12 – TRIBULATIONS DE JUVE

Alors que tous ces événements se déroulaient avec une extrême rapidité et une variété inconcevable, passant des scènes de drames aux incidents burlesques, Juve qui n’en n’avait pas connaissance, restait abasourdi, stupéfait, après avoir achevé son enquête et découvert d’une façon certaine que la mystérieuse victime du non moins mystérieux assassin n’était autre que Fleur-de-Rogue, la pierreuse bien connue, la farouche maîtresse du Bedeau.

Certes, Juve avait immédiatement songé que seul l’insaisissable Fantômas pouvait être l’auteur de ce crime, car, seul, il pouvait avoir eu intérêt à attirer dans ce lieu désert et lointain la malheureuse fille dont la vie ou la mort pouvait avoir à ses yeux une importance que, d’ailleurs, le policier voyait mal.

Juve sentait qu’en étayant son raisonnement sur des bases solides, il n’allait pas tarder à conclure que Fantômas était très certainement l’auteur de l’assassinat qu’il venait de découvrir. Mais à ce moment le policier avait eu l’attention détournée par un fait nouveau :

On lui avait apporté cette dépêche et il avait lu :

Le spahi arrêté pour tentative assassinat sur jeune femme actuellement hôpital Biarritz.

— Quelle est encore cette nouvelle affaire ? s’était demandé Juve qui commençait à être intrigué par la tournure que prenaient les événements. Le policier lut et relut le télégramme, remarqua qu’il ne portait pas de signature. Il ne lui vint pas un instant à l’idée que ce télégramme pût avoir été envoyé par quelqu’un d’autre que par Anselme Roche.

— C’est évidemment lui, pensa-t-il, qui m’adresse cette dépêche, puisqu’il est rentré hier à Bayonne. Allons, Anselme Roche avait raison, ce spahi était destiné à faire connaissance avec la paille humide des cachots et maintenant je regrette qu’on ne l’ait point appréhendé ici, nous aurions peut-être de la sorte évité le crime pour lequel on l’a mis en état d’arrestation. Mais quelle peut bien être cette femme qu’il a blessée, qu’Anselme Roche ne paraît pas connaître, puisqu’il ne la nomme point dans sa dépêche et qui se trouve actuellement dit-il, à l’hôpital de Biarritz ? Parbleu, rien n’est plus facile que de le savoir en allant là-bas. Je n’ai rien à faire ici pour le moment d’ailleurs. Filons !

En réalité, Juve n’était pas autrement fâché de quitter la Maison Borel où il venait de passer de longues et maussades journées, de vivre des heures perpétuellement tourmentées par le souci de découvrir le secret du mystère qui le préoccupait tant. C’était chose faite.

Juve, après ce travail, estimait qu’il avait le droit de s’accorder quelques heures de tranquillité et de se reposer tout au moins en changeant d’occupations. Il décidait d’aller à Biarritz.

À l’aube, le policier prit un train qui, en moins de deux heures le descendit à la gare de la célèbre ville qui résume toutes les beautés pittoresques de la côte du sud-ouest et qui est considérée, à juste titre, comme la reine des plages du golfe de Gascogne. Le policier, sans toutefois s’attarder au charme de la gracieuse cité où l’on flânerait éternellement, se fit conduire en voiture jusqu’à l’hôpital civil, juché tout au haut de la ville. Il se fit annoncer au directeur, et celui-ci, fort aimablement, s’arracha un instant à ses occupations pour le mettre en rapport avec la seule personne, disait-il, qui pût lui fournir de bons renseignements. Quelques instants après, introduit dans la salle de garde, Juve faisait la connaissance de l’interne de service, le Toulousain Carnabesse.

Celui-ci, vint à lui, la main tendue :

— Eh, té, mon bon Monsieur, déclara-t-il, je suis heureux de vous écraser les doigts dans les miens. Troun de l’air ! vous êtes un homme comme je les aime. On m’a dit, n’est-ce pas, que c’était à M. Juve, le célèbre inspecteur de la Sûreté à qui j’allais avoir l’honneur de parler.

— C’est moi, en effet.

— Ah, tant mieux, cela me fait plaisir de vous voir, on a tellement parlé de vous, il vous est arrivé de telles aventures que vous êtes un véritable héros. Permettez-moi de vous serrer encore la main !

L’interne, de plus en plus enthousiaste, broya dans les siennes les phalanges de Juve :

— Je vous en prie, Monsieur, murmura celui-ci, vous êtes trop aimable, vous exagérez, au surplus, permettez. Je suis malheureusement très pressé et j’ai bien des choses à vous demander.

— Mais, répliqua Carnabesse, je vous écoute, mon cher ami, je ne fais que cela.

