RSHA) furent victimes d’une sélection dès leur arrivée au camp. Qui semblait apte au travail était dirigé vers les actifs du camp et rejoignait la catégorie de ceux qui allaient subir « l’extermination par le travail », pour reprendre la terminologie de l’administration SS. Les autres, c’est-à-dire tous ceux qui entraient directement dans le cadre de la « Solution finale », étaient immédiatement envoyés dans les chambres à gaz, sans avoir eu même le temps de connaître le camp de concentration. Ce processus de sélection différencie Auschwitz des quatre autres camps d’extermination, Treblinka, Sobibor, Belzec et Chelmno.

 

Telle fut la logique diabolique des responsables de la Solution finale. Les jeunes qui ne furent pas classés dans la catégorie des travailleur-esclaves furent immédiatement gazés, au même titre que les personnes âgées, les faibles et les malades. Pourtant, il y eut quelques exceptions à cette règle de base.

Contrairement aux consignes de l’Office principal de la sécurité du Reich, des Juifs envoyés du camp de Theresienstadt vers celui d’Auschwitz échappèrent aux sélections d’arrivée. Alors que les hommes et les femmes étaient d’habitude très strictement séparés et respectivement placés dans différents endroits du camp, ceux-ci furent regroupés dans une partie du camp de Birkenau, appelée « le camp familial de Theresienstadt ». Contrairement à tous les autres Juifs, ils eurent l’autorisation d’écrire et de recevoir du courrier, mais six mois, jour pour jour, après leur arrivée à Birkenau, où ils avaient clairement reçu un traitement préférentiel, ils furent envoyés dans les chambres à gaz. Ce traitement d’exception avait vraisemblablement été motivé par la volonté de dissoudre la rumeur qui courait à Theresienstadt – camp qui avait servi de « vitrine » pour la Croix-Rouge internationale, ainsi qu’en Tchécoslovaquie –, selon laquelle il y avait des chambres à gaz à l’est ; il semble qu’en 1943 les nazis y aient prêté quelque attention. Quelques jeunes furent épargnés, et c’est ainsi que Bacon et Durlacher survécurent.

 

Les « écoles de maçons » furent l’autre exception qui permit à certains jeunes de survivre. L’initiative semble en revenir à des détenus de fonctions, qui cherchèrent à venir en aide à des adolescents, tout en répondant aux souhaits de la direction SS du camp, qui étaient d’enregistrer le plus grand nombre possible de travailleurs qualifiés. Ainsi s’établirent dans différents camps de concentration plusieurs de ces écoles, dont celle d’Auschwitz fut la première, en juin 1942.

Thomas Geve eut de la chance : en août 1943, il fut envoyé à l’école des maçons du camp central. Son témoignage sur cette structure d’exception dans un camp d’extermination constitue un document important, car il décrit l’une des nombreuses facettes méconnues du camp. Elle constitue la partie centrale de ses dessins.

 

Voilà pourquoi il était important d’éditer le témoignage de Geve en allemand. Il apporte l’une des pierres, jusqu’à ce jour absentes, qui permettront de reconstituer la mosaïque d’Auschwitz. Ainsi les générations futures pourront-elles mieux comprendre ce que fut Auschwitz, le camp de concentration et d’extermination du national-socialisme allemand, symbole aux yeux du monde des crimes du système nazi, qui n’a pas d’égal dans l’Histoire.

 

« Le réveil est toujours l’instant le plus difficile dans la vie d’un détenu. » Ces mots émanant de l’expérience d’un adolescent, qui a passé deux ans dans un camp de concentration nazi – parce que sa seule « faute » est d’être né juif – ne sont-ils pas aujourd’hui motif de réflexion ? De quel droit classer les êtres en catégories supérieures et inférieures ? Et, en conséquence d’un tel racisme, nier à certains le droit de vivre ?

L’idéologie qui, il y a plus de cinquante ans, a tracé la route jusqu’à Auschwitz n’est pas morte. C’est en en prenant conscience que l’on comprend pourquoi il faut absolument lire le témoignage de Thomas Geve.

Hermann Langbein
Vienne, janvier 19931

1- La première édition allemande date de 1993 (NDLT).