Chapitre 1Me voici devenu un détenu
Le train roulait à travers des contrées qui m’étaient familières, les mines de charbon de Haute-Silésie. Chaque fois que venait mon tour d’aller prendre un peu d’air, je me hissais aux barreaux de la fente d’aération dans l’espoir d’apercevoir notre ville natale de Beuthen. Malheureusement en vain, car nous avions apparemment fait un détour.
Le train resta garé longtemps sur des voies annexes, afin de libérer la voie principale pour faire passer les renforts vers le front est. Cette priorité était laissée la plupart du temps de nuit – cela ne dérangeait personne – et fichait par terre tous les plannings horaires que nous avions pu élaborer. Même les plus bavards s’étaient arrêtés de faire de longues considérations sur le lieu et l’heure à laquelle nous arriverions. Les gens étaient devenus irascibles et agressifs.
De violentes disputes pour déterminer qui d’entre nous allait devoir nettoyer quoi, et qui pourrait utiliser la gamelle d’untel, éclatèrent aux quelques rares endroits où nous fûmes autorisés à vider le seau et à aller chercher de l’eau. La déferlante d’égoïsme qui avait balayé la politesse et l’écoute annonçait un combat de survie sans merci. Deux jours de voyage dans la peur et l’inconfort avaient suffi pour briser toute forme traditionnelle de courtoisie et d’urbanité.
Le seul endroit où nous pûmes nous dégourdir les jambes fut une petite gare de campagne, entourée de bois. Cela faisait du bien de respirer un peu d’air frais, mais le plus pressé était d’aller aux toilettes. Celles-ci se réduisaient, dans cette gare, à un grand trou carré, au-dessus duquel étaient posées des poutres en bois. Un panneau indiquant Ustempo désignait ce lieu étrange. La traduction signifiait que c’était l’endroit – si l’on était assez habile – où faire ses besoins. Cela voulait dire aussi que nous étions en Pologne.
Le paysage nous révéla d’autres objets, plus étranges encore : des tours en bois, hautes de cinq mètres et équipées d’échelles. À mon avis, cela ne pouvait être que des postes d’observation de l’espace aérien. Mais pourquoi y en avait-il autant ? Ensuite, il y avait des rangées d’immenses baraques en bois et de gens en uniformes zébrés bleu et blanc. Chez nous, j’avais déjà vu des prisonniers habillés comme cela, poussant des bennes à ordures, mais ici ils semblaient travailler dans des camps de dépôts entourés de clôtures.
Il paraît que la criminalité atteignait des chiffres record en Pologne. Effectivement, je regardai ma montre : cinq minutes, sept minutes, dix minutes… les barbelés défilaient toujours. Je tendis le cou à travers l’aération pour apercevoir le bâtiment de la prison – en vain. Le train s’arrêta, se rangea sur un quai annexe. Le silence fut déchiré par un coup de sifflet strident, les portes s’ouvrirent. Tout autour de nous, des cris rauques répétaient : « Raus ! Raus ! ». Des SS en armes étaient là, debout devant nous, en uniforme feldgrau.
Nous étions le 27 juin 1943, c’était le soir, l’endroit s’appelait Birkenau, près de la ville d’Auschwitz. Nos anciens gardes avaient été remplacés depuis longtemps, car ici nous nous trouvions dans un monde clos, que personne de l’extérieur ne devait voir : « Dehors, bâtards ! Plus vite, bande de porcs ! » nous hurlaient nos nouveaux maîtres, les Seigneurs de la race supérieure. Toute une compagnie SS était en poste à la gare. Celle-ci était bordée de part et d’autre par des mitrailleuses. Des chiens féroces tiraient sur leur laisse, aboyant en notre direction, en guise de bienvenue.
Le paysage était désolé : pas un arbre à des kilomètres à la ronde, des champs à perte de vue. Au loin, un brouillard épais annonçait le soir qui tombait.
« Plus vite, plus vite ! » Le fouet cinglait. « Laissez vos affaires ! Les hommes aptes au travail, à droite ! Les femmes qui peuvent travailler, à gauche ! Le reste, au milieu de la rampe ! » Je serrai vite Maman très fort dans mes bras pour lui dire au revoir et courus dans la file de droite. Je me fis gonfler les joues pour faire bonne impression et me tins aussi droit que possible. Je passai le contrôle de l’officier SS et me retrouvai dans la foule des hommes.
La nuit était tombée. Des camions arrivèrent, emmenant les vieux et les malades. Les mères et les enfants attendaient encore. Nous nous mîmes en rang, cinq par cinq, entourés par des gardes, et nous avançâmes.
Environ une demi-heure plus tard, notre colonne de 117 hommes, encore sous le choc de ce sinistre accueil, arriva à une barrière gardée par des sentinelles. Des flaques d’eau au milieu d’un sol boueux et infertile laissaient conclure que la nature n’aimait pas cet endroit. Nous fûmes de nouveau comptés et recomptés, jusqu’à ce que les gardes nous laissent passer.
Bientôt nous arrivâmes à un bâtiment en briques rouges qui, s’il avait été un peu plus petit, aurait pu être une ferme, à l’exception des alentours absolument sinistres, qui n’existaient nulle part ailleurs. Les lieux étaient entourés d’une double enceinte de barbelés électrifiés, l’une de deux mètres cinquante de haut, l’autre moins élevée, qui toutes deux se perdaient vers l’infini. À intervalles réguliers, des pancartes avec une tête de mort blanche et deux os se croisant indiquaient le mot « Danger ». Le plus impressionnant était la tour, flanquée de part et d’autre d’une aile de deux étages chacune. Des rails de chemin de fer passaient sous l’immense porche, tandis que sur le faîte du toit, de forme pyramidale, on voyait une sirène qui ressemblait à un champignon et dont le hurlement était l’unique compagnon de tous ceux qui passaient là. Derrière, baignant dans la lumière aveuglante d’une multitude de projecteurs, des rangées de baraques en bois s’alignaient à perte de vue.
Après un dernier comptage, nous nous dirigeâmes vers cette monstrueuse ville de prisonniers. Les clôtures électriques bourdonnaient de part et d’autre de la rue centrale comme pour accueillir les prisonniers. Pas un arbre, pas une fleur, pas un brin d’herbe. C’était un autre monde, unique dans sa noirceur déprimante.
Nous fûmes conduits vers un des nombreux camps, un groupe de baraques parmi des centaines. Nous fîmes halte devant un bâtiment sombre, gris, sinistre, comprenant un sous-sol, un rez-de-chaussée et un premier étage. On était frappé par l’immense cheminée attenante. Nous fîmes la queue pour entrer.
Enfin, ce fut mon tour. Le contrôle était essentiellement aux mains de prisonniers à l’air bien portants, mais dont la mine me faisait penser à des bandits et à des assassins. Quand on leur parlait, ils ne répondaient pas, tout au plus parfois d’un hochement de tête. J’entrai dans une pièce, remplie de montagnes d’habits.
