8 – JUVE SE DÉCIDE
Brûlé sous son déguisement de colporteur, Juve n’avait eu d’autres ressources que de descendre à l’auberge même de Beylonque, de s’y installer et de commencer minutieusement son enquête policière.
Malheureusement, si Juve se donnait beaucoup de mal, il ne semblait pas qu’il dût arriver à comprendre quoi que ce fût au mystère de la petite maison nichée dans les pignadas silencieuses.
Le crime avait été commis par un homme. Juve, en revanche, n’avait rien découvert depuis qui lui permît de spécifier quel pouvait être le coupable. Ni la victime. Était-ce Mme Borel ? Possible. Mais, en somme, rien n’était moins certain. Mme Borel pouvait fort bien être en promenade, en voyage, n’importe où. Le silence ne prouve rien.
Delphine Fargeaux, d’autre part, pouvait, elle aussi, être en voyage, et de plus, rien ne prouvait qu’elle fût jamais venue chez les Borel, dans leur maison.
— Pourtant, se dit Juve, il est invraisemblable qu’il y ait eu crime chez Mme Borel, et que Mme Borel ne soit ni l’assassin, ni la victime. Nom d’un chien de nom d’un chien.
Mais si Juve se mettait en colère, cela n’avançait à rien. Et puis encore, d’autre problèmes se dressaient devant lui :
Le malheureux idiot Saturnin Labourès n’avait-il pas conté une histoire incohérente ? N’avait-il pas affirmé qu’il avait été mordu par une dame, une dame qu’il avait nommée Mme Borel ? une dame qui, d’après ses dires, se baignait tout habillée ?
Et Juve, entraîné par la logique, réfléchissant à ce détail, finit par se dire :
— Saturnin était un idiot. Donc, a priori, ses propos ont peu d’importance. De plus, comme il n’est pas coutume que l’on se baigne tout habillé, Saturnin peut très bien avoir inventé ça de toutes pièces.
Mais, cette dernière façon de voir, Juve, quoiqu’il en eut fort envie, ne pouvait guère s’y arrêter. Que Saturnin ait menti en inventant de toutes pièces son récit de morsure, c’était à la rigueur possible, mais en somme, si l’idiot inconsciemment avait improvisé une histoire pareille, il fallait reconnaître que vraiment une série de coïncidences venait en quelque sorte étayer ses affirmations.
Juve, en effet, devait bien reconnaître que la blessure de Saturnin Labourès avait existé. M. Peyrat, le pharmacien de Beylonque, interrogé par Juge, tout comme Mme Labourès, l’avait affirmé : Saturnin portait bien une blessure à la main droite.
Cette blessure, il est vrai, pouvait avoir été causée de multiples façons. L’explication qu’en donnait Saturnin Labourès n’était donc pas forcément la bonne. Mais il fallait bien tenir compte de ce fait, vraiment surprenant, qui avait voulu que l’explication de Saturnin Labourès eût amené précisément la découverte du mystère de la Bicoque.
C’était parce que Saturnin Labourès avait prétendu avoir été mordu chez Borel, que Parandious s’était rendu à la maisonnette et y avait fait les découvertes que l’on sait.
Il y avait, hélas, une autre coïncidence qui effrayait Juve, plus encore :
Saturnin Labourès, songeait-il, a en somme donné l’alarme, lui seul a dit quelque chose relativement au drame et Saturnin Labourès au moment même où l’enquête commençait, est mort, mort dans la mare aux sangsues, assassiné.
Ceci amenait Juve à conclure que l’assassin avait supprimé le malheureux idiot pour l’empêcher de parler, de conter plus en détail ce qu’il avait vu, comment il avait été blessé. Juve, levé de grand matin, dans la modeste petite chambre qu’il occupait à l’Auberge des Écarteurs, repassait en mémoire toutes ces présomptions, tous les indices recueillis jusqu’ici.
— Cent mille nom d’un chien ! finit par jurer le policier, s’épongeant vigoureusement avec une serviette trempée dans l’eau glaciale de sa cuvette, il faudra bien que j’en aie le cœur net et que j’arrive à démêler toutes ces aventures !
