17 – LA COLLINE DE SABLE

Voici ce qui s’était passé quelques jours auparavant alors que le spahi avait blessé Hélène :

Au moment où Martial Altarès tombait à genoux, l’un des deux hommes qui l’entraînaient en lui passant les menottes lui avait soufflé à l’oreille :

— Inutile, n’est-ce pas, de rouspéter. Tâchez de marcher droit, on vous tient, mon gaillard !

C’était là une recommandation parfaitement inutile. Martial Altarès était bien trop profondément bouleversé pour songer le moins du monde à opposer une résistance quelconque à ceux qui l’emmenaient.

Docilement, il avait suivi les deux hommes qui l’entraînaient en hâte dans les couloirs de l’Impérial Hôtel, où les domestiques et les voyageurs se bousculaient, attirés par la détonation.

— Allons. Dépêchez-vous.

L’un des deux agents, car ce ne pouvait être évidemment que des agents qui lui avaient passé les menottes, semblait surtout désireux que le prisonnier se dépêchât. L’autre ne soufflait mot, mais Martial Altarès sentait ses doigts s’incruster dans la chair de son bras. L’homme le tenait solidement.

Sorti de l’hôtel, le jeune spahi avait été poussé plutôt que conduit vers une automobile fermée qui stationnait à quelque distance, le long du trottoir :

— Montez.

Martial Altarès avait obéi ;

— Quelle terrible affaire, songeait le malheureux soldat. Ma sœur n’était donc pas coupable ? et cette malheureuse jeune fille que j’ai blessé, l’ai-je atteinte grièvement ?

La voiture, cependant, filait sur les routes poudreuses qui avoisinent Biarritz et qui, très vite, les faubourgs de la ville passés, serpentent entre des forêts de pins.

Et brusquement, dans l’esprit du jeune homme, une inquiétude nouvelle prenait naissance : de quelle aventure fantastique allait-il être encore le héros ? Il avait trouvé tout naturel, à la minute même du drame, qu’on l’arrêtât, qu’on l’entraînât au poste, qu’on le jetât en prison, mais comment se faisait-il que les agents pussent le conduire hors de Biarritz. Et c’était incontestable, la voiture venait bien de quitter la station balnéaire.

— Où me menez-vous ? demanda le prisonnier à ceux qui l’emmenaient.

Pour toute réponse, les deux agents qui le surveillaient, l’un assis à côté de lui et tenant la chaîne de ses menottes, l’autre, installé sur un strapontin et semblant prêt à lui sauter à la gorge, éclatèrent de rire :

— Où me menez-vous ?

— Tais-toi.

— Je me tairai si je veux, et vous allez me répondre. Où me menez-vous ?

Un cri de douleur termina la phrase du spahi. Traîtreusement, à l’improviste, l’homme avait tordu la chaîne.

En même temps, l’argousin se penchait sur le soldat, et le regardant avec des yeux effroyablement fixes et volontaires, il répétait :

— Tais-toi. Je n’ai pas l’habitude de parler quand je ne le veux pas, et il me déplaît de te renseigner.

— Et moi… commença Altarès, mais il dut s’arrêter, vaincu par la souffrance.

— Je crois qu’on ne fera plus le méchant. Tu as compris qu’il fallait être sage ?

Un flot de sang empourpra le front du soldat. Ses yeux jetaient des éclairs, il était frémissant :

— J’ai compris, criait-il, que vous êtes des lâches et des bandits, vous n’êtes pas des agents de la Sûreté, vous êtes…

Mais il devait se taire. Sans même s’être consultés du regard, les deux hommes qui l’avaient enlevé à l’Impérial Hôtel s’étaient jetés sur lui. L’individu qui lui faisait face, ayant pris place sur le strapontin, tira de sa poche un long foulard qui lui servit à le bâillonner. Celui qui paraissait être le chef pendant ce temps passait autour des bras du spahi une mince cordelette qui le liait par des nœuds savants. Martial Altarès ne pouvait plus ni bouger, ni parler.

Cependant, il reconnaissait un calvaire que l’on dépassait à toute allure.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? songeait Altarès, voilà que l’on m’emmène sur la route de Beylonque ? Ah çà, mais qui sont donc les gens qui se sont emparés de moi ?

Quelques kilomètres plus loin, nouveau changement d’itinéraire. La voiture abandonnait la grand-route qui unit Biarritz au petit village de Beylonque, elle s’engageait dans un étroit chemin de traverse que le frère de Delphine reconnut aussitôt.

— Mais on me mène à Garros, songeait-il, chez Delphine, au château, chez mon beau-frère. On me mène chez mon beau-frère.

