18 – LES MORCEAUX DE LA LETTRE

— Mais enfin, mon cher Juve, je vous connais trop pour douter qu’à propos de cette étrange affaire, vous ne formiez déjà une hypothèse. Que devinez-vous ? Que croyez-vous deviner ?

Anselme Roche se pencha vers Juve, qui, au contraire, avec une tranquillité peut-être feinte, se renversa sur la banquette de son wagon, le bras confortablement passé dans l’une des boucles de cuir mises là pour aider au repos des voyageurs.

Juve avait l’air aussi peu ému, aussi tranquille, qu’Anselme Roche semblait énervé, excédé, sous tension.

Et Juve, à la question du procureur, répondit avec flegme :

— Moi, inventer une explication ? Ah bien, je vous assure que vous vous trompez, et de belle manière. Tout cela s’embrouille au contraire, et s’embrouille si bien que j’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à me former la moindre opinion sur ce qui se passe. Au surplus, Monsieur le procureur, croyez-moi il ne faut jamais réfléchir aux choses avant d’avoir en sa possession tous les éléments d’enquête nécessaires. Le télégramme que nous avons reçu est incompréhensible. La nouvelle qu’il nous apportait l’est encore plus. Attendons, nous nous rendons sur les lieux, nous verrons bien.

Anselme Roche soupira, mais ne répliqua pas. Juve, d’ordinaire, était moins tranquille qu’il ne le prétendait. Habituellement, c’était le policier qui tenait à échafauder le premier des suppositions. Aujourd’hui, il lui plaisait de garder un calme résigné, il ne faisait évidemment pas bon l’interrompre dans ses réflexions ou tenter de le forcer à s’expliquer alors qu’il décidait d’observer une très prudente réserve.

M. Anselme Roche venait de quitter Bayonne, le matin même en compagnie du détective. Juve était venu le prendre à son cabinet au Palais de Justice et l’avait tiré de ses occupations professionnelles en lui apportant la plus surprenante des nouvelles :

— Cher Monsieur, avait dit Juve, les choses, jusqu’ici, n’étaient pas simples, maintenant… Lisez plutôt cela.

Juve avait mis sous les yeux du procureur, un télégramme bref et peu explicite :

Martial Altarès, frère Delphine Fargeaux retrouvé assassiné dans parc château de Garros.

Anselme Roche, ainsi qu’il était naturel, avait lu et relu, puis, il avait dévisagé Juve et demandé d’une voix tremblante :

— Que faire, mon Dieu ? que faire ?

— Que faire ? morbleu ! il n’y a pas vingt-cinq partis à prendre. Je pars pour Garros, Monsieur le procureur, et je viens vous chercher.

Depuis une heure, ils roulaient tous les deux, installés dans un wagon de première classe.

À la halte du chemin de fer, le procureur de la République et le policier trouvèrent une voiture que Juve avait commandée par dépêche. Un jeune paysan était sur le siège, la figure avenante, l’air vif. Juve l’interrogea :

— Y a-t-il du monde au château en ce moment ?

— Il y a toujours du monde.

— Naturellement. Je veux dire : Mme Fargeaux et son mari sont-ils là ?

— Mme Fargeaux, Monsieur ? Mme Delphine, oui, elle est au château. Je ne sais pas où est le maître.

— Cela va bien, conduisez-nous, mon ami.

Le trajet de la gare au château se fit en silence, les deux hommes descendirent sur le perron de l’habitation, sonnèrent à la porte d’entrée. C’était une petite bonne accorte et prévenante qui les introduisit dans le vestibule, mais derrière elle, la silhouette fine et élégante de Delphine Fargeaux apparut.

La jeune femme semblait bouleversée. Yeux rouges, cheveux défaits, mine blafarde, elle courut à Juve, elle lui cria :

— Vous savez ce qui s’est passé ? Mon pauvre Martial est mort. C’est Timoléon qui l’a tué.

Juve eût vu se dresser devant lui un fantôme épouvantable qu’il n’eût pas été plus surpris qu’il ne l’était en entendant les paroles de la jeune femme :

— Allons donc, c’est votre mari qui a tué votre frère ?

— Oui, qui voulez-vous que ce soit ?

— Oh, Madame, j’ignore en effet, comment et par qui a été tué M. Altarès, mais enfin je ne trouve pas cette raison suffisante pour accuser M. Fargeaux. D’ailleurs, comment le crime a-t-il été commis ?

— Venez, vous allez voir, il a la poitrine fracassée.

Juve, accompagné du procureur, suivit la jeune femme le long des corridors du grand château, atteignit bientôt la chambre où l’on avait transporté le corps du malheureux soldat.