Juve s’habilla précipitamment. C’est d’un air grognon qu’il envoya au diable l’hôtelier qui, très aimable à son passage dans la salle commune, lui demandait s’il avait bien dormi, s’il désirait un petit déjeuner, s’il viendrait encore passer la nuit à l’hôtel.
— Fichez-moi la paix, je n’ai besoin de rien, sauf de tranquillité. Et oui, parbleu, je coucherai ici ce soir. D’ailleurs vous le verrez bien.
Le policier avait, naturellement, fait poser les scellés sur les meubles garnissant la maisonnette, il en avait, de plus, fait scrupuleusement respecter la position et l’état.
Rien n’avait été changé depuis le moment où Parandious, suivi des paysans, avait pénétré à la Bicoque et reculé d’horreur devant les traces de sang.
Juve, rapidement, examinait d’un coup d’œil, la pièce du rez-de-chaussée. Il n’y avait pas fait jusqu’alors de grandes découvertes et il songeait, mélancolique :
— Ici, je n’ai rien relevé d’intéressant, si ce n’est qu’étant donné le désordre de la salle, je peux établir qu’il y a eu lutte violente. De plus, cette éraflure contre le mur tend à prouver qu’un coup de fusil ou un coup de revolver a dû être tiré. Quant aux taches de sang, elles ne présentent rien de particulier, en somme. Si, cependant… Elles indiquent que c’est ici, suivant toute vraisemblance, que le crime a été commis. La victime a dû tomber en perdant son sang, au centre même de la pièce. Le meurtrier, un homme, et un homme vigoureux, a dû la saisir alors, la tirer jusqu’à l’escalier, la traîner dans cet escalier, comme en font foi les éclaboussures, qui maculent les marches. Mais, pourquoi diable, ayant tué cette femme au rez-de-chaussée, à supposer que ce soit une femme, et en somme, je n’ai guère de preuves, pourquoi diable, l’a-t-on montée au premier étage où je ne retrouve nul indice capable de me faire deviner comment on a pu faire disparaître le corps ?
Juve, après un petit moment de silence et de réflexion rageuse, monta au premier :
— Curieuse, aussi, dit le policier, s’arrêtant au seuil de la chambre à coucher, la disposition de cette maison. Pourquoi la salle d’en bas est-elle pauvrement meublée, meublée à la paysanne, alors que cette pièce-ci est cossue, bourgeoise, luxueuse presque ? Cette Mme Borel et ce M. Borel dont personne n’a plus de nouvelles, tenaient donc à cacher leur identité ? Voulaient-ils donc, aux yeux des habitants de Beylonque, passer pour ce qu’ils n’étaient pas ?
Juve avança de quelques pas, examina encore les traces de sang qui souillaient le tapis.
— Le corps a été traîné, répéta-t-il, de l’escalier jusqu’ici, et ici, je suis à quelques pas de la baignoire. Bien. Il ne faut pas oublier que Saturnin Labourès a prétendu avoir vu une femme tout habillée dans cette baignoire. Incompréhensible cette histoire-là. Mais bougre de nom de nom ! répétait le policier, à genoux sur le sol. Puisque c’est ici, à cette place même où je suis, que les traces de sang s’arrêtent, il faut bien que ce soit ici que l’on ait cessé de traîner le cadavre. Mais que diable a-t-on pu en faire ? Le porter jusqu’à la fenêtre et le jeter dehors par-là ? Idiot. L’assassin n’aurait eu aucune raison alors, de monter sa victime du rez-de-chaussée au premier étage. Et puis, il y aurait des traces de sang sur la barre d’appui de la fenêtre, dans le jardin, et il n’y a rien. Dois-je conclure que c’est en cet endroit que le meurtrier a enfermé le corps dans une malle, dans une caisse ? Cette explication est matériellement impossible. Une malle pouvant contenir un cadavre serait trop grande, pour passer par l’escalier ou même par l’étroite fenêtre. Il aurait donc fallu que l’assassin dépèce sa victime. Il y aurait beaucoup plus de traces de sang qu’il y en a. Alors ?