Avançant toujours et fort habilement conduite, l’automobile, cependant, après avoir suivi le petit chemin de traverse, venait de franchir à une allure rapide les premières allées des terrains enclos de murs qui entouraient le château de Garros. Elle avait traversé le petit bois. Brusquement elle obliquait sur la droite, elle s’approchait d’un pavillon isolé laissé à l’abandon et devant lequel elle stoppait définitivement.

Les deux hommes qui avaient entraîné Martial s’étaient levés. Celui qui paraissait être le chef jetait sur les yeux du spahi un voile qui l’aveuglait. Hors d’état de se défendre, le soldat sentait qu’on le soulevait par les épaules, par les pieds, qu’on l’emportait.

— Que vont-ils faire de moi ? Timoléon veut donc qu’on m’assassine ?

Et, connaissant merveilleusement l’endroit où on le transportait, le spahi ne se trompait pas à l’itinéraire que suivaient ses ravisseurs :

— Ils montent les marches du perron. Nous sommes dans le vestibule. Où vont-ils ? Ah, cette porte, cet air frais, miséricorde, on me descend dans la cave.

On le jeta sur le sol. Il sentait que l’on ouvrait le cadenas qui fermait ses menottes. Puis un pas s’éloignait. Il allait donc rester seul avec un unique gardien ? C’était Timoléon Fargeaux que l’on avait été chercher probablement.

— Monsieur Altarès, vous m’entendez ?

D’en dessous son bâillon, le spahi poussait un grognement affirmatif.

— Très bien, je vais vous enfermer où vous êtes. À droite contre le mur vous verrez, car en somme on voit dans cette cave, le soupirail y laisse pénétrer une clarté suffisante, vous verrez que j’ai fait déposer une cruche pleine d’eau et trois pains. Vous êtes fort, vous êtes robuste, vous n’êtes plus lié que par des cordes, vous n’aurez donc aucune difficulté à recouvrer votre liberté de mouvements. Cela je ne vous l’interdis pas. En revanche, et je vous prie de bien faire attention à mes paroles, je vous préviens que vous êtes ici prisonnier, prisonnier jusqu’à ce que j’ai décidé ce qu’il faut que je fasse de vous. Inutile, quand je vais être parti, de tenter de vous échapper. La porte est solide, les murs sont épais, vous vous fatigueriez inutilement. Donc, restez tranquille, méditez, réfléchissez et préparez-vous à la mort, si le cœur vous en dit.

La voix qui avait parlé se tut. Martial Altarès entendait qu’on refermait son cachot improvisé à l’aide de serrures très compliquées, et qui certainement n’étaient pas posées depuis longtemps sur la porte de la cave : il était seul.

Martial Altarès, plus de deux heures dut se débattre, bander ses muscles, meurtrir sa chair, s’écorcher effroyablement avant d’arriver à libérer un seul de ses bras.

De la main qu’il venait de dégager des cordes qui l’emprisonnaient encore, le spahi arracha le bandeau qui gênait ses yeux, le bâillon qui l’étouffait. Il voyait.

Martial Altarès ne s’était pas trompé. Il était bien dans la cave du pavillon isolé. Aucun meuble ne garnissait ce cachot. Un jour rare pénétrait à peine par le soupirail percé très haut. Il y avait bien trois pains et une cruche pleine d’eau.

— Timoléon veut donc me détenir ici jusqu’à ce que je sois devenu fou ? se dit le soldat.

Abattu, immobile, le malheureux spahi tout d’abord ne songeait même plus à se servir de sa main libre pour achever de défaire ses cordages. Mais cette défaillance, aussi bien morale que physique, ne dura que quelques secondes. Martial Altarès se ressaisissait déjà. Une colère nouvelle montait en lui, lui infusant une nouvelle énergie :

— Je saurai, hurlait-il, je saurai ce que Timoléon veut au juste.

Il défit en hâte ses derniers liens. Les membres libres, il patienta quelques secondes pour laisser à la circulation le temps de se rétablir. Bientôt pourtant ses membres retrouvèrent leur souplesse. Il pouvait agir.

Alors, Martial Altarès se releva comme un furieux. Il courut à l’intérieur de la cave, tapant du poing les murs, ébranlant la porte, vociférant. Nul écho ne lui répondit. Le pavillon abandonné était tout au fond du parc, le prisonnier pouvait bien appeler, crier, il était vraisemblable que personne, jamais, ne l’entendrait, ne viendrait lui porter secours.