« Déshabille-toi ! Vêtements, à droite ; sous-vêtements, à gauche ; objets de valeurs ou papiers, dans le panier. On garde juste les chaussures, rien d’autre. Le reste aussi, dans le panier. Argent, photos, bagues, etc. » J’étais déjà tout nu et eus un moment d’hésitation, avant de laisser ma montre. Mes papiers d’identité furent jetés sur un pile d’autres… encore un nom qui venait de cesser d’exister.
Puis ce fut le tour des cheveux. Après nous avoir tondus, on nous rasa le corps, de telle sorte qu’il ne nous resta plus un poil. Moi, de toute façon, à l’époque, je n’avais que des cheveux sur la tête, qui partirent rejoindre les mèches brunes, blondes ou rousses qui s’amoncelaient par terre.
Le dernier contrôle me permit de récupérer deux tranches de pain avec du fromage. Elles étaient sèches et toutes racornies, car depuis Berlin, je les avais mises de côté pendant tout le voyage, n’ayant pas le cœur à manger quoi que soit. Ensuite, ne sachant où les cacher, je les avais camouflées dans mes chaussures.
Plus déprimé que jamais, je pénétrai dans le « sauna ». Mes camarades des dernières heures étaient assis là, par terre, les uns derrière les autres. Le sol était en lattes de bois et un petit escalier montait vers quelques bouches d’aération. Nus et rasés, nous étions méconnaissables. On se serait cru dans je ne sais quel théâtre étrange, entassés à attendre la représentation d’une pièce surréaliste. Personne ne se regardait, personne ne disait mot. Chacun était plongé dans ses propres pensées.
Perdu dans les miennes, je fus brusquement saisi de terreur. Et si toutes ces rumeurs d’extermination étaient vraies ?
N’avait-il pas été question de gaz ? Je ne m’étais pas encore résigné à la fatalité et mon regard scrutait tout. Les portes de métal étaient lourdement verrouillées. Seules, les petites fenêtres étaient ouvertes, mais si haut perchées qu’elles étaient inaccessibles. Nous étions enfermés et n’avions qu’à attendre.
Un peu plus tard, la porte s’ouvrit brutalement. Un groupe de surveillants en tenue rayée bleu et blanc entra. Après un court aparté en polonais avec ses acolytes, l’un d’entre eux s’avança et fit un discours : « Vous êtes ici dans un camp de concentration. Finie la belle vie ! Oubliez toutes vos anciennes habitudes, sinon c’est nous qui vous les ferons perdre. Vous devrez la plus totale obéissance à la hiérarchie des détenus, et bien sûr aux SS. Ne vous faites aucune illusion ! Personne ne ressort vivant d’ici. Vous n’êtes pas là pour penser, mais pour travailler dur. Ce camp s’appelle Birkenau et il y règne la plus grande discipline. Maintenant filez à la désinfection. »
Nous fûmes plongés dans une sorte de bassin, une espèce de bouillon froid, plein de détergent. Tremblant, j’essayai de ne pas y mettre les pieds, mais nos nouveaux gardiens avaient l’œil à tout. À nouveau, sous les hurlements « Vite ! On se presse ! », on nous lança nos sous-vêtements, veste, pantalon et calot. Je me dépêchai d’enfiler ces hardes rapiécées sur ma peau encore mouillée. Pas le temps de réfléchir à quoi je pouvais bien ressembler dans cette tenue grotesque et dix fois trop grande, ni d’attacher un crochet ou de fermer une boucle. C’était parti ! Nous étions projetés dans le monde concentrationnaire et la première épreuve commençait.
« Allez, courez ! Plus vite, bande de salauds ! » Je me battais à chaque pas contre la glaise lourde et collante pour conserver mes précieuses chaussures, qui n’étaient pas attachées. Maintenant, c’était au tour de mon affreux pantalon, bien trop large pour moi, de conspirer contre moi, tombant pour aller rejoindre son alliée, la boue froide et giclant partout. Je me battais, faisais travailler mes chevilles, serrant de près mes guenilles, le corps couvert de sueur.
Épuisé, mais victorieux, j’arrivai à la baraque des admissions. À l’entrée, je distinguai, malgré l’obscurité, une silhouette en tenue rayée. « Des objets de valeur ? Bijoux ? Objets en or ? demandait-elle sur un ton de confiance. N’essayez pas de cacher quoi que ce soit. Les SS finiront par tomber dessus. Confiez-le-moi plutôt, moi aussi je suis détenu et ce sera en sûreté avec moi. Allez, ne commencez pas à réfléchir ! Vous avez bien quelque chose sur vous, que vous voudriez voir en mains sûres ? » Certains répondaient à ses tentatives de sollicitation. Moi, je ne me posais qu’une seule question : aurait-il trouvé que mon vieux sandwich au fromage tout racorni faisait l’affaire ?
Dans la baraque des enregistrements, il y avait une longue rangée de tables, couvertes de fichiers. Derrière étaient assis des détenus et des SS. On nous donna l’ordre de nous placer en rangs de cinq et par ordre alphabétique, un exercice difficile pour les gens qui n’avaient pas l’esprit méthodique. Mais un bon coup de fouet et une panoplie d’astuces nazies assurèrent le succès de l’opération.
« Alors, où sont les gros commerçants berlinois ? » plaisanta méchamment un SS bravache. Deux détenus plutôt bien en chair, qui visiblement semblaient remplir les critères de la définition de riche commerçant, reçurent l’ordre de sortir pour faire le tour du baraquement en courant. « Y a-t-il aussi des rabbins, ici ? » Mais les barbes, qui jadis auraient trahi, avaient été rasées entre-temps. Se sentant grugé, le SS continua sa pêche aux victimes. « J’apprends qu’il y a parmi vous des bâtards, dont les pères ont violé des Aryennes. Alors, on va examiner tous les blonds au nez crochu ! » Nous étions presque tous blonds ou châtains, il lui fallut donc renoncer à son trait de génie. Fou de rage, il se mit à vociférer : « C’est votre dernière chance de vous débarrasser de choses que vous vouliez cacher. De toute façon, on les trouvera ! Jetez-les par terre. Si l’un de vous, après avoir quitté le baraquement, est découvert avec quelque chose sur lui, il sera immédiatement abattu ! » Ramasser de l’argent était pour un SS la mission que, parmi tant d’autres, il accomplissait le mieux en termes de volume sonore et de précision.
