21 – L’AMATEUR

— Venez, nous avons à causer.

Dans le poste de police de Biarritz, Juve avait pris par le bras Timoléon Fargeaux qui n’avait nullement pensé à résister, tant il était surpris, atterré aussi, par la nouvelle que le policier venait de lui communiquer.

Que Martial Altarès fût mort, certes, ce n’était pas pour le mari de Delphine Fargeaux un chagrin bien cuisant. Il n’adorait pas son beau-frère, tout au contraire, et son décès n’était pour lui qu’un événement à peu près insignifiant. Mais ce qui terrifiait Timoléon Fargeaux, c’est que le jeune spahi eût été assassiné et assassiné à l’aide d’un boulet de canon, dont précisément on venait de lui rendre un morceau.

Les aventures se succédaient pour le gros homme avec une telle rapidité, que, n’ayant point l’esprit très délié, il s’y perdait. Tout s’embrouillait dans sa pensée, tout se confondait. Il avait encore le sentiment très net de la peur, mais sa peur devenait instinctive et il eût été incapable de préciser s’il avait peur pour lui ou s’il avait seulement peur de ce qui était déjà arrivé. Juve, de son côté, n’était pas moins troublé.

Au sortir de l’égout, le policier s’était précipité au poste avec la pensée bien nette de faire arrêter Timoléon Fargeaux, qui devait être coupable. Or, au poste, Timoléon y était mais bien volontairement, pour porter plainte, tout comme eût fait le plus honnête homme.

— Pourtant, songeait Juve, tandis qu’il entraînait le négociant, je ne puis pas m’y tromper, que diable. Il y a dans tout cela des coïncidences qui deviennent des charges terribles. Cet homme doit savoir comment est mort son beau-frère.

Juve, déjà, ne pensait plus : cet homme doit avoir fait tuer son beau-frère.

Le policier qui, par l’exhibition de sa carte d’inspecteur de la Sûreté, avait suffisamment stupéfié les gardiens de l’ordre de Biarritz pour que ceux-ci, dans leur propre poste, n’aient élevé aucune protestation au moment où Juve arrêtait en quelque sorte un plaignant, se hâtaient d’appeler une voiture et d’y faire monter Timoléon Fargeaux.

— Conduisez-nous à la gare, ordonna Juve au cocher.

Le policier se jeta à l’intérieur du coupé, il ne souffla mot jusqu’à la gare. Il prit deux billets à destination du château de Garros. Le hasard favorisait Juve. Dans le train où il montait quelques instants plus tard en compagnie de son prisonnier, le policier découvrit un compartiment vide. Il s’y installa, naturellement, avec Timoléon Fargeaux, et tout de suite, Juve commença à « cuisiner » le gros homme :

— Monsieur Fargeaux, il est inutile de vouloir ruser plus longtemps avec moi. Que savez-vous de la mort de votre beau-frère ?

— Mais je n’en sais absolument rien. Vous venez de me l’apprendre.

— Alors, pourquoi avez-vous payé vingt-cinq mille francs l’éclat d’obus que vous tenez encore ?

— Mais ce n’est pas cela que j’ai payé vingt-cinq mille francs. On devait me rendre les papiers volés, à l’Impérial Hôtel.

— Allons donc ! S’il s’était agi des papiers volés, vous auriez prévenu la police, qui eût sans doute fait arrêter le maître chanteur.

— Ou qui l’aurait manqué. Non, j’aimais mieux payer et rentrer en possession de mes documents. En tout cas, je vous assure, Monsieur, que je ne m’attendais nullement à ce que l’on me remît un éclat d’obus.

Tout cela était si parfaitement vraisemblable que Juve était presque tenté de le tenir pour vrai.

Il était parfaitement possible, en effet, que Timoléon Fargeaux fût venu au rendez-vous qu’on lui avait donné par lettre, dans l’espoir de rentrer en possession de ses documents disparus.

Rien n’empêchait que le maître chanteur, l’homme qui s’était enfui devant Juve, eût, au contraire, dans le but d’égarer les soupçons de la police, remis au malheureux négociant, non pas ses papiers, mais l’éclat d’obus dont Juve s’était emparé et qu’il avait, en ses lieu et place, offert à Timoléon Fargeaux…

Mais, si cette explication était plausible, elle était étrange, et Juve, depuis longtemps, tenait pour certain qu’il importait de se méfier toujours, en tout cas, des explications présentant une apparence de vraisemblance, mais des détails extraordinaires.

Après quelques instants de réflexion, le policier, qui venait d’avoir une de ces petites quintes de toux qui trahissaient chez lui de profondes perplexités, rompit à nouveau le silence :

— Monsieur Fargeaux, commençait Juve, je ne vous crois pas. Je ne vous crois pas du tout, et même… je suis persuadé que vous êtes pour quelque chose dans la mort de votre beau-frère. Et, par conséquent.

