13 – QUI TROMPE QUI ?
— Donnez-moi une chambre.
Juve comprenait de moins en moins les événements qui venaient de se dérouler à l’Impérial Hôtel, mais dans l’impossibilité où il était de tirer ces affaires au clair, il choisissait la seule solution qui lui parût rationnelle : il s’installerait à l’Impérial, avec l’intention bien nette de n’en partir qu’une fois documenté.
Or, au moment même où Juve, tranquillement, priait le gérant qui venait de le recevoir de mettre une chambre à sa disposition, dans le grand escalier débouchant au centre du hall, un vacarme naissait, d’abord indistinct, puis peu à peu augmentait, se faisait assourdissant.
C’étaient des cris, des bruits de pas, des appels, et encore comme un piétinement sourd, comme des heurts, une bousculade.
Le gérant entendant ces bruits, quittait Juve, courut à l’escalier.
— Ah çà, cria-t-il, cherchant à voir ce qui pouvait bien se passer aux étages supérieurs, qui donc se permet ?
Juve avait accompagné, naturellement, son interlocuteur. Le policier arriva juste, dans la cage de l’escalier pour y saisir, prononcées par une voix tremblante de colère, des interjections terribles :
— Bandit, canaille, misérable, assassin.
En même temps, une autre voix lui répondait :
— Taisez-vous donc imbécile. Tout le monde va savoir.
L’autre voix, la première, continuait à hurler :
— Ignoble personnage, satyre, faux camarade, gredin, que tout le monde sache ? Je m’en fiche bien. Vous devriez être pendu en place publique. Allez descendez.
Et, de temps à autre, couvrant les deux voix qui discutaient, d’autres cris retentissaient, cependant que des éclats de rire fusaient de tous côtés, que des exclamations ironiques, semblaient provenir de gorges féminines :
— Ah qu’il est vilain !
— Hou, hou le vieux !
C’était absolument incompréhensible. Le gérant, pale de colère, sauta dans l’ascenseur :
— Attendez-moi, dit-il, se tournant vers Juve, je reviens à l’instant.
Mais Juve n’eut garde d’obéir. Loin d’attendre le gérant, il monta dans l’ascenseur, lui aussi, et l’appareil s’éleva rapidement.
Les cris, cependant, continuaient :
— Sapristi, laissez-moi donc m’habiller.
— Descends, descends. Attends un peu que je te montre si j’ai peur de toi !
Le premier étage que rencontrait l’ascenseur en montant semblait désert. Des femmes de chambre, des voyageurs, des voyageuses aussi, attirés par le tapage, s’étaient groupés sur le palier.
— Que se passe-t-il, mon Dieu ? interrogea le gérant.
L’ascenseur s’élevait toujours plus vite.
Or, comme il arrivait à hauteur du second, M. Hoch saisit brusquement la corde de l’appareil, l’immobilisa.
Point n’était besoin, à coup sûr, de monter plus haut. Descendant du troisième, une troupe d’hommes apparaissait, une troupe composée aussi bien de serviteurs et d’employés de l’hôtel que de voyageurs amusés. En tête se trouvaient deux personnages qui se disputaient furieusement. L’un n’était autre que le gros Narcisse Lapeyrade, le malheureux mari de la jolie lingère, l’autre était le caissier Guillaume, et ce dernier apparaissait dans le plus simple des accoutrements.
Guillaume, le fidèle Guillaume, l’employé correct et modèle, avait pour tout vêtement, une chemise de nuit dont les pans flottaient au hasard de la lutte furibonde qu’il soutenait avec Narcisse, et au pied droit une chaussette dont la jarretelle brinqueballait, au risque de le faire tomber.
Pâle de rage, les yeux jetant des éclairs, le gérant avait bondi au-devant des deux hommes.
— Guillaume ! appela-t-il, Narcisse ! Voyons, que signifie ?
Haletant, le gros pisteur envoya d’une secousse le caissier rouler contre le mur. Narcisse Lapeyrade à ce moment, était beau : la colère lui prêtait le regard impérieux, l’attitude hautaine.
— Monsieur le gérant, répondait Narcisse, il se passe ceci : c’est que Monsieur – et il désignait Guillaume – vient de m’outrager.
— Il vous a quoi ?
Une petite bonne qui riait à quelques marches de là, expliqua la chose :
— Tiens, parbleu, s’exclamait-elle, c’est pas difficile à deviner : Guillaume a trompé Narcisse avec Félicie.
Au même moment, attirée à son tour par le bruit, Félicie Lapeyrade qui, depuis le matin, sachant la situation tragique où elle avait laissé son amant, n’était pas tranquille, parut sur le seuil de la lingerie.
Le gérant foudroya du regard la jeune femme.
— Félicie, lui jeta-t-il, votre mari est devenu fou ?
Guillaume, cependant, s’était relevé. Toujours en chemise et l’air piteux, il tenta de bégayer une excuse :
— Monsieur le gérant, commençait-il, je vous prie de croire que tout ceci provient d’un malentendu.