Martial Altarès était étendu sur son lit, vêtu de son uniforme, les yeux clos, le visage tranquille, mais le drap que l’on avait jeté sur lui était taché de rouge à la hauteur de la poitrine, et quand Juve le soulevait, le cadavre apparaissait avec ses horribles plaies, son torse défoncé, écrasé.

— Bigre, murmura le policier, comme se parlant à lui-même, voilà qui est plus incompréhensible que tout.

Le procureur de la République, découvert, immobile, très pâle, se tourna vers Delphine Fargeaux qui sanglotait éperdument :

— C’est un bien grand malheur, commençait le magistrat qui cherchait ses mots et ne savait trop que dire. C’est bien cruel, croyez, Madame…

Mais Juve, plus familiarisé avec la mort, se hâtait de couper court aux formules de condoléance :

— Voyons, Madame, demanda-t-il, tourné à nouveau vers la jeune femme, comment cela est-il arrivé ? Que savez-vous ?

— Mais je ne sais rien, hélas. Rien du tout. J’étais au château lorsqu’on est venu me prévenir qu’un garde avait trouvé mon pauvre Martial mort assassiné dans le parc. On me le rapportait, personne n’a pu me fournir la moindre explication.

— Il n’est pas possible, dit Juve, que l’on ne puisse se former la moindre idée relativement à la façon dont est mort votre frère. Ce corps défoncé, ces os rompus, que diable, cela signifie quelque chose ? Il n’est pas mort par accident, il est mort tué, et bien tué. Voyons, Madame, à quel endroit du parc l’a-t-on retrouvé ?

— C’était sur une colline de sable. Monsieur.

— Il n’y a aucun instrument capable d’avoir causé une semblable blessure ?

— Non, Monsieur.

— Vous n’avez rien appris qui puisse vous faire supposer que votre frère se soit livré à une imprudence quelconque ?

— Non, Monsieur. Martial, d’ailleurs, avait été arrêté à Biarritz et…

— Votre frère n’a pas été arrêté, Madame, il a été enlevé, enlevé je ne sais par qui… Vous n’avez à ce sujet aucune idée ?

— Je ne sais rien, Monsieur.

— Enfin votre frère n’était pas aux mains de la police. Il se trouvait à Biarritz, dites-vous ? Non évidemment. Vous voyez bien que la preuve contraire est faite, puisque son cadavre est retrouvé dans votre parc.

Delphine Fargeaux regarda avec des yeux si stupéfaits le policier, que Juve, vraiment, ne pouvait garder à l’endroit de la jeune femme aucun soupçon, aucune idée préconçue.

Delphine Fargeaux ne mentait certainement pas lorsqu’elle affirmait tout ignorer de la mort du spahi.

Juve, pour être plus à l’aise et mieux questionner Delphine Fargeaux, demanda à passer au salon.

À peine le procureur et lui se trouvaient-ils dans la grande pièce d’aspect un peu froid, d’ordonnance cérémonieuse, que Juve, à brûle-pourpoint, attaqua :

— Dites-moi, Madame, interrogea-t-il, quand nous sommes arrivés, vous avez dit : « C’est Timoléon qui a tué mon frère ». Pourquoi avez-vous dit cela ?

Le policier espérait à coup sûr troubler quelque peu son interlocutrice. Il n’en était rien toutefois : Delphine répondait avec une vivacité qui prouvait qu’elle ne préparait nullement sa phrase :

— J’ai dit cela. Monsieur, parce que je crois mon mari capable de tout et parce qu’il haïssait mon frère. Mais c’est fou, je le reconnais. D’ailleurs Timoléon n’est pas ici. Par conséquent…

— Où est M. Fargeaux ?

— À Biarritz.

— Que fait-il donc ?

— Il est parti précipitamment pour se rendre à l’Impérial Hôtel où depuis des temps indéfinis, il a une chambre au mois pour les besoins de son négoce, et où, je crois, il avait, dans le coffre-fort de l’administration, des valeurs importantes. Le vol a bouleversé mon mari, il est parti d’urgence.

— Vous ne l’avez pas vu lors de ce départ ?

— Non Monsieur. Il partait à Biarritz au moment même où je revenais ici.

Juve toussait, s’efforçait de saisir le regard du procureur de la République, mais Anselme Roche, de plus en plus ému, de plus en plus bouleversé, considérait avec une attention soutenue un tableau pendu à la muraille.

Évidemment, Anselme Roche n’écoutait plus ce qui se disait autour de lui, il était perdu dans ses réflexions.