— Eh bien, dit Juve, gagné malgré lui par la faconde familière du jeune médecin, pourriez-vous me donner d’abord des nouvelles de la femme qui a été avant-hier victime d’un attentat, de la part d’un spahi et si ce n’est pas trop exiger, ne pourriez-vous me conduire auprès d’elle ?

— Ah, par exemple. Vous en avez de bonnes ! Non, mais ça, c’est drôle. Vous conduire auprès de la petite, vous dire son état de santé. Impossible, mon cher carabinier.

— Pardon, interrompit Juve, pourquoi m’appelez-vous carabinier ?

— Mais, parce que vous êtes comme les carabiniers d’Offenbach, vous arrivez trop tard.

— Sapristi, ce n’est pas de chance. Ne savez-vous pas où je pourrai la retrouver ? Cette femme a-t-elle laissé quelque adresse ? A-t-on à son sujet un indice quelconque qui permette… ?

Juve s’interrompit, l’interne lui avait fait signe de se taire :

— Écoutez, fit-il, je vais vous donner un tuyau, mais vous serez discret. N’en parlez à personne. Car je pourrais avoir des ennuis, tout le monde me connaît à Biarritz.

— Soyez sans crainte, Monsieur.

— J’ai confiance en vous. Voilà. Lorsque cette petite est venue, je lui ai prodigué mes soins, naturellement les plus dévoués, les plus assidus et j’aime à croire que je ne me suis pas trop mal tiré de mes pansements, puisque arrivée mourante la veille au soir elle était sur pied le lendemain matin.

— C’est merveilleux.

— Mourante, vous savez, c’est une façon de parler. En réalité elle n’avait qu’une éraflure insignifiante à l’épaule, mais enfin si la balle, au lieu de lui écorcher la peau, lui avait traversé la poitrine, elle ne serait pas en train de se balader en ce moment, – je parle de la petite femme, – et il est probable que nous ne plaisanterions pas tous les deux à son sujet.

— C’est évident.

— La petite étant guérie le matin, je suis venu prendre de ses nouvelles et comme elle était gentille, nous avons taillé une longue bavette ensemble. Elle m’a raconté toutes ses histoires. Voyez-vous, ce spahi, Martial Altarès, était évidemment un amant éconduit qui a manifesté sa jalousie en jouant du rigolo. C’est rigolo, pas vrai. Ha ! ha ! ha ! Quand j’ai vu le type que c’était, je n’y ai pas été par quatre chemins et j’ai pris rendez-vous avec elle pour dîner le soir même.

— Ah, et alors ?

— Alors, conclut l’interne, avec une moue piteuse, elle m’avait bien promis qu’elle viendrait, mais le soir, bernique ! Personne ! Croyez-vous, cher Monsieur, elle m’avait posé un lapin et un beau. Depuis, pas de nouvelles.

— Et c’est tout ce que vous savez ?

— Que voulez-vous que je sache de plus ?

— Au revoir, Monsieur.

Deux secondes plus tard, Juve, furibond, avait quitté l’hôpital. Il rageait, il serrait les poings.

— Quand je pense que je suis resté plus de vingt minutes à écouter les sottises de ce bavard sinistre pour ne rien apprendre, c’est vraiment malheureux.

Assurément, Juve ne savait rien, mais il y avait pis pour lui. Le portrait qu’avait fait de la blessée le jeune interne était tel que Juve, désormais, aurait été à cent lieues de pouvoir admettre, s’il l’avait supposé un instant, que la victime du spahi était bien la fille de Fantômas.

Juve n’avait pas à hésiter désormais, il n’avait rien trouvé d’intéressant à l’hôpital, mais il lui restait une excellente ressource, c’était d’aller voir le procureur à Bayonne.

Le policier prit le tramway qui le transportait en vingt minutes à la ville voisine. Mais il devait y éprouver une nouvelle déception. M. Anselme Roche était sorti, il n’était même pas à Bayonne, on ne le trouvait pas plus à son domicile qu’au tribunal. Juve était de plus en plus furieux, mais il ne se lassait pas. La matinée était loin d’être achevée et il pouvait parfaitement bien revenir à Biarritz pour poursuivre son enquête. Il restait, en effet, un lieu à visiter, et ce lieu n’était autre que l’Impérial Hôtel.

Juve, en reprenant le tramway qui le ramenait à Biarritz, sentait peu à peu renaître sa bonne humeur.

— Après tout, se disait-il, c’est par un manque de logique que j’ai péché et j’en suis puni. Il ne faut pas essayer de remonter le courant des fleuves, il s’agit au contraire d’aller à leur source et de suivre leur flot. Je n’aurais pas dû commencer par l’hôpital, ni continuer par une visite au procureur, c’est par l’Impérial Hôtel qu’il aurait fallu débuter. Faisons table rase du passé. À l’Impérial !