— Vous n’allez pourtant pas m’arrêter, j’espère bien ?

— Hum, répondit Juve, je ne vais pas vous arrêter. Mais je vais faire mieux, Monsieur Fargeaux, je vous ramène à Garros, chez vous, nous y serons dans quelques instants, vous vous y installerez tranquillement et moi, je m’y installerai avec vous. Dame je ne vous dis pas que je vous arrête, mais pourtant, je vous préviens que s’il vous prenait fantaisie de vouloir vous en aller sans me prévenir, j’ai dans ma poche un excellent petit revolver qui se chargerait de vous immobiliser.

— Mais, Monsieur…

— Non, je vous en prie, écoutez-moi. Je ne sais pas, Monsieur Fargeaux, si vous êtes coupable ou non. Mais il y a quelque chose que je sais, c’est que, si vous êtes coupable, vous avez forcément des complices. Bien. Ceci admis, je raisonne de la façon suivante : si vous avez des complices, il y a grande chance pour que ceux-ci veuillent venir vous rendre visite. Comme je serai à côté de vous, près de vous, je serai témoin de leurs démarches et, de cette façon, j’apprendrai, j’espère, des choses intéressantes. Si, au contraire, vous êtes complètement innocent, personne ne viendra vous voir et, par conséquent, dans quelques jours, force me sera bien de renoncer à vous surveiller. Voyez-vous, Monsieur Fargeaux, je vais vous transformer tout bonnement par ce procédé, en une sorte d’appât. Le château de Garros sera le piège où j’espère prendre les criminels, et vous, vous serez chargé de leur donner envie d’y pénétrer.

Timoléon Fargeaux comprenait peut-être le plan habile auquel Juve se ralliait, mais, évidemment, il n’en admettait pas l’utilité.

— Monsieur, déclarait le gros homme, vous resterez tant que vous voudrez chez moi, vous me surveillerez d’aussi près que bon vous semblera, mais je vous assure que ce sera complètement superflu. Je ne suis pour rien dans ce qui arrive, et la preuve en est que je suis doublement victime des événements. J’ai perdu d’abord des documents qui me sont précieux et ensuite j’ai payé vingt-cinq mille francs un morceau d’obus qui me fait traiter d’assassin.

— Allons, ne vous plaignez pas trop, Monsieur Fargeaux, vos vingt-cinq mille francs ne sont pas perdus, les voici, je vous les rends.

Juve, en effet, tira de sa poche l’enveloppe qu’il avait reçue quelques heures avant, des mains de Timoléon. Or, le gros homme était peut-être plus surpris encore de cette restitution qu’il n’avait été chagrin de la perte de son argent :

— Mais, mon Dieu, c’est à devenir fou. Comment avez-vous cette enveloppe ? C’était donc vous qui étiez dans l’égout ?

— C’était moi.

— Alors, c’est vous qui m’écriviez les lettres ?

— Non, ce n’était pas moi.

Timoléon Fargeaux se tut, il n’essayait plus de comprendre, il s’abandonnait à la Destinée.

***

Deux jours plus tard, Juve était toujours au château de Garros, occupé à surveiller Timoléon Fargeaux. Rien d’anormal ne s’était passé et, dans le grand château inhabité, car Delphine était repartie pour Dax pour assister à l’enterrement de son frère, Juve et le brave châtelain inséparables s’ennuyaient de compagnie.

De temps à autre, Timoléon Fargeaux, à qui pesait fort la surveillance de Juve, demandait au policier :

— Vous voyez qu’il n’arrive rien. Que personne ne vient me voir, quand reconnaîtrez-vous que vous vous trompez ?

Juve, à ces moments-là, se contentait de prendre une cigarette, dont il tirait d’énormes bouffées.

— Je ne sais pas, je ne sais pas. Attendons, Monsieur Fargeaux, attendons.

Et il parlait d’autre chose.

Aussi bien, l’extraordinaire gardiennage auquel Juve se condamnait ne comportait aucune formalité vexante pour Timoléon Fargeaux.

Vis à vis des domestiques, Juve était tout bonnement un ami intime du maître de la maison. Il avait spécialement recommandé à Timoléon, en effet, de ne jamais l’appeler d’un titre quelconque qui pût faire deviner qu’il était agent de la Sûreté.

Timoléon Fargeaux, d’autre part, ne tenait nullement à ce que l’on sût, dans le voisinage, qu’il était astreint à une surveillance de police. Un accord s’était donc fait entre les deux hommes et Juve et Fargeaux semblaient toujours s’entretenir sur le ton d’une franche cordialité. Une chose pourtant devait paraître surprenante aux domestiques : c’est ainsi, par exemple, que Fargeaux couchait bien dans sa chambre, mais que Juve y couchait aussi, derrière un large paravent qu’il avait fait aménager dans un coin de la pièce et qui lui permettait, sans être vu, de voir continuellement ce que faisait le châtelain.