— Madame, poursuivait Juve, je m’en vais vous abandonner à votre douleur, à laquelle je compatis sincèrement, croyez-le bien. M. Anselme Roche, je pense, restera ici pour dresser le procès-verbal officiel.

— Et vous, Monsieur ?

— Moi, Madame, je vais retourner à Bayonne.

Anselme Roche, arraché à ses réflexions, interrompit Juve avec un accent de surprise.

— Vous retournez à Bayonne ? Pourquoi à Bayonne ?

Juve, à ce moment même, eut grande envie d’étrangler l’excellent procureur, qui, de la meilleure foi du monde, commettait maladresse sur maladresse.

— Je vais vous expliquer cela. Venez avec moi, Monsieur le procureur, Mme Fargeaux va bien vouloir nous faire conduire dans le parc, à l’endroit où l’on a découvert le cadavre du spahi.

Dehors, marchant dans le jardin, à quelques pas derrière un garde, Juve sermonnait le magistrat :

— Attention, mon cher ami. Parbleu, ce n’est pas à Bayonne que je vais. C’est à Biarritz, rejoindre Timoléon Fargeaux. Mais croyez-vous qu’il était bien utile d’en informer son épouse ? Nous marchons en plein mystère que diable, sachons être mystérieux.

Puis, comme le procureur de la République, gourmandé par Juve, ne disait mot, Juve ajouta :

— Il est absolument inutile que Mme Fargeaux puisse téléphoner à son mari : « Attention, Juve vient te surveiller. » En matière de police, autant que possible, il faut éviter de se faire annoncer.

— Et si Timoléon Fargeaux, au cours de l’après-midi, téléphone à sa femme, que dois-je lui faire répondre ? demanda Anselme Roche.

— Ce que vous voudrez, mais tâchez d’éviter qu’on lui annonce la mort de son beau-frère. Prévenez même Mme Fargeaux de mon désir.

Le garde-chasse qui précédait les deux hommes, se retournait :

— C’est ici, déclara-t-il, qu’on a relevé ce pauvre M. Martial, il était comme ça, couché de tout son long, la tête du côté du marais, et sauf vot’ respect, les pieds à l’endroit où vous êtes.

L’endroit indiqué par le garde-chasse se trouvait au beau milieu d’une sorte de colline de sable, d’une véritable dune déserte, qu’à coup sûr, Martial Altarès n’avait dû traverser que pour abréger une promenade et regagner au plus vite, par la traverse, le château.

— D’où vient-on par là ? demanda Juve, désignant les lointains du parc.

— On vient de la gare, Monsieur, c’est le chemin direct.

— Et la grand-route, où passe-t-elle ?

— Tout près de la gare, Monsieur.

— Très bien, merci.

Juve n’insista pas autrement.

— Monsieur Anselme Roche, dit le policier, restez ici. Attendez-moi. Je ne sais rien, je ne comprends rien. Je n’invente rien. Mais tout de même il me semble qu’il va se passer des choses, des choses. Enfin, nous verrons bien.

Sur ces paroles énigmatiques, Juve échangea une cordiale poignée de main avec le magistrat, puis il partit à grands pas.

***

— Quoi de nouveau, cher Monsieur ?

— Rien du tout. C’est un désastre, un scandale abominable, un affreux malheur.

La cigarette à la bouche, le chapeau un peu incliné sur l’oreille, une certaine nervosité dans les mouvements, Juve interrogeait maintenant le gérant de l’Impérial Hôtel qui, depuis le vol, s’arrachait les cheveux, au comble du désespoir :

— Évidemment, concluait Juve, ce qui est arrivé est fâcheux, très fâcheux, et vous allez avoir de grosses responsabilités. Mais enfin, votre administration est riche, et ce n’est pas deux ou trois cent mille francs qui…

Le gérant s’était redressé.

— Vous oubliez l’honneur, déclara-t-il, la réputation de la maison, la renommée de l’Impérial. Jusqu’ici, Monsieur, nous n’avions jamais eu de rats d’hôtel, jamais de scandale, jamais d’incidents. Et il y a trois ans que l’hôtel est ouvert. Ah, avec ce vol, notre saison prochaine est gravement compromise, et puis enfin…

— Allez donc, vous disiez ?