Nous continuâmes à passer devant les autres tables. Un jeune détenu russe me prit le bras gauche et commença à le tatouer avec un porte-plume, dont il trempait la pointe double dans de l’encre bleue. Il le fit doucement, je dirais même précautionneusement, mais je ressentis, malgré cela, la douleur ininterrompue d’une multitude de piqûres. Quand il eût terminé, il me regarda dans les yeux et vis que j’étais jeune. À ma grande surprise, il murmura tout bas : « Je te souhaite bonne chance. » Je regardai son travail, un nombre à six chiffres bien tatoués, un peu trop grands à mon goût. En les additionnant tous, j’arrivais au chiffre 13. Cela me porterait-il chance ?
Voilà comment un simple nom devenait un simple numéro, un détenu de plus. Un prisonnier, le Schutzhäftling*1, remplissait l’inévitable paperasserie. Plus de 100 000 détenus m’avaient précédé, tous en double exemplaire : l’un pour l’administration du camp, l’autre pour la Gestapo.
« Imbécile ! Ici, tu ne t’appelles plus Israël ! » me dit, en m’engueulant, le détenu-secrétaire, alors que j’étais sur le point d’inscrire mon deuxième prénom, celui qui était assigné à tous les Juifs de sexe masculin depuis 1938. Je continuai de remplir le formulaire : treize ans – Beuthen – Berlin – apprenti jardinier – émigré – déporté – aucun – rubéole – scarlatine – oreillons – aucun – aucun – aucun. En bas, je signai la déclaration, comme quoi j’étais apatride et sans aucun bien. Je n’arrivais pas à comprendre comment une telle farce pouvait faire partie des nombreux documents chargés de maintenir en place le prestige du Troisième Reich. Cela me dépassait.
Il n’y eut qu’une seule pause, pour la distribution d’une boisson ressemblant vaguement à de la tisane et qu’on nous servit dans un pot en fer-blanc. Puis les ordres hurlés reprirent, cette fois pour trouver des médecins et autres spécialistes. Une douzaine de détenus environ s’avancèrent.
Mon sens de la provocation se réveilla. Je voulais tenter une fois encore d’échapper à la Gestapo. C’était maintenant ou jamais ! Le plan était désespéré, mais il fallait que j’essaye. J’allai voir l’officier SS, claquai des talons, et essayai d’avoir l’air aussi intelligent que ma pitoyable allure le permettait. « Je vous demande respectueusement de bien vouloir examiner mon transfert. Je n’ai pas encore quatorze ans et je ne me sens pas à ma place ici. » Il fronça les sourcils sous la visière de sa casquette à tête de mort et fémurs croisés en une mimique sardonique, et me dit : « Et où veux-tu donc aller ? – Au camp pour les enfants, répondis-je. – Il n’y a pas de camp pour les enfants, ici », rétorqua-t-il d’un ton sans réplique. Mais je ne lâchai pas : « Alors est-ce que vous pouvez au moins me mettre avec d’autres jeunes ? » Visiblement énervé, il me dit : « Écoute, un jour, tu me remercieras de ne pas l’avoir fait. Maintenant, tu es ici et basta ! Allez, fous le camp ! »
Quant l’enregistrement fut terminé, il faisait nuit noire. On nous conduisit vers les innombrables baraques du camp d’habitation proprement dit. Toutes, à l’intérieur, étaient divisées par des cloisons, avec des bâtis en bois de 1,80 mètre de long sur 1,80 mètre de large et 75 centimètres de haut. Il y avait trois châlits superposés. Chacun d’eux était recouvert de paille et constituait leur nouvelle demeure pour six détenus. Au milieu du baraquement, une installation de chauffage fabriquée en briques comprenait un poêle d’un côté et une cheminée de l’autre.
Nous fûmes confiés au doyen du bloc, un détenu de longue date, chargé de surveiller les prisonniers de la baraque, qui, assisté de quelques responsables de chambrée, affecta rapidement les nouveaux arrivants à leur place. À peine avions-nous compris comment dormir sur un châlit, c’est-à-dire serrés comme des sardines en boîte, couchés sur le côté les uns contre les autres, tête-bêche, la tête enserrée entre les pieds de nos deux voisins, qu’un coup de sifflet strident retentit brusquement. Notre nouveau responsable, le doyen de bloc, allait faire un discours, qu’il devait connaître par cœur, depuis le temps…
« Vous êtes ici au bloc 7a du camp d’hommes de Birkenau. Interdiction d’en sortir ! Vous ne devez quitter vos châlits qu’un par un. Il y des latrines provisoires au milieu du baraquement. Vous devez vous tenir à carreau et obéir très strictement aux ordres du personnel du bloc ou à certains détenus. Nous sommes vos supérieurs hiérarchiques, et c’est nous qui décidons. Vous nous devez totale obéissance. Si vous ne trouvez plus vos chaussures, le matin au réveil, ne venez pas vous plaindre. Gare à celui qui viendra m’importuner avec des broutilles, il ne sortira pas vivant du bloc. Quand vous croisez un SS, vous vous mettez au garde-à-vous et vous lui faites le salut militaire. Une fois qu’il est passé, vous dites “Rompez”, et retournez au travail. Celui qui s’avisera de ne pas saluer un officier en comprendra vite les conséquences. Vous êtes prévenus. Éteignez les lumières et silence ! »
J’étais mort de fatigue, mais toutes ces émotions me forcèrent à m’extirper de mon châlit surpeuplé, pour aller chercher les latrines. Des prisonniers gémissaient, d’autres se grattaient pendant leur sommeil. La toiture de la baraque, en bois, grouillait de souris. Arrivé à destination, je dus constater que les deux seaux étaient pleins à ras-bord.
Un coup de sifflet acheva notre maigre nuit, qui avait duré deux heures. Je ne retrouvai plus mes belles chaussures du dimanche ! J’attrapai ce qu’il y avait à la place : un grand godillot noir et un autre, beaucoup trop petit, avec des entre-deux de cuir marron. Quelqu’un cria : « Voleurs ! » On entendit frapper des coups sourds. On se remit en rang par cinq, beaucoup plus vite cette fois. On entendit hurler des ordres, ainsi qu’un bruit de pas lointains, provenant du camp. Apparemment, une mauvaise surprise nous attendait. J’étais au dernier rang et m’endormis contre un poteau du châlit.
Réveillé par le responsable de chambrée, je me remis en position et il me dit : « T’as de la chance, que je ne sois pas un SS ! »
Je retombai dans une somnolence, bientôt interrompue par un bruit, que je n’étais pas sûr de reconnaître. Je me secouai pour me réveiller et dressai l’oreille… Tout ça paraissait grotesque, complètement fou, totalement inattendu, mais non, je ne rêvais pas ! Il s’agissait bien d’un orchestre, qui jouait des marches militaires.