Tout autre eût désespéré. Martial Altarès, soudain, prit son élan. D’un bond il sauta jusqu’au soupirail. Souple et leste, il l’atteignit, sa main saisit l’un des barreaux qui grillageaient l’étroite ouverture, et là, se tenant tant bien que mal en équilibre, il regarda dans le parc, vers les lointains, vers la liberté.

***

… Quand les petits oiseaux
Ont besoin de mouron…
Ils s’en vont dans les champs
Se percher sur les bran… anches…

D’une voix déplorablement fausse, qui tenait un juste milieu entre la voix d’un homme complètement ivre et la voix d’un enfant furieusement en colère, d’une voix qui était par moments perçante et criarde et qui, en d’autres, avait des intonations graves et enrouées, Bouzille tentait de se distraire du travail auquel il se livrait.

Bouzille avait connu bien des ennuis.

Le philosophe qu’il était s’était évidemment fort bien accommodé des soupçons injustes qui avaient plané sur lui, à Beylonque, lorsque le malheureux idiot Saturnin Labourès avait été trouvé noyé dans la mare aux sangsues.

— Les hommes, avait alors sentencieusement déclaré Bouzille chez un marchand de vins de l’endroit, sont ingrats et malfaisants. Si j’ai été voler des sangsues, c’est uniquement pour rendre service à l’humanité souffrante. Quel remerciement en ai-je ? Tout simplement on m’accuse d’avoir noyé un enfant. C’est à dégoûter de braver les lois pour faire le bien.

Mais si Bouzille avait accepté avec sa résignation habituelle la réprobation dont les habitants de Beylonque l’avaient entouré, alors même qu’il avait été remis en liberté sur l’ordre de Juve, Bouzille avait supporté avec moins de facilité les visites bientôt quotidiennes que lui avait rendues un important fonctionnaires du village, et qui n’était autre que l’huissier du pays.

Si Bouzille se souciait assez peu des condamnations civiles qui étaient prononcées contre lui, – que pouvait bien lui faire une condamnation de deux mille francs d’indemnité, alors qu’il ne possédait jamais plus de deux sous à la fois ? – il avait cependant été fort ennuyé par la dernière visite de l’huissier qui lui avait tranquillement signifié l’ordre d’avoir à déguerpir de sa maison.

Bouzille, furieux, avait voulu résister.

On avait immédiatement eu recours, non pas au garde champêtre, mais à un procédé plus simple. Bouzille, en rentrant, avait un beau soir trouvé sa maison sans porte ni fenêtre. Il commençait à faire froid, on rendait le logis inhabitable, il allait bien falloir que Bouzille se résignât à ne plus y demeurer.

Bouzille, heureusement, avait plus d’un tour dans son sac. Il était allé voir les plaignants et obtenus des délais.

— Prenez au moins un métier qui me garantisse que vous me paierez un jour, avait fini par demander le propriétaire du terrain.

Bouzille s’était écrié :

— Que je prenne un métier, mon bon Monsieur ? mais à quoi bon. Je n’en ai pas de métier, j’en ai dix, vingt, trente, j’en change tous les jours, et malheureusement toujours inutilement. Jamais je ne ferai fortune, c’est invraisemblable, mais c’est ainsi.

Là-dessus, Bouzille, avait fini par s’engager solennellement à récolter des champignons et à les vendre tous les jours, pour payer l’acquisition de son terrain. Bien entendu, Bouzille n’avait pas tenu parole. Il récoltait bien des champignons, parce qu’il aimait baguenauder dans les bois, flâner à droite et à gauche, il les vendait bien de temps à autre, quand la cueillette était bonne, mais il buvait l’argent ou s’achetait des cigares. Bouzille se fût déshonoré s’il avait réellement payé un terrain dont il désirait la propriété.

Ce jour-là, il vagabondait dans les bois du château de Garros où il y avait beaucoup de champignons et peu de gendarmes.

Or, tandis qu’il chantonnait, voilà que Bouzille sursauta :

Pour la deuxième fois, il venait d’entendre appeler :

— Hé là-bas, au secours !

Bouzille se retourna.

Le parc était désert. Personne en vue. Qui donc pouvait l’appeler ?

Bouzille, le nez en l’air, son panier de champignons derrière le dos, chercha d’où provenait l’appel :

— Par ici. Approchez-vous du pavillon !

Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper. C’était bien du pavillon abandonné qu’on l’appelait. Bouzille opéra une brusque volte-face, considérait la petite maison délabrée.

— Mais où diable c’est-il donc que vous êtes caché ? demanda Bouzille, et qui c’est-il que vous êtes et quoi que vous me voulez ?

Bouzille, ayant formulé toutes ces demandes, attendit une réponse. Elle vint, ahurissante :

— Je suis prisonnier, enfermé dans la cave, au secours, Bon Dieu, venez !