Mais il n’eut pas le temps d’achever. Au comble de la colère, Narcisse Lapeyrade l’interrompit :
— Taisez-vous, lâche, bandit, voleur d’honneur, hurla-t-il. Ah, vous appelez ça un malentendu ? Eh bien, par exemple !
Et, courant au gérant, qui était tellement interloqué qu’il ne savait que dire, le saisissant par le revers de sa redingote, Narcisse Lapeyrade continua :
— Savez-vous où je l’ai retrouvé, votre caissier ? dans les chapeaux de ma femme.
Le gérant, pour le coup, ne comprenait plus rien à l’aventure. Que Guillaume eût trompé Narcisse avec la jolie Félicie, c’était possible, vraisemblable, cela n’avait en tout cas rien de surprenant, mais qu’on l’eût découvert dans les chapeaux de Félicie, cela ne pouvait s’admettre.
Guillaume, d’ailleurs, protesta :
— C’est faux, j’étais dans un placard, et…
Narcisse l’interrompait déjà :
— C’est la même chose. Il était dans le placard des chapeaux. Oui, Monsieur, dans ma chambre, dans ma propre chambre, et tel que vous le voyez, en chemise ! Et je ne me doutais de rien. J’aurais juré que ma femme…
Le gérant, d’une secousse brusque, parvint à se dégager de l’étreinte de Narcisse :
— Vous, cria-t-il, commencez par vous taire. Bien entendu, vous êtes à la porte. Guillaume, vous vous expliquerez tout à l’heure. Allons. Montez vous habiller.
Or, à ce moment, une Anglaise, pesamment arrivée du rez-de-chaussée en soufflant à chaque marche, qu’elle ébranlait de son pas masculin, lorgnait précisément Guillaume à travers un face-à-main gigantesque, tout en répétant :
— Oôah !
Guillaume, lui, eût bien voulu obtempérer aux ordres du gérant. Plus que tout le monde, il souffrait du scandale occasionné, mais le moyen d’aller se rhabiller ?
— Monsieur le gérant, commença le malheureux caissier, je ne peux pas remonter dans ma chambre, je n’ai plus mes habits et mes clés sont dedans. Il faudrait que quelqu’un…
— Où sont vos vêtements ? demanda le gérant.
— Ils sont, commença le malheureux caissier, ils sont, mon Dieu, sous le lit de M. Lapeyrade.
Au même moment, Félicie qui n’avait point tardé à s’éclipser, apparaissait en haut de l’escalier, porteuse du veston et du pantalon du caissier.
— Enfile-moi ça, Guillaume, cria-t-elle.
Cette seule parole, hélas ! suffit à redoubler la colère du mari trompé.
Il bondit sur sa femme, qu’il empoigna par les épaules. Il la secoua terriblement.
— Tu… tu… tu… commença-t-il étouffant presque, tu l’appelles Guillaume, de… de… devant moi ?
C’eût été comique, si la douleur du pauvre homme n’avait fait peine à voir. Félicie, sans répondre, échappa aux mains de son mari, courut se jeter derrière Juve, seul personnage qui parût garder, au cours des événements, un imperturbable sang-froid.
— Félicie, clama toujours le malheureux mari trompé. Je ne sais pas si je pourrai jamais te pardonner. Non, je ne le sais pas…
La lingère, de son côté, contait des choses mystérieuses à l’oreille de Juve, saisie d’un besoin subit de confidences.
— Guillaume s’était caché dans le placard, expliquait elle, mais, il y a quelque chose d’extraordinaire, c’est que j’ai fait sortir quelqu’un de ma chambre, quelqu’un que j’avais pris pour mon amant et qui n’était pas lui, puisque ce matin encore Guillaume n’était pas parti et que mon mari est tombé dessus.
Il fallait en finir cependant. Le gérant péremptoire donnait des ordres, éloignait les serviteurs.
— À vos ouvrages, voyons, je ne veux personne ici ! Narcisse, montez dans votre chambre. Je vous ferai appeler tout à l’heure. Félicie, partez à la lingerie. Vous, Guillaume…
Le gérant n’acheva pas.
Le caissier, en effet, mis enfin en possession de son pantalon et de son veston, s’était rapidement habillé. D’un geste instinctif, il fouillait dans ses poches et voilà qu’une pâleur soudaine envahissait son visage.
Tandis que Narcisse Lapeyrade s’apprêtait à remonter dans sa chambre, ainsi qu’on venait de le lui commander, Guillaume se précipita sur lui, Guillaume à son tour était blême de rage.
— Misérable, cria-t-il, vous m’avez volé.
Ce fut une stupeur.
Déjà le gérant s’élançait, prêt à séparer les deux hommes, déjà Félicie revenait sur ses pas, joignant les mains, terrifiée dès lors que ce n’était plus son mari qui se plaignait, mais bien son cher amant.
— Misérable, cria toujours Guillaume, vous m’avez volé la clef du coffre, rendez-la-moi !