Plusieurs heures plus tard, nous attendions toujours à la même place, quand un détachement SS et quelques officiers supérieurs surgirent. Ils sélectionnèrent des prisonniers d’allure costaude, pour les envoyer travailler au camp de Monowitz. Un officier, dont les épaulettes tressées indiquaient son grade élevé, demanda : « Où se trouve le demi-Juif qui était dans la Wehrmacht ? » Un jeune homme blond sortit du rang. Je le connaissais. Personne n’avait de manières plus allemandes que lui, mais ses supplications pour être libéré restèrent vaines. « Tu resteras dans ce camp, fut la réponse, avec un travail plus facile. »
Des gardes arrivèrent, accompagnés de deux chiens féroces. Nous formions encore six rangées de détenus, cinq par cinq, et nous mîmes en marche, en prenant vers la gauche. Birkenau, à l’aube, dans le brouillard, se dévoilait, triste et menaçant à la fois, comme nulle part ailleurs. Le plus pessimiste des pessimistes n’aurait rien pu imaginer de plus épouvantable.
Des femmes détenues poussaient une lourde charrette. Elles avançaient à grand-peine sur le sol boueux et marécageux, accablées d’injures et de menaces par leurs gardes. Derrière elles, quelques enfants trottinaient, maigres et chauves, retroussant leurs hardes, çà et là, pour se gratter.
Un groupe de détenus portant un cercle noir et rouge sur leur veste s’activaient à casser des pierres pour le pavage d’une nouvelle route. Surveillés par des SS armés de fouets, ils n’osaient pas lever les yeux.
Nous laissâmes derrière nous cette jungle de barbelés et de gardiens, nous traînant à travers une contrée abandonnée. Le soleil rayonnait si fort que nous étions tous en sueur. Gardes ou détenus, la nature nous traitait indifféremment, et nous ralentîmes la cadence. La curiosité, elle non plus, ne faisait pas de différences entre les hommes. De temps à autre, un garde s’approchait et posait des questions : « Et toi, tu viens d’où ? Qu’est-ce que tu fais là ? » « Oui, va falloir s’y mettre maintenant. Vous allez voir ce que c’est que de bosser. Vous n’allez pas le croire ! » « Posez pas de questions ! Vous verrez bien vous-mêmes ! » « Vous croyez que vous allez tenir combien de temps ? Fallait vous renseigner, avant de venir ici ! D’ailleurs, qu’est-ce que vous foutez là ? » « Allez, en avant, plus vite le premier rang ! »
Une heure plus tard, nous passâmes de nouveau devant des barbelés. Il y avait des tenues rayées à cet endroit. Des détenus soulevaient des pierres, portaient des briques, traînaient des troncs d’arbres et transportaient du charbon. Des wagons chargés de cargaisons attendaient, garés parallèlement à la route, bordée de chaque côté par d’immenses pyramides de briques, de charbon et de bois. Des centaines de détenus s’affairaient, reproduisant les scènes d’esclaves de l’Égypte ancienne. Des voix hurlaient des ordres et des jurons.
Notre attention fut attirée par des insultes lancées depuis cette tour de Babel, dont nous comprenions certaines d’entre elles. « Regardez ! V’là des gros pleins de soupe qui veulent nous aider à pousser les wagons ! Leur gros bide va pas y tenir longtemps ! »
Trente minutes plus tard, nous atteignîmes le portail du camp d’Auschwitz. Sa devise, inscrite en lettres de fer à l’intérieur de la grille, annonçait : Arbeit macht frei*2.
Nous fûmes comptés, envoyés à la désinfection et entassés dans l’étuve de la laverie. Pour la première fois, nous pûmes enfin parler librement entre nous. Vingt-quatre heures après notre arrivée, nous apprenions la sombre nouvelle : il n’y avait pas de camp pour les enfants, ni pour les vieux, ni pour les malades. Il n’y avait qu’un bois, situé derrière le camp de Birkenau, dont les entrailles étaient pleines de gaz et de mort.
Comme si le sol s’ouvrait sous nos pieds, le vague espoir qui nous restait – si mince fût-il – que la civilisation existait encore venait de s’évanouir.
Je n’étais pas d’avis qu’on pût tenir un individu ou même un groupe d’individus pour responsable de l’énormité de ces crimes. Ma colère n’allait ni contre Hitler, débordé dans un Berlin lointain, ni contre le garde polonais, qui avait sué comme nous sur une route de campagne poussiéreuse. J’étais plutôt saisi par l’impression terrifiante que tout ce qu’on nous avait enseigné : les bonnes manières, l’étude de la culture grecque et romaine, les efforts de démocratie, l’ardente volonté des États neutres de porter secours aux opprimés, toutes les églises somptueuses que j’avais vues, la beauté de l’art et du progrès que j’avais essayée de comprendre, toute la confiance que j’avais eue dans le jugement de mes parents, tout cela n’était plus qu’une farce dégoûtante !
Ce n’était pas l’heure de méditer sur ce qui apparaissait comme notre destin inéluctable. Des détenus de longue date, avides de nouvelles du monde extérieur, nous assaillaient de questions, et les réponses que nous leur faisions furent bientôt une véritable manne, car chaque information donnée sur les événements se marchandait contre de précieux renseignements sur la vie au camp. Ainsi pûmes-nous bientôt reconstituer – et fixer dans nos mémoires – l’image tellement redoutée par chaque détenu, du puzzle d’un camp de concentration qui, pièce par pièce, nous livrait le mécanisme de son fonctionnement.
Quatre-vingts pour cent des détenus étaient des non-Juifs. Les Polonais, les Ukrainiens, et les Russes constituaient la majorité, les Français, les Tchèques, les Slovaques, les Allemands, les Juifs et les Tsiganes, la minorité. Sur les dix-huit mille Juifs de notre nouveau camp, une poignée seulement était des Juifs d’origine allemande. La plupart des Juifs étaient polonais, grecs, français et néerlandais.
La composition des populations de détenus dans les camps annexes était à peu près identique, à quelques variantes près, selon les époques du camp. Des groupes différents avaient précédemment constitué la majorité. Depuis 1941, il y avait eu de grands contingents de prisonniers de guerre de l’Armée rouge, de Juifs allemands et néerlandais. Aujourd’hui, ils avaient tous « cessé d’exister ».
Pour faciliter son identification, chaque prisonnier portait un triangle de couleur avec un numéro matricule, cousu sur le devant de sa veste, à gauche, et sur le haut de la jambe droite de son pantalon. Chaque catégorie de détenus avait son signe. Un triangle vert caractérisait un criminel de droit commun, récidiviste – quand la pointe était en bas, première condamnation – quand la pointe allait vers le haut. Les triangles noirs désignaient officiellement les « réfractaires au travail » et étaient attribués aux Russes, aux Ukrainiens et aux Tsiganes. Les triangles rouges étaient assignés aux opposants politiques et réservés aux Allemands, aux Polonais, aux Tchèques et aux Français. Les quelques homosexuels transférés au camp portaient un triangle rose. Les membres de sectes religieuses non violentes étaient reconnaissables à leur triangle violet, mais eux aussi, entre-temps, avaient « cessé d’exister ».