D’émotion, Bouzille, lâchait son panier. Il y avait un prisonnier dans la cave du pavillon ? Ça n’avait pas de bon sens. Bouzille, en trottinant s’approcha. Guidé par la voix, il trouvait vite le soupirail d’où rappelait Martial Altarès.

— Alors quoi ? demanda-t-il, c’est pour un faisan ou un cerf ?

 

Car Bouzille n’hésitait pas une seconde, si quelqu’un était enfermé dans la cave, ce ne pouvait être dans son idée, qu’un braconnier, conduit là par quelque garde-chasse.

— Mais non, c’est pour une femme, expliqua le spahi.

— Eh bien, ça ne vaut pas le coup, déclara le chemineau et qu’est-ce que vous lui avez fait à cette femme ?

Mais Martial Altarès, n’avait aucune envie de causer. Tandis que Bouzille s’asseyait sur son panier et s’apprêtait à tailler une petite bavette, le spahi lui demanda :

— As-tu des allumettes ?

— Oui. Pourquoi ?

— As-tu une scie ?

— Il y a une scie à mon couteau. Pourquoi ?

— Passe-moi ta scie.

— Non, faut pas l’abîmer, qu’est-ce que vous voulez en faire ?

— Il faut que je sorte d’ici.

Bouzille, déjà s’était levé.

— Hé, hé, je ne dis pas, mais ça va-t-il me causer des ennuis si je vous aide ?

— Je te donnerai cent francs, mille francs, ce que tu voudras.

Bouzille, n’était point si exigeant :

— Ça, c’est des paroles. Donnez-moi cent sous tout de suite, j’aime mieux ça.

Pour toute réponse, Martial jeta son porte-monnaie à Bouzille qui l’explora consciencieusement :

— Eh bien, j’ai fait ma journée, moi. Attendez voir un peu, donnant donnant, ça ne vas pas être long que je vous tire de là. Il y a moyen d’en sortir.

Bouzille ne mentait pas. Alors que le barreau de fer était impossible à arracher de l’intérieur du cachot, il était en réalité facile à desceller de l’extérieur. Bouzille qui était beaucoup plus robuste qu’on ne l’eût cru à le voir, l’arracha en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

— Maintenant, déclara-t-il, enlevant le barreau après une dernière secousse, maintenant, tendez-moi la main. Vous n’êtes pas gros, hein ? Vous pourrez vous glisser par là ?

Martial Altarès, pour toute réponse, empoigna la main de Bouzille, se hissa à force de bras. Moins d’une seconde plus tard, il était hors de la cave.

— Dites donc, commença le chemineau, vous deviez joliment vous embêter.

Mais il n’acheva pas. À peine était-il sorti de sa prison que Martial Altarès, après avoir aspiré une large bouffée d’air partit au galop.

Il ne s’occupait plus de Bouzille. Il oubliait tout, pris d’un désir affolé de courir au château, de voir si Timoléon Fargeaux y était, de tirer au clair l’aventure dont il venait d’être le héros.

Bouzille avait couru derrière lui :

— Eh bien, en voilà un particulier, se disait-il, pas possible, il a le feu dans sa culotte.

Martial Altarès, à ce moment, traversait en courant une sorte de petite colline de sable mou qu’il devait franchir pour atteindre la grande allée du parc qui allait le conduire à l’habitation.

Bouzille, comprenant qu’il ne rejoindrait pas le jeune homme, s’arrêta. Il l’aperçut dans la demi clarté du soir, car il était tout près de sept heures, se hâtant autant qu’il le pouvait.

Et puis, soudain, des lèvres du chemineau, un cri de stupéfaction monta :

— Ah, mon Dieu !

Et Bouzille s’élança en courant. Que venait-il de se passer ?

Bouzille avait vu tout d’un coup Martial Altarès tomber violemment sur le sol. Le sable de la colline s’éleva en nuages lourds, opaques. Un bruit sourd retentit.

C’était incompréhensible.

C’était horrible.

Quand Bouzille arriva à la colline de sable, les nuages de poussière venaient de se dissiper.

Et Bouzille, atterré, aperçu, gisant sur le sol, le corps de Martial Altarès, de Martial Altarès qui était mort, qui avait la poitrine défoncée, écrasée comme s’il eût reçu un poids formidable jeté de très haut.

Autour du cadavre, le sable ne portait aucune trace de pas. On n’y voyait que du sang tiède encore et qui se figeait rapidement.

Haletant, livide, trébuchant à chaque pas, Bouzille s’enfuit, terrifié.