— J’allais dire que vous parlez à votre aise du montant des responsabilités. Nous ne les connaissons pas encore. Non seulement il y a l’argent de l’hôtel qui a disparu, ce qui est en somme peu de chose, mais il y a les bijoux, tous les bijoux de la clientèle. Il y a les papiers d’affaires qui nous étaient confiés. Actuellement, tenez, Monsieur le policier, je ne pourrais pas même vous dire quel est le montant de nos pertes. J’ai des clients qui vont peut-être être ruinés. Monsieur Timoléon Fargeaux, le propriétaire du château de Garros… Eh bien, Monsieur, il avait dans notre coffre-fort une serviette de maroquin bourrée de documents commerciaux, il était fou quand on lui a appris le vol. Je ne sais pas quelle indemnité nous devrons lui payer.

— Monsieur Fargeaux est venu ? Vous l’avez vu ?

— Il est encore ici, il est dans le hall. Il lit des lettres arrivées pour lui, et savez-vous…

Mais Juve ne savait pas, et ne devait jamais savoir ce que le gérant prétendait lui apprendre. Le policier, en toute hâte, en effet, s’était levé :

— J’ai deux mots à dire à M. Fargeaux, dit-il. Vous permettez ? Je vais le voir et je reviens, dit-il.

Juve sortit du bureau directorial, gagna le salon de lecture :

— Ah çà, pensait le policier, quelle peut bien être la correspondance que Timoléon Fargeaux se fait adresser à Biarritz. J’admets à la rigueur qu’il ait confié à l’hôtel les documents nécessaires à son commerce. Mais il n’a aucune raison de se faire adresser des lettres ici. Un commerçant, que diable, doit lire son courrier chaque matin. Pourquoi ne se fait-il pas écrire à Garros ?

Timoléon Fargeaux était assis tout au fond de la petite pièce, devant une table et lisait avec un soin extrême une lettre qui parut à Juve assez courte.

Le bizarre négociant, d’ailleurs, avait une attitude qui n’était pas sans surprendre le policier. Très pâle, il tremblait, de plus.

— Oh, oh, pensa Juve, voici un homme qui apprend des choses bien intéressantes… Comment vais-je pouvoir les apprendre, moi aussi ?

Mais si Juve méditait de lire la lettre qui retenait l’attention de Timoléon Fargeaux, il devait être déçu dans ses espérances. Le mari de Delphine, en effet, brusquement, et comme s’il se fût douté de la surveillance dont il était l’objet, se leva, enfila son paletot, se coiffa, puis sortit du salon de lecture à grands pas.

Timoléon Fargeaux tenait toujours à la main la lettre qu’il venait de recevoir. Sur le seuil du salon de lecture, il s’arrêta pour la relire. Puis il repartit et vingt mètres plus loin, encore une fois, il s’immobilisa, parcourut des yeux le papier.

— Miséricorde, murmura Juve, cet homme-là apprend la lettre par cœur. Hé, hé, cela devient intéressant.

Comme Timoléon Fargeaux sortait de l’hôtel, Juve, cent mètres derrière lui, entreprit de le pister.

D’abord cette filature ne donna aucun résultat. Le châtelain de Garros traversait les rues élégantes de Biarritz, se dirigeant vers un faubourg.

— Est-ce que par hasard, songeait le policier, cet animal-là me mène tout juste chez un minotier ? Non, j’aime à croire que je vais apprendre quelques détails plus instructifs.

Timoléon Fargeaux, d’ailleurs, devait être en proie à une grave préoccupation. Ainsi qu’il l’avait déjà fait, il s’arrêta à trois ou quatre reprises encore, en pleine rue, pour lire la lettre qu’il tenait toujours et semblait considérer avec une réelle émotion.

— Nous verrons bien, songeait toujours Juve. Où qu’il aille, j’irai. Et le diable m’aidant, il faudra bien que j’arrive à connaître ce qu’il lit avec tant d’attention.

Brusquement Timoléon Fargeaux se livrait à une étrange manœuvre. Il venait d’arriver, suivi de très loin par Juve, dans une rue déserte, la rue Christine, et semblait d’un coup d’œil s’assurer que nul ne l’observait. Bien persuadé que tout était désert, que nul ne l’épiait, Timoléon Fargeaux s’adossa à la muraille d’une sorte de grand magasin et commença à marcher à pas réguliers et longs, à la façon d’un homme qui compte ses enjambées. La manœuvre était si claire que Juve, à cent mètres de là, occupé à lire un journal qu’il tendait devant son visage, mais dans lequel il avait percé des trous, ce qui lui permettait de ne pas perdre un seul des mouvements de Timoléon, compta les enjambées du marchand de grains.

— Un, deux, trois.

Juve compta jusqu’à sept.

À ce moment, Timoléon Fargeaux décrivant un angle droit, comptait encore quatre enjambées. Il parvenait ainsi au milieu de la chaussée.