La section politique de l’administration SS du camp disposait d’un fichier détaillé concernant qui devait porter quoi. Les Juifs avaient un triangle rouge ou vert, selon, cousu sur un triangle jaune et formant ainsi l’étoile de David. Les triangles des non-Juifs comportaient la première lettre du nom de leur pays d’origine.
Un jeune Juif belgo-polonais, qui avait attentivement écouté toutes nos histoires, nous dit d’un ton amusé : « Alors, la vieille fripouille vous a fait le coup des chaussures ! Ce satané doyen de bloc de Birkenau ! C’est un criminel notoire, polonais, et Juif comme nous. Il mérite d’être embroché comme un porc ! Un de ces jours, on va lui régler son compte. Vous avez eu de la chance de ne pas rester dans cet enfer, vous n’auriez pas tenu longtemps. Ici, les conditions sont un peu meilleures : on fait tout ce qu’on peut pour éliminer ce genre de types. »
Une petite silhouette d’homme apparut au beau milieu des cuves à lessive, qui chauffaient à gros bouillons et dégageaient de la vapeur de toutes parts. Il rejoignit notre groupe. Sur sa tenue propre et correcte, un triangle vert était cousu, et son matricule était dans les numéros mille.
« Alors, c’est vous, les nouveaux arrivants ? » dit-il en nous scrutant de son regard bleu et perçant. Il n’était plus tout jeune. Il ajouta en lui-même : « L’Allemagne, l’Allemagne… Elle fut ma patrie. Aujourd’hui, on est tous pris dans la même toile d’araignée. Bourgeois ou bandits, même destin. Ne vous méprenez pas sur mon triangle vert. J’ai purgé ma peine de prison depuis belle lurette. Je suis ici pour la même raison que vous. La destruction ! S’évader d’ici ? Ce n’est même pas la peine d’y songer ! Les SS contrôlent tout à quinze kilomètres à la ronde. Vous n’avez vu qu’un seul camp jusqu’ici, mais il y en a sept, à Birkenau. Le camp des hommes, celui des femmes, des Juifs, des Tsiganes, des Allemands, ils sont tous séparés les uns des autres. Les candidats à la mort, eux, sont mis dans un camp de barbelés, à part. Il y a cent mille détenus à Birkenau, le reste se promène dans les crématoires. Mais j’veux pas vous faire peur avec d’autres détails.
« Ceci dit, on raconte qu’Auschwitz est un camp modèle, la vitrine pour les délégations de la Croix-Rouge, qui viennent visiter le camp, et vous pouvez être heureux de faire partie de ses dix-huit mille privilégiés. Il y en a quelques-uns parmi vous qui ont été envoyés à Monowitz, la broyeuse d’hommes. On y construit une usine pour fabriquer du caoutchouc synthétique, et les onze mille détenus là-bas sont de véritables esclaves. Même si la nourriture et les conditions de vie sont plus supportables qu’ailleurs, le travail vous fait crever en quelques semaines. »
Notre guide semblait visiblement prendre plaisir à nous montrer qu’il connaissait parfaitement les lieux. Il nous en fit une description d’une précision toute germanique :
« Birkenau, Auschwitz et Monowitz sont les trois camps centraux. Tout autour, il y a les camps annexes, qui sont ici pour exploiter les dernières forces des détenus, tant qu’ils sont encore vivants. C’est le cas de Janina, Jawochno, Jawichowitz, Myslowitz, Sosnowitz, Schwientochlowitz, Fürstengrube, Güntersgrube, et Eintrachtshütte. Presque tous sont des mines. Ensuite, il y a des usines à Gleiwitz, Bobrek, Althammer et Blechhammer ; des carrières de pierres à Gollischau et Trzebinia ; des exploitations agricoles à Babitz, Harmensee et Rajsko. Certains camps ne sont pas autre chose que des cages, même s’il y a près de deux cents détenus qui vivent dans chacun d’eux. Il y a d’autres camps, tout aussi rudimentaires, mais qui comptent jusqu’à cinq mille détenus. Cet empire SS d’esclaves s’appelle Auschwitz, s’élève à près de cent cinquante mille personnes, un chiffre qui ne cesse d’augmenter quotidiennement, malgré tout ce qui s’y passe.
« Non ! » fit-il en secouant la tête. Ses traits étaient taillés à la hache, son nez, triangulaire, pointait en avant. « On n’a pas le choix ici ! D’ailleurs, même si on arrivait à s’évader du camp, je ne vois pas comment on pourrait réussir à passer au travers des innombrables postes de contrôle qui entourent toute la partie orientale de la Silésie. Et ensuite, comment voudriez-vous gagner la confiance des habitants, ici en Pologne, en ne parlant qu’allemand ? Même moi qui suis un vieux renard, un détenu privilégié de longue date, j’ai cessé de songer à m’enfuir, alors que mes accointances avec des officiers SS auraient pu me le permettre. Donc vous, tout nouveaux ici – et tout au bas de l’échelle du camp –, n’en rêvez même pas. Ces deux dernières années, il y a peut-être eu dix tentatives d’évasion, dont quatre auraient, paraît-il, marché. Alors, ne vous faites pas d’illusion sur l’avenir : le seul espoir, il est à l’extérieur, dehors, auprès d’une intervention alliée. Mais enfin, celle-ci, on l’attend depuis 1938. »
Là-dessus, il nous quitta. J’admirai l’élégance de son uniforme, le bas de son pantalon propre et bien repassé, qui flottait au-dessus d’une paire de souliers vernis, tout neufs. Peut-être pouvait-il se permettre d’être pessimiste, lui…
Patientant parmi les cuves, nous fîmes entre nous plus ample connaissance, évoquant, le cœur lourd, notre passé et nos familles. Aucun de nous, Sally, Jonathan, Gert et moi, n’avait encore dix-huit ans. Nous conclûmes très solennellement un « pacte à quatre », faisant le serment de partager nos joies et nos peines, notre faim et nos rations. J’avais rencontré Sally Klapper, émigré de Pologne avec sa mère, lorsque je vivais à Berlin. Il était un peu plus âgé que moi et j’avais toujours admiré son choix de petites amies, toutes des belles plantes. J’avais connu Gert Beigel au cimetière de Weissensee, où nous avions travaillé ensemble. Son frère et lui étaient nés à Berlin et avaient réussi à se cacher pendant un moment, avant d’être dénoncés, puis arrêtés.