Juve s’interrompit dans ses déductions, pour respirer fortement, humer l’atmosphère, avec une certaine inquiétude :
— Décidément, poursuivit-il, cela sent une drôle d’odeur ici, une odeur de soufre. Le premier jour, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un de ces parfums, peu familiers pour moi, qui se dégagent des pignadas, mais maintenant, je dois me rendre à l’évidence. Il règne ici une odeur particulière. Pourquoi ? Voyons : l’assassin ai-je dit, n’a pas pu jeter sa victime par la fenêtre. Où a-t-il pu la porter ?
Jetant les yeux autour de lui, Juve tressaillit soudain :
— Tiens, dit-il, s’il avait été la déposer dans la baignoire ? Est-ce que par hasard ceci n’expliquerait pas tout ? Dans la baignoire, le corps continue à saigner, mais sans plus laisser aucune trace dangereuse. Il suffit de passer de l’eau. Et justement la baignoire est encore pleine.
Juve, tout naturellement, se releva, marcha vers cette baignoire qui, peut-être… Tiens, elle était vide maintenant.
— Personne, cependant, n’a pu entrer dans la bicoque, puisque j’en retrouvé les scellés intacts. Comment donc la baignoire s’est-elle vidée ? murmura le policier. Ah çà, pour qu’une baignoire pleine se vide, il n’y a qu’un moyen : ouvrir la petite soupape de vidange. Qui a ouvert cette soupape ? Ou plutôt, comment s’est-elle ouverte ?
Penché à l’intérieur de la baignoire, Juve, brusquement, poussa un juron :
— Mort de Dieu ! hurla-t-il, je ne suis qu’un imbécile, qu’un idiot, qu’un abruti. Parbleu, c’est évident, l’odeur caractéristique, ce morceau de cire, le cadavre disparu, la baignoire vide, je la tiens l’explication.
Juve se releva, le visage épanoui.
Que venait-il encore de découvrir ?
Tandis qu’il cherchait à examiner la petite soupape de vidange, il avait eu l’étonnement de constater que cette soupape n’existait pas.
La tuyauterie servant à l’écoulement des eaux, débouchait directement dans la baignoire, l’appareil de fermeture à coup sûr avait été démonté.
— Alors, s’était dit Juve, comment diable la baignoire a-t-elle pu rester pleine d’eau jusqu’à hier soir ?
Examinant la tuyauterie plus attentivement, Juve avait trouvé des morceaux de cire adhérant à l’orifice de vidange.
— Parbleu, se dit aussitôt le policier, voici ce qu’on a dû faire : remplir cette baignoire d’un acide, d’un acide très violent et, à cet égard, l’odeur de soufre que je sentais tout à l’heure suffit à me renseigner : on a rempli cette baignoire avec de l’acide sulfurique. Bien. Pour que la baignoire ne se vide pas, on l’a bouchée avec un bloc de cire, qui n’est attaqué et dissous que très lentement par l’acide sulfurique. Cela fait, l’assassin a certainement précipité le corps de la victime dans l’acide. Lentement, mais sûrement, cet acide a désagrégé le corps qui baignait. L’acide sulfurique ronge tout, mange tout, automatiquement. Le corps de la victime a donc été anéanti dans ce bain. Réfléchissons. Quand le corps a été entièrement dissous, l’acide sulfurique est redevenu limpide, transparent. Analogue en tous points à de l’eau. De plus, poursuivant lentement son attaque, cet acide a continué à ronger le bouchon de cire obstruant la baignoire. Quand le bouchon a été complètement dissous, la baignoire s’est vidée et toutes les traces du crime ont été emportées. Quel crime merveilleux. Quelle merveilleuse idée que l’idée de cet assassin !
Juve comprenait maintenant comment Saturnin Labourès avait été mordu par la femme habillée prenant son bain.