« Je n’ai plus la clef du coffre, répétait Guillaume, tout en se fouillant fébrilement. Mes vêtements étaient sous le lit, c’est sûrement Lapeyrade qui a pris cette clef.
Le mari trompé, en entendant une pareille affirmation, demeurait complètement muet, offrant l’aspect d’un homme anéanti, abasourdi, ahuri. Pourtant, Félicie déjà, s’avançait. La jeune femme, elle aussi, était tremblante de colère.
— Tais-toi, Guillaume, suppliait-elle, ce n’est pas Narcisse qui t’a volé la clef, c’est un autre, un autre homme, un homme qui était dans la chambre.
— Voyons, Madame, commença Juve, s’avançant vers Félicie, que diable nous racontez-vous là ? Il y avait cette nuit, dans votre chambre, combien de personnes ? Votre mari, n’est-ce pas ? Votre amant ? Et puis qui ?
— Et puis quelqu’un, expliqua Félicie. Quelqu’un que je ne connais pas, quelqu’un qui est parti en m’embrassant, que j’ai cru être Guillaume.
Mais c’était là une affirmation si stupéfiante que d’abord les témoins de la scène se gardèrent d’y ajouter foi.
Guillaume présentait d’ailleurs, lui aussi, le visage stupéfait d’un homme qui apprend son infortune.
— Alors ? demandait-il, dévisageant Félicie, alors, tu me trompais aussi, comme lui ? comme un imbécile. Nous étions trois, quand je suis venu chez toi ? Tu recevais déjà un amant ? Où l’avais-tu mis celui-là ?
Et Lapeyrade, le malheureux mari, soudain satisfait, en voyant le malheur de Guillaume, ajouta de son côté :
— Où l’avais-tu mis, Félicie ? il n’y a qu’un placard.
Pour couper court aux explications orageuses qui se préparaient évidemment, M. Hoch finit par faire descendre Félicie Lapeyrade, son mari, le caissier et Juve en qualité de témoin des premières altercations dans son bureau particulier.
Là, à l’abri des regards ironiques, des chuchotements du personnel et des voyageurs accourus, Félicie s’expliqua. Elle conta l’étrange aventure de la nuit précédente. Elle déclara :
— Je m’étais à peine recouchée avec mon mari, qu’un homme m’a réveillée, j’ai cru que c’était Guillaume, qu’il était sorti du placard. Je me suis levée pour lui ouvrir la porte, il est parti en m’embrassant, et je croyais toute l’aventure terminée, lorsque ce matin, j’ai eu la surprise de m’apercevoir que Guillaume était toujours dans son placard. Quel est donc l’individu sorti de chez moi qui n’était ni Guillaume, ni mon mari ? Je jure que je ne le sais pas.
Juve avait beau multiplier les questions, faire préciser les détails, le policier n’arrivait guère à démêler la vérité. Et pendant que, dans un angle du bureau directorial, Narcisse Lapeyrade marchait, la main tendue, vers Guillaume, en lui déclarant : « Puisque vous êtes trompé vous aussi, Monsieur, je vous pardonne et je ne vous en veux plus », Juve s’approchait du gérant accablé, désespéré du scandale, et lui conseilla :
— Avez-vous une double clé du coffre-fort ? Je crois qu’il serait utile d’aller visiter le contenu de votre caisse ?
C’était chose faite une demi-heure plus tard, et la sinistre vérité apparut alors : le coffre avait été cambriolé. Il était vide. L’homme qui avait volé la clef de Guillaume avait trouvé moyen d’entrer dans le bureau, d’ouvrir la caisse, de s’emparer non seulement de l’argent qui y était contenu, mais encore de tous les bijoux qui s’y trouvaient déposés, donnés en garde par les voyageurs.
— C’est inimaginable, c’est affolant, hurlait le malheureux gérant, s’apercevant du vol commis. Je ne sais plus où donner de la tête. Que faire ? que faire ?
Juve, lui, paraissait peu embarrassé.
— Un agent secret qui n’en est pas un, monologuait le policier. Un faux amant qui est tout simplement un rat d’hôtel, hé, hé, voilà qui pourrait bien faire croire que Fantômas n’est pas loin d’ici.
***
Une heure plus tard, Juve, dans la chambre de Félicie Lapeyrade, où la jeune femme achevait de se réconcilier avec son gros mari en lui prouvant, avec des arguments extraordinaires, que tout cela était l’effet d’un malentendu, Juve découvrait sous le lit des traces de boue, de petites traces insignifiantes, mais qui, pour lui, étaient significatives. Et Juve ne s’y trompait pas :
— C’est bien cela, murmurait-il, c’est un voleur très habile, très audacieux. Hé, pourquoi pas Fantômas, qui a fait le coup ? Ah sapristi, que faisait-il donc dans cet hôtel ? comment avait-il l’audace d’y séjourner ? Et Fandor qui n’arrive pas ? Voilà deux jours que je lui envoie télégramme sur télégramme.