Tout à coup, il y eut de l’agitation parmi nous. Tout le monde se dispersa ou retourna à son travail. Un détenu, sec et maigre, vint vers nous ; son visage était ridé et seule une paire de lunettes venait éclairer son expression sombre. Il portait un triangle vert sur la poitrine et un brassard jaune, sur lequel était écrit « Coiffeur du camp ». Il nous toisa tous avec autorité, puis se tourna vers notre groupe d’adolescents, et dit : « C’est moi qui m’occupe des nouveaux arrivants ici. Je suis chargé, avec mes dix-sept assistants, appelés coiffeurs du camp, de la propreté du camp – y compris de la vôtre. Ne vous fiez pas à notre brassard, on n’a rien à voir avec le boulot de coiffeur. Il y a assez de gens comme vous pour faire ce type de petite besogne. Nous avons la responsabilité des installations sanitaires, de la désinfection et du fonctionnement de cette baraque ici… Au lieu de commander, nous essayons de vous aider. Si vous avez des problèmes, les enfants, venez me trouver.
« Et maintenant, messieurs Je-sais-tout, dit-il en souriant de sa bouche presque édentée, quoi de neuf à l’extérieur ? » Il voulait qu’on lui raconte comment et quand nous pensions retrouver la liberté. Il écoutait chacun de nous – nous étions cinquante –, nous gratifiant de « hmm ! » pleins d’intérêt et trouvait même qu’il y avait parmi nous quelques « bons stratèges ». « Oh, on espère être de retour à Berlin avant Noël. Les Alliés sont déjà en Italie ! »
Les portes s’ouvrirent et la bousculade vers les douches commença. Dans tous les sens du terme, l’accueil était plus chaud qu’à Birkenau. Tout guillerets, nous enlevâmes nos vêtements rapiécés, marqués avec de grandes traces de peinture rouge. On nous distribua même du savon. Un peu de douceur faisait l’effet d’un miracle, et lorsque la douche chaude fut mise en marche, nous étions aussi libres et heureux que n’importe quel homme se lavant.
Ensuite, on nous passa au jet avec un produit désinfectant qui brûlait la peau, puis on nous distribua nos tenues rayées et des sabots. L’uniforme bleu et blanc était dans une matière plutôt mince, rêche, un peu comme du carton, mais il était propre et neuf.
Dans le bruit de claquettes de nos galoches de bois, nous montâmes à l’étage de la baraque d’en face, un bâtiment en brique, sur lequel était écrit à l’entrée : « Bloc 2a ».
Il fallait d’abord que nous prouvions notre habileté en cousant nous-mêmes notre nouveau numéro matricule. Ensuite, avec une centaine d’autres prisonniers russes, nous nous mîmes en rangs. Là encore, nous eûmes droit à l’inévitable discours du doyen de bloc, qui s’adressa à nous dans sa langue maternelle, le polonais, constatant avec désagrément qu’aucun de nous ne semblait le comprendre. Lorsqu’il eut fini, quelqu’un se porta volontaire pour traduire ses instructions en russe. La même chose aurait sûrement pu être faite en allemand, mais comme c’était la langue des SS, personne ne voulait la parler.
Force fut de constater, pendant les quatre semaines que dura notre séjour en quarantaine dans ce bloc, que tout ce qui était dit, ordonné ou annoncé l’était en polonais. De temps en temps, on entendait parler russe. En Allemagne, s’exprimer en public dans une autre langue que l’allemand était un acte passible de sanctions et c’était la même chose au camp. Toute personne qui avait ne serait-ce que des notions d’allemand, devait parler allemand. Pourtant on entendait très peu cette langue. Nous avions tant de mal à comprendre nos supérieurs que certains détenus, restant fidèles à l’allemand envers et contre tout, songèrent même à aller s’en plaindre aux SS. Ils en furent empêchés et nous décidâmes d’apprendre les langues slaves, en particulier le polonais, langue du pays où nous nous trouvions.
Les détenus de notre bloc, des Ukrainiens en majorité, avec un Polonais par-ci par-là, constituaient un groupe étrange de gens têtus. C’étaient de robustes gaillards de la campagne, avec qui il valait mieux éviter la bagarre. Nous assistions donc sans rien pouvoir dire à la manière dont ils trichaient lors des rares distributions de suppléments de soupe à midi. Mais malgré notre soumission, ou précisément à cause d’elle, nous avions le malheur de cumuler deux tares en une : nous étions allemands et juifs.
Nous souffrions d’un certain isolement, car les détenus des autres blocs n’avaient pas le droit de venir nous voir, et les activités principales de nos journées consistaient à graver la date dans le bois des poteaux de nos châlits avec nos ongles, et à avaler notre maigre ration de soupe, toujours nourris de l’espoir d’en avoir un peu plus. Nous en eûmes bientôt assez de nous raconter nos histoires, que nous finissions par connaître par cœur. Les recettes de bons plats avaient cessé de nous faire oublier à quel point nous avions faim, les détails intimes sur nos petites amies devenaient lassants à la longue, si bien que nous attendions, las et impatients, que le temps passe.
Un jour, un petit Russe trapu vint nous trouver dans notre coin. Il avait la peau toute vérolée et sa tête ronde et rasée soulignait son type mongol. Il portait un bout de carton carré sous le bras, venait de la chambrée d’en face et cherchait des joueurs d’échecs. Il tombait à pic et revint régulièrement nous voir. Progressivement, la confiance s’établit entre nous, et le petit joueur d’échecs devint notre ami. Il tenait ses quelques bribes d’allemand du temps de l’école et d’un grand-père allemand et avait peu de choses en commun avec les Ukrainiens du bloc, qui s’étaient portés « volontaires » pour travailler en Allemagne. Lui avait été pilote de chasse, un Allié, comme ceux qui nous faisaient rêver. À dix-neuf ans, il avait déjà conduit un de ces petits avions soviétiques que j’avais vus à l’exposition de Berlin. Avec force gestes, il nous racontait comment son avion avait été abattu lors d’un combat rapproché : de ses mains, il mimait les avions et refaisait le vrombissement des moteurs ; l’espace bas de nos châlits devenait le ciel de ses épopées. Oui, ce garçon avait été au combat et il s’était retrouvé prisonnier. Nous aussi, nous combattions… mais en captivité.
« Surtout, n’allez pas croire que vos gars de chambrée sont représentatifs d’une quelconque manière de l’Armée rouge, nous disait-il tout bas. Avec des gens comme cela, nous aurions perdu la guerre depuis longtemps ! Non, non, vous verrez, l’Union soviétique est un grand pays et nos merveilleux appareils, si modernes, vont l’emporter haut la main sur la Luftwaffe. C’est juste une question de temps. Je passerai tous les jours pour vous tenir au courant des dernières rumeurs, mais surtout, vous ne parlez pas de moi à qui que soit. Il y a beaucoup de mouchards ici, surtout parmi mes compatriotes ukrainiens, et vous avez sûrement tous entendu dire ce que les Allemands font des “militants communistes” ?… Alors, je préfère qu’on continue de me prendre pour un joueur d’échecs. »
Le départ de tout un groupe de détenus dégagea notre bloc surpeuplé et nous reçûmes la permission d’aller passer quelques heures dans la cour, entre les blocs 13 et 14. Assis au soleil, nous restions à bavarder et à faire de nouvelles rencontres.