***

M. Hoch, gérant de l’Impérial Hôtel, était ce matin-là en grande discussion avec le majordome de l’Infant d’Espagne, le marquis del Riva Corte. Les deux personnages, en tête-à-tête, dans le bureau de l’hôtel, discutaient avec vivacité.

Têtu, comme tous ses compatriotes, M. Hoch depuis vingt minutes soutenait :

— Vous étiez treize, Monsieur le marquis, treize personnes.

Le majordome de l’infant, accompagnait sa protestation de grands gestes indignés.

— Pas le moins du monde, nous étions douze.

Et, à l’appui de ses dires, il recommençait le compte des personnes qui composaient la suite de Don Eugenio : mais il s’arrêtait toujours, car M. Hoch, énervé, ou alors perpétuellement dérangé par le téléphone, les tuyaux acoustiques, le personnel de l’hôtel, ne lui permettait jamais d’achever le calcul qui aurait dû avoir toute l’attention du gérant de l’Impérial Hôtel.

Mais le marquis s’acharnait, il reprit enfin :

— Voyons, M. Hoch, comptez avec moi. Il y a d’abord Son Altesse Royale… je suppose que malgré la haute personnalité de don Eugenio, infant d’Espagne, cousin de Sa Majesté le Roi et possesseur d’autres titres nobiliaires que je ne veux point énumérer, ça fait un.

— Nous sommes d’accord, Monsieur le marquis…

— Bien. C’est déjà quelque chose. Je continue, Son Altesse Royale et moi, cela fait deux, n’est-il pas vrai ? deux personnes ?

— Nous sommes d’accord, Monsieur le marquis, dit M. Hoch.

— Il y avait les trois caballeros, cela fait cinq, plus quatre valets de chambre, neuf, plus trois chauffeurs, douze. Sommes-nous d’accord, Monsieur Hoch ?

— Nous sommes parfaitement d’accord, Monsieur le majordome.

— Eh bien alors, s’écria celui-ci triomphant, c’est moi qui ai raison, vous le voyez bien M. Hoch, douze et non pas treize.

— Pardon, Monsieur le marquis, vous oubliez quelqu’un.

— Qui cela ?

— Mais l’agent secret.

— L’agent secret ? que voulez-vous dire ? je ne le connais pas.

— Naturellement, fit M. Hoch, puisque c’est un agent secret.

— Mais qui est-ce ? où est-il ?

— Mai foi, je n’en sais rien, poursuivit M. Hoch, cet homme, qui est arrivé en même temps que vous a disparu de l’Impérial précisément depuis le soir où il a arrêté le spahi.

— Chut, Monsieur Hoch, silence, ne parlez pas de cette affaire. Pour l’amour de Dieu, ne laissez pas ébruiter l’histoire. C’est l’essentiel. Car il n’y aura pas de scandale à Madrid à propos de ces aventures de femmes qui se sont si tragiquement terminées. Mais encore, M. Hoch, pourquoi était-il là, cet agent secret ?

— Je ne puis vous le dire, Monsieur le marquis, je n’en sais rien, ce ne sont pas mes affaires.

— Il ne nous était d’aucune utilité.

— Pardon, Monsieur le marquis, mais cet agent secret a arrêté le meurtrier de la jeune femme qui se trouvait avec Son Altesse Royale, ils étaient même deux, lui et sans doute un de ses collègues.

— M. Hoch, ah, par exemple, cela devient trop fort ! Vous allez en compter quatorze maintenant et pour peu que ça continue.

— Non, Monsieur le marquis, dit le gérant, vous ne me laissez pas finir ma phrase. Je disais que l’arrestation a été opérée par votre agent, l’agent secret c’est-à-dire la treizième personne qui figure sur ma note et probablement par un de ses collègues, un policier de Biarritz qui n’a point fait de dépenses à mon hôtel et que je ne fais point figurer sur mon relevé.

— Que voulez-vous ? fit le marquis, d’un air désespéré, il faudra bien que je me résigne. Voyons la note de ce treizième. Qu’a-t-il dépensé ? Mais c’est scandaleux ! Effrayant ! Tous les jours une bouteille d’un premier cru, des cigares de luxe, des liqueurs fines, et dire qu’on ne m’a ouvert un crédit que pour douze personnes !

— Vous avez du profit, Monsieur le marquis, fit observer doucement le gérant, puisque je vous consens un escompte personnel.

— C’est vrai, reconnut le majordome, j’ai dix pour cent sur la note, mais s’il faut que je paie pour ce treizième je ne gagne plus rien.