— Le pauvre idiot, il mentait et il disait la vérité à la fois. M. Peyrat, le pharmacien, m’a lui-même expliqué que la morsure de Saturnin lui avait fait l’effet d’être une brûlure en réalité. C’est la confirmation absolue de mes découvertes actuelles : Saturnin a dû passer devant la maison quelques heures après le crime. Voyant la porte ouverte, ayant l’habitude, peut-être, de visiter les Borel, l’idiot est monté au premier étage, il a vu la victime, la victime qui, dans ce cas, d’après ses dires, est certainement une femme, plongée tout habillée dans le bain d’acide sulfurique. À ce moment, Saturnin dut ne rien comprendre à ce qui se passait. Étonné du silence de la morte, il s’est approché de la baignoire, il a parlé. Puis, instinctivement, il a dû vouloir toucher la baigneuse. Naturellement il s’est brûlé à l’acide, et il a cru que la femme l’avait mordu. Saturnin s’est enfui et n’a rien dit de sa blessure pendant quelques jours. Puis il s’est décidé à parler. Quand on est arrivé, le corps avait déjà disparu.
Qui avait tué ? Mais quel était le seul criminel, fantastiquement habile, extraordinairement rusé, qui pouvait avoir inventé le bain d’acide sulfurique pour anéantir sa victime ?
Tout bas, très bas, comme on murmure les choses épouvantables, avec une hésitation instinctive, hésitation que l’on met à concevoir des hypothèses terrifiantes, Juve se disait :
— Il n’en existe qu’un. Et comme un tel forfait exige une préparation longue, je ne peux pas hésiter à conclure que ce M. Borel, le mystérieux M. Borel et Mme Borel, la femme qui vivait ici, pauvrement, croyait-on, en voyant le rez-de-chaussée, confortablement peut-on affirmer en visitant le premier étage, n’étaient en réalité que Fantômas et lady Beltham.
« Parbleu, parbleu, se déclarait Juve, descendant précipitamment vers le jardin, tout s’explique, et je puis hardiment conclure que si Fantômas est le coupable, Mme Borel n’est vraisemblablement pas la victime. Ce n’est pas Fantômas qui aurait tué lady Beltham. C’est une femme, une autre femme qui est morte ici, mais qui ? Je vais le savoir.
Parvenu au jardin de la Maison Borel, le policier gagna l’endroit où débouchait la tuyauterie de vidange de la baignoire.
— À coup sûr, se disait Juve, le corps a pu être entièrement dissous par le terrible acide, mais certainement aussi, puisque la victime a été précipitée dans la baignoire tout habillée, je vais retrouver, à l’endroit où les eaux s’épandent dans le sol, des vestiges qui n’auront pas été entièrement atteints par l’acide, qui n’auront pas été complètement dissous et qui seront, par exemple, des boutons de nacre, des pièces de monnaie, une épingle à cheveux.
Juve raisonnait bien. Il n’était pas à l’ouvrage, en effet, depuis une demi-heure, dans la fosse sablonneuse où débouchait le tuyau servant à vider la baignoire, qu’il poussait un cri de triomphe : il avait déjà découvert deux petits boutons dont les armatures métalliques rouillées, rongées, attestaient qu’ils avaient appartenu à la morte, et qu’ils avaient été corrodés par l’acide. Il trouva mieux encore : une médaille à demi rongée, en forme de cœur, qui portait une inscription :
À Fleur-de-Rogue ma maîtresse.
***
Dix minutes plus tard, Juve retournait à Beylonque.
— Occupons-nous d’abord de faire relâcher ce pauvre Bouzille, qui évidemment, est innocent de toutes ces aventures. L’idiot Saturnin a dû être assassiné par Fantômas. Bouzille libre, je téléphone au procureur pour l’avertir de mes découvertes et comme cet excellent magistrat tendait à croire ce malheureux spahi coupable, il sera bien surpris de savoir la vérité.
Juve eût été lui-même fort étonné s’il avait appris que le jour même, M. Anselme Roche avait rendu visite à Mme Borel.
À peine l’excellent policier arrivait-il à l’Auberge des Écarteurs que le patron lui tendait un télégramme. Et ce télégramme comportait un texte si surprenant que Juve le lut, les yeux écarquillés.