Les Polonais avaient le droit de recevoir des paquets avec de la nourriture, qu’ils ne quittaient bien évidemment pas des yeux – et ils avaient bien raison –, de peur d’être volés. La présence continuelle de ces trésors, régulièrement inspectés par leurs propriétaires, puis savourés petit morceau par petit morceau, tranche par tranche, nous rendait à moitié fous, nous qui n’avions rien. La nourriture était synonyme de pouvoir, et les détenus qui avaient la charge de verrouiller la cour n’étaient pas incorruptibles, loin s’en faut. Tout s’échangeait : de l’eau contre un bout de saucisson polonais, du pain contre un peu de lard et du tabac contre de la margarine. Pauvres hères affamés que nous étions, nous détournions nos regards envieux et nous concentrions sur nos activités habituelles au camp.
Bien qu’il fût défendu de se fabriquer un couteau, toute le monde le faisait. J’avais trouvé deux précieux clous rouillés, auxquels j’avais réussi à donner forme, en les tapant comme sur une enclume entre deux pierres. Ils étaient très utiles pour étaler la margarine, mais ne pouvaient pas circuler comme objets à vendre. Les puces étaient l’un de nos autres passe-temps. Noires et brillantes, elles se cachaient dans le feutre de l’intérieur de nos sabots et sautaient sur les pavés de la cour. Les détenus les pistaient, avides de se venger d’elles, et la chasse était bonne lorsqu’on avait réussi à faire claquer son adversaire entre les ongles.
Ce que nous voyions au camp était effrayant et incompréhensible. À droite, à une cinquantaine de mètres derrière la clôture, il y avait le crématoire, qui passait pour une des annexes de Birkenau, sans autre signification particulière. À gauche, l’orchestre du camp, qu’on entendait interpréter des marches entraînantes, pour les kommandos revenant du travail. Derrière les barbelés, les SS, pressés, qui s’affairaient de bureau en bureau.
La cheminée maudite – à notre droite – exhalait une fumée dessinant de fines volutes grises, qui se perdaient au-dessus de nos têtes. Cela avait donné naissance au jeu, en l’occurrence macabre, de « Devine ce que je vois ? ». Quelques tordus faisaient des commentaires sur l’odeur et la forme qu’elles prenaient, en disant : « Regarde, tu trouves pas qu’on dirait le vieux Willy ? – Mon cul, c’est une jeune vierge ! Tu vois pas ses petits tétons qui ressortent ? – Arrête de déconner ! On reconnaît bien son nez ! » Je baissais les yeux et cherchais d’autres clous.
Notre pain béni, en ce monde de civilisation, consistait en un quart de boule de pain noir (350 grammes) et un litre de soupe claire d’orties ou de mauvaises herbes, qui avaient un goût de pourri répugnant. Les mercredis et jeudis, nous avions droit à 40 grammes de margarine que l’Allemagne produisait avec des résidus de goudron, les samedis 50 grammes ; les lundis, mardis et jeudis, 50 grammes de saucisson, les mardis et vendredis une cuillerée de confiture. Le « festin » du dimanche se composait de 50 grammes de fromage, un demi-litre de goulasch et quelques pommes de terre. C’était tout le carburant, en plus d’une de tisane de glands matin et soir, destiné à faire tourner les machines du Troisième Reich.
Peu nombreux étaient les détenus qui mettaient leur ration de côté pour la manger plus tard. La plupart l’avalaient tout de suite. Comme la distribution du pain se faisait le soir, nous mourrions de faim jusqu’à la pause de midi. En cas de mauvaise répartition des rations de soupe et de surplus – cela arrivait –, le personnel de bloc s’en gardait la majeure partie.
La préoccupation essentielle d’un détenu ordinaire consistait à réfléchir au moment le plus stratégique pour s’avancer et tendre sa gamelle en fer émaillé. Chacun avait sa manière de distribuer la soupe, ce qui faisait l’objet de réflexions et d’analyses approfondies. Les soupes elles-mêmes avaient leurs particularités : la graisse nageait en surface, cela signifiait que les pommes de terre étaient au fond du caisson. Grâce à de savants calculs, on parvenait ainsi à des résultats intéressants – une soupe de légumes épaisse, quelques morceaux de viande, de pommes de terre, et du thé sucré, bref, toutes ces choses qui faisaient rêver.
Nous étions tenus dans l’inconnu, concernant ce qui se passait au camp et dans le monde extérieur. Un jour pourtant, quelque chose d’inattendu se passa. Au cours d’un appel classique, je reçus l’ordre d’aller me présenter. On vérifia mes nom, matricule et lieu de naissance et, à la surprise de toute la chambrée, je fus emmené. Terrorisé par la peur et l’incertitude, je cherchai à comprendre pour quelles raisons cela m’était tombé dessus, moi qui faisais tout pour ne pas attirer l’attention. Y avait-il du nouveau à propos de Papa ? Était-il arrivé quelque chose à Maman ? Me trouvait-on trop jeune ?
Au bloc du Secrétariat, je vis venir vers moi un détenu, habillé proprement, de taille plutôt petite et de corpulence robuste, qui parlait couramment l’allemand. Contrairement au règlement du camp, il n’était pas tondu et ses cheveux coiffés en brosse ressemblaient aux pointes d’un hérisson.
« Je fais partie des détenus qui travaillent au Bureau des enregistrements de la SS. En fait, c’est moi qui m’en charge. C’est une position à très grandes responsabilités, dit-il d’un ton tranquille et sûr de lui. J’ai regardé ta fiche et je voudrais en savoir un peu plus. Parle-moi de tes proches. Comment ont-ils vécu depuis 1933 ? »
Je lui racontai l’histoire de notre famille dans ses grandes lignes ; il m’interrompit plusieurs fois, voulant que je lui donne plus de détails. Ensuite, il me demanda de lui parler de Papa plus en détail. J’essayai de ne rien raconter et il me dit d’un ton entendu : « Ne t’inquiètes pas ! Je suis au courant qu’il vous a laissés tomber. »
« Je ne t’ai pas oublié, poursuivit-il à mon grand étonnement. Je te connais depuis le jour de ta naissance. À l’époque, j’habitais en face de chez vous, à Stettin. Tu te souviens ? Keding ? Celui qui vous livrait à la maison ? C’est moi ! Je me suis retrouvé ici, parce qu’apparemment j’avais détourné des fonds du Parti ; mais maintenant, ils se sont rendu compte que tout cela n’était pas vrai et ils le regrettent d’ailleurs. Je vais être bientôt relâché. C’est pour ça que j’ai le droit de me faire pousser les cheveux et qu’on m’a donné ce poste à responsabilité. Tant que je suis encore là, je voudrais t’aider autant que possible. Mais il faut que cela reste secret. J’ai beaucoup d’amis qui sont ici depuis longtemps et qui, eux aussi, ont besoin de mon aide. Il ne faudrait pas qu’ils soient jaloux, ou même, répandent des rumeurs. Donc pas un mot ! Demain, même heure, aile sud, tiens-toi à la fenêtre du milieu. Dès que tu me vois, tu l’ouvres, mais reste calme. Allez, bonne chance ! Je dois retourner au travail. »
Je tins parole et me faufilai le lendemain jusqu’à la fenêtre de notre rendez-vous. Lorsque Keding arriva en bas, j’ouvris la fenêtre et vis qu’un petit paquet venait d’être jeté. Il contenait du pain et du saucisson ! Je les partageai avec mes quatre amis, comme nous nous l’étions promis, lors de notre première rencontre. Grâce à cette nouvelle relation, nous devînmes bientôt, nous les petits jeunes, les chouchous de tous. Il y eut même des intellectuels qui, au bout de trois semaines de camp à peine, étaient tombés si bas qu’ils nous supplièrent de les aider eux aussi. La jeunesse devait-elle suivre leur exemple ?