Cela était parfaitement indifférent au gérant de l’Impérial Hôtel, qui essayait de conclure l’entretien en appelant le caissier pour prendre l’argent qu’avec regret le marquis tirait de sa poche :

Celui-ci se lamentait :

— Tout mon bénéfice y passe, en entier. Décidément ce séjour à Biarritz ne nous a été profitable, ni à Son Altesse Royale, ni à moi.

M. Hoch eut pitié du pauvre grand seigneur.

— Vous réclamerez un supplément pour cet agent supplémentaire.

— Oui évidemment, dit le marquis, qui ne s’en allant pas, impatientait le gérant. Évidemment je réclamerai au ministère de l’Intérieur, mais vous ne les connaissez pas aux Finances de Madrid. Ils sont capables de me rembourser en pesetas et alors je perdrais au change.

— Eh bien, qu’est-ce que vous diriez si au lieu de vous faire votre note en francs, je l’avais comptée en marks qui valent vingt-cinq sous ? Et c’était mon droit après tout, puisque l’Impérial Hôtel est, en somme, une société allemande. Estimez-vous donc bien heureux, Monsieur le marquis et au plaisir de vous revoir.

L’infortuné majordome, machinalement, serra la main que lui tendait le gérant et s’en alla tête basse, porte-monnaie vide. Mais, sitôt dans le hall de l’hôtel, comme il y apercevait quelques jolies femmes, il retroussa la moustache, tendit le jarret. Ce n’était plus le majordome qui venait de régler ses comptes avec le gérant de l’hôtel, c’était le Grand d’Espagne qui passait.

Cependant le personnage qui avait écouté, depuis le début, cet entretien, non sans avoir failli à maintes reprises éclater de rire, n’était autre que Juve.

Toutefois, si le policier avait été amusé par les mesquines récriminations du majordome espagnol et les calculs brutaux de l’employé allemand, quelque chose dans tout cela l’avait fortement intrigué.

— Drôle de police, avait-il pensé en premier lieu que cette police espagnole dont les inspecteurs ne paient pas leurs notes et les font porter sur le compte des grands personnages qu’ils suivent.

Mais, après un instant de réflexion, Juve était revenu sur cette opinion.

— Cette histoire d’agent secret, se disait-il à lui-même, m’apparaît suspecte. Et puis, quelle coïncidence bizarre… Cet agent chargé de protéger l’infant d’Espagne et qui disparaît aussitôt après avoir arrêté un militaire qui vient de tirer sur une femme avec laquelle Son Altesse Royale avait évidemment rendez-vous, tout cela me paraît louche.

Juve eut encore une autre pensée :

— Peut-être, songea-t-il, ce Monsieur Hoch a-t-il des instructions précises pour dire au majordome que l’agent secret était parti, alors qu’il n’en est rien ?

Juve, en effet, avait appris par quelques paroles prononcées par les domestiques qui passaient et repassaient dans le hall, que si don Eugenio d’Aragon avait quitté l’hôtel depuis une heure, quelques gens de sa suite s’y trouvaient encore. Il était donc fort possible que l’agent secret ne fût pas encore parti. Juve s’approcha du cabinet de M. Hoch :

— Monsieur, dit-il, je serais fort désireux de voir la personne que vous désignez sous le nom d’agent secret, agent de la police espagnole sans doute ?

Juve se faisait aimable, espérant qu’il pourrait avoir le renseignement sans être obligé de révéler sa qualité d’inspecteur de la sûreté. Ceci n’était pas nécessaire en effet. M. Hoch, tout en signant des lettres, en acquittant des factures, en vérifiant des menus et en épongeant d’un coup de tampon buvard les lignes tracées à la hâte sur un énorme livre répliqua d’un ton bourru :

— L’agent secret ? Parti.

— Depuis combien de temps, s’il vous plaît, Monsieur ?

— Trois jours, depuis l’arrestation du…

Mais M. Hoch qui jusqu’alors semblait avoir répondu sans réfléchir, s’arrêta brusquement d’écrire, se tourna vers Juve.

— Au fait, interrogea-t-il, et jetant sur le policier un coup d’œil hautain et soupçonneux, qu’est-ce que cela peut bien vous faire et que désirez-vous ?

Mais Juve avait de la présence d’esprit. Cessant d’être aimable et parlant à son tour comme quelqu’un qui n’a pas d’ordre à recevoir, il répliqua :

— Je veux, fit-il, de son ton le plus méprisant, que vous me fassiez donner une chambre. Et quelque chose de bien, je vous prie.

Comme électrisé, M. Hoch qui s’aperçut qu’il avait affaire à un client, se levait de son fauteuil pour venir s’incliner très bas devant le nouvel arrivant.