— Que diable veut-il faire ? pensait Juve. Il est complètement fou, ce bonhomme-là. Il n’y a rien de remarquable sur la chaussée.

S’il n’y avait rien de curieux sur la route aux yeux de Juve, il devait y apparaître quelque chose de stupéfiant pour Timoléon. Le gros homme en effet, parvenu au centre du chemin, tournait sur lui-même et, avec une minutieuse attention, considéra le sol devant lui, puis à droite, puis à gauche, puis de tous côtés.

— Morbleu, se dit Juve, aurait-il perdu quelque chose à cet endroit ? Mais non. Il a compté des enjambées. Ah, sapristi de sapristi, qu’est-ce que l’on peut bien chercher en pleine rue de cette façon ?

Or, Timoléon Fargeaux après avoir tourné de tous côtés, haussa les épaules, à la façon d’un homme extraordinairement surpris.

— Il ne comprend rien à ce qui se passe, moi non plus je ne comprends rien à ce que je vois.

Timoléon Fargeaux, pourtant, ne bougeant pas d’une semelle, demeurait rivé au sol et tirait de sa poche la fameuse lettre qu’il avait si souvent lue et encore une fois la déchiffra.

Juve grinça des dents.

— Miséricorde, se jura le policier, il existe évidemment une relation entre cette lettre et la façon dont se conduit mon bonhomme. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

Cinq minutes encore, Timoléon Fargeaux demeura à la même place, puis, remettant la lettre dans sa poche, il s’éloigna en marchant vite.

— Va toujours, soliloqua Juve, je te suivrai, mon gaillard, et ma foi…

Juve s’interrompit. Parvenu au coin de la rue, Timoléon Fargeaux, d’un mouvement rageur, venait encore de tirer la lettre mystérieuse. Juve le vit la plier puis la déchirer en tous petits morceaux.

— Oh, oh, se dit le policier, il paraît que nous avons nos nerfs.

Et en même temps, Juve pensa :

— Si seulement il lui venait à l’idée de jeter les morceaux de cette lettre.

Juve eut la joie même de voir Timoléon jeter au vent les confetti qu’il venait de faire.

Juve, cette fois, pressait le pas. Le policier ne s’occupa plus de pister Timoléon. Il laissa le gros homme disparaître au coin d’une rue et demeura à l’endroit où la lettre avait été jetée. Alors patiemment, sans s’occuper des regards surpris que les passants lui jetaient, Juve recueilli les morceaux de papier qui voltigeaient un peu partout.

***

À huit heures du soir, Juve, dans sa chambre, à l’Impérial Hôtel, sans s’être montré le moins du monde encore à Timoléon Fargeaux, ayant même prié au bureau de l’hôtel que l’on dissimulât son arrivée, se livrait à un travail étrange.

Juve avait posé devant lui une vitre achetée chez un quincaillier. Il avait huilé cette vitre et, sur le carreau, s’occupait à coller les petits morceaux de papier récoltés dans la rue.

— Dire, songeait Juve, de temps à autre, que je me suis toujours moqué des snobs qui jouent au puzzle, c’est mon tour maintenant, je dois reconstituer, tel un jeu de patience, cette lettre entière.

Le travail était difficile, Juve crut un instant qu’il lui faudrait renoncer à le mener à bonne fin. Il manquait des morceaux à la lettre qu’il s’efforçait de reconstituer, et cela n’était pas pour lui faciliter la tâche. Après deux heures d’effort, Juve, pourtant, se frotta les mains.

— Oh, oh, j’ai trouvé dix phrases complètement idiotes et n’ayant guère de sens. Mais en voici une qui pourrait bien signifier quelque chose.

Juve, en disant ces mots, considérait deux lignes d’écriture, et ces deux lignes disaient :

Une fois adossé à la muraille, vous compterez sept enjambées dans le sens de la rue, puis quatre dans la direction…

Le reste manquait, mais Juve ne pouvait s’y tromper… Il acheva pour lui-même la recommandation donnée…

— Dans la direction de la chaussée, faisait le policier. Cette lettre indiquait bien à Timoléon Fargeaux la manœuvre que je lui ai vu effectuer. Mais pourquoi ? pourquoi ?

Une grande heure de travail amenait Juve à découvrir encore un autre lambeau de phrase :

Cela vous coûtera vingt-cinq mille francs, mais vous aurez

À une heure du matin, Juve, s’éclairant d’une lanterne, était revenu à la petite rue Christine où il avait vu Timoléon Fargeaux compter sept pas, puis quatre. Et, tout comme l’avait fait le marchand de grains, Juve s’adossait à la muraille et compta sept pas, puis quatre encore.