Des kommandos de travail, destinés à être envoyés vers d’autres camps, furent formés, annonçant la fin de notre quarantaine. L’immense usine IG-Farben de Monowitz avait des besoins croissants en main-d’œuvre bon marché, afin d’assurer la production du Buna, le caoutchouc synthétique. Il fallait toujours plus de pneus aux véhicules motorisés de l’armée et plus de bras aux industriels. Les corps décharnés de ceux dont on ne pouvait plus tirer aucun profit étaient brûlés à Birkenau et remplacés par de nouvelles recrues toutes fraîches, qui sortaient de quarantaine.
Afin de remplir les quotas, les plus faibles – ceux qui avaient pourtant été déclarés inaptes lors de la sélection précédente – étaient envoyés dans ce moulin à os. Seuls sept détenus de notre convoi restèrent à Auschwitz, dont nous quatre.
Complètement inexpérimentés, nous devions viser à faire la meilleure impression possible auprès de nos supérieurs. Nous nous réunîmes pour décider d’une stratégie commune. Sally et Jonathan voulaient demander à rejoindre l’école de maçonnerie, une structure très à part au camp. Ils avaient entendu dire qu’elle était une sorte de refuge pour les jeunes, où l’on pouvait passer quelques semaines en sécurité et y apprendre le métier. Nous avions travaillé comme aide-jardiniers, nous nous considérions comme des « mecs forts », et nous étions d’avis, Gert et moi, qu’il fallait tout de suite accepter ce travail, aussi dur fût-il.
Après mûre réflexion, nous tombâmes d’accord sur le fait qu’il ne fallait surtout pas nous séparer, mais au contraire rester ensemble. Nous savions combien il était dangereux de ne pas avoir l’air prêt à travailler, et nous pensions qu’en unissant nos forces et nos faiblesses nous optimisions nos chances d’entrer dans cette école.
Début août, nous pûmes enfin sortir de quarantaine et voir le camp pour la première fois. Avant la création du camp, quelques bâtiments en briques rouges de deux étages servaient de caserne à l’armée polonaise. Aujourd’hui, il s’agissait d’un ensemble de vingt-huit blocs en trois rangées, reliés entre eux par des chaussées en asphalte. Des parterres accueillants bordaient les rues et des fleurs poussaient dans des bacs aux couleurs riantes, posés sur le rebord des fenêtres. Un gazon bien entretenu séparait le camp de la clôture de barbelés, qui l’entourait. Tout ceci faisait certainement bonne impression aux visiteurs de ce camp modèle, qui servait de vitrine aux délégations allemandes et de pays neutres, lorsque celles-ci poussaient la curiosité jusqu’en ces lieux, pourtant très éloignés de leurs centres d’intérêt.
Les blocs comportaient une multitude de petits châlits de bois, où chaque détenu avait son sac de paille et trois couvertures grises. Ces châlits se divisaient en trois rangées de planches superposées. Les blocs étaient agencés de sorte que chacun contenait deux cents détenus dans la cave, quatre cents dans les quatre salles du rez-de-chaussée, six cents dans les deux du premier étage et trois cents sous les combles, soit un total de mille cinq cents hommes. Il y avait, au camp, sept blocs réservés aux malades, trois aux services administratifs, trois qui servaient de baraquements et un bloc de cuisines.
Isolés du monde extérieur par une double clôture de barbelés électrifiés de trois mètres de haut et d’un mur de béton, nous savions tout, désormais, de ce qui constituait les prisons nouvelle version.
Nous ne voyions les SS que lors des deux appels quotidiens. L’administration interne du camp était aux mains des détenus eux-mêmes. La hiérarchie à l’intérieur des barbelés se déclinait autour du doyen du camp (Lagerältester), du coiffeur du camp (Lagerfriseur), de l’interprète du camp (Lagerdolmetscher), du secrétaire du camp (Lagerschreiber), enfin du responsable de l’enrôlement au travail (Arbeitseinsatzleiter), tous reconnaissables à leur brassard. Les surveillants et les doyens de bloc faisaient partie de la suite. Au travail, il y avait les kapo-chefs (Oberkapos), les kapos, les sous-kapos (Unterkapos) et les contremaîtres (Vorarbeiter), le terme de Kapo venant de l’italien pour dire « chef ».
Le doyen de camp, un Allemand, était un vieux criminel sélectionné par la SS parmi les kapos des tout premiers camps. Forts de leur longue expérience, ses supérieurs avaient parfaitement su où trouver la fine fleur de nos bourreaux. Un de ses caprices préférés était de prendre au hasard un innocent – le malheureux n’imaginait pas ce qui l’attendait – et de le battre sauvagement sans raison.
La plupart des postes de surveillants étaient aux mains de criminels de droit commun allemands, qui, comme lui, avaient de terribles crises d’agressivité. Les Juifs, Russes et Tsiganes ne dépassaient jamais le grade de sous-kapos. Seul Birkenau – l’enfer sur terre – ne faisait pas de différences nationales, et les détenus de droit commun de toutes les races pouvaient s’y adonner à toutes les cruautés dont ils étaient capables.
Pour nous, la vraie vie de déporté ne faisait que commencer. Il allait nous falloir encore bien des souffrances pour avoir un tableau complet de la brutalité de ce système.
1- NDLT : détenu de protection pour la sécurité du Reich. Détenus internés arbitrairement et préventivement dans les camps nazis, hors décision pénale.
Voir Mautthausen, camp de concentration national-socialiste (1938-1945), Michel Fabréguet, Honoré Champion, 1999.
2- Traduction en français : « Le travail rend libre. »