— S’il vous vient une visite, avait, en outre, spécifié Juve à maintes reprises, il est bien entendu, n’est-ce pas, que vous la ferez introduire dans votre chambre, et que j’assisterai à l’entretien en me plaçant derrière le paravent.

— C’est parfaitement entendu, répondait chaque fois Timoléon Fargeaux, je n’ai de secret pour personne, par conséquent, je ne vois aucun inconvénient à vous accorder ce que vous me demandez.

Mais personne ne se présenta, rigoureusement personne. Il y avait déjà cinq jours pourtant que Martial Altarès était mort. Delphine Fargeaux restée chez sa mère annonçait cependant son retour prochain.

Or, un beau soir, tandis que Juve, impatienté par l’inaction à laquelle il semblait voué et, de plus, fort inquiet de n’avoir toujours aucune nouvelle de Fandor, se demandait s’il ne faisait pas fausse route, un garde venait prévenir Timoléon Fargeaux qu’un paysan désirait lui parler… Le négociant semblait fort surpris.

— Un paysan ? répétait-il, qui donc ? Un de mes métayers ?

— Non, Monsieur, ripostait le garde, un gros, gros homme que je ne connais pas.

Déjà Juve, très intéressé, souriait vaguement…

— Faites-le monter dans ma chambre, ordonna Timoléon Fargeaux, avec un soupir résigné, je ne sais pas du tout qui ce peut être.

Cinq minutes plus tard, l’homme que Timoléon Fargeaux disait ne point connaître faisait son apparition dans la chambre du propriétaire de Garros, cependant que Juve, dissimulé derrière le paravent, s’apprêtait à ne point perdre un mot de l’entretien qui allait avoir lieu devant lui.

Le paysan que l’on introduisait méritait véritablement qu’on le considérât comme gros. La longue blouse bleue qu’il portait à l’habitude des métayers landais ballonnait littéralement autour de son corps. Il semblait que le malheureux fût véritablement difforme, tellement il était obèse, tellement il apparaissait extraordinairement épais. C’était un homme jeune pourtant. Son béret basque à la main, il saluait avec une certaine aisance Timoléon Fargeaux :

— Monsieur, commençait-il, je viens vous voir rapport à un cauchemar que j’ai eu cette nuit. Vous êtes bien, je pense, Monsieur Timoléon Fargeaux ?

— Oui, c’est bien moi, répliquait le propriétaire de Garros, que me voulez-vous ?

— Je vous l’ai dit, je viens vous voir, rapport à un cauchemar que j’ai eu cette nuit.

— Comment vous appelez-vous, mon ami ?

— Oh ! mon nom ne ferait rien à l’affaire : Nicolas, pour vous servir.

— Eh bien, Nicolas, je suis pressé, dites-moi rapidement et clairement pourquoi vous venez me déranger ?

Le paysan, têtu, obstiné, répétait encore :

— C’est rapport à un cauchemar que j’ai eu et pour une prédiction que je veux vous faire.

Mais déjà Timoléon Fargeaux s’impatientait :

— Je n’aime pas les plaisanteries, commençait-il, si vous avez quelque chose à me dire, dites-le-moi tout de suite, et ne me tenez pas d’incohérents propos.

Or, derrière son paravent, brusquement, Juve se sentait pris d’une rage froide.

— Mais, nom de Dieu, se déclarait le policier, est-ce que, par hasard, je ne suis pas en train de me faire rouler comme un enfant ? est-ce que Timoléon Fargeaux et ce paysan ne se payent pas ma tête de la plus belle façon ?

Le policier, en effet, venait d’avoir la pensée qu’il était fort possible qu’en réalité, en échangeant des propos insignifiants, le paysan et son hôte puissent se dire des choses beaucoup plus intéressantes.

— S’ils ont un mot d’ordre, songeait Juve, s’ils usent d’un langage secret, ils vont échanger devant moi, qui n’y comprendrai rien, la conversation la plus intéressante qui soit. Crédibisèque, comment sortir de la ?

Timoléon Fargeaux, pourtant, debout au milieu de la pièce, à côté du paysan, donnait des signes d’impatience.

— Voyons, répétait-il, qu’est-ce que c’est que cette histoire de cauchemar et de prédiction ? Je ne crois pas aux cauchemars et je vous trouve un beau toupet d’être venu me déranger pour me conter des balivernes.

— Des balivernes ? pensait Juve, qu’est-ce que ça peut vouloir dire pour eux ce mot-là ?

Le paysan, pourtant, quelle que fût l’impatience que lui manifestait Timoléon Fargeaux, ne semblait nullement se troubler. Il insista en souriant :

— Vous fâchez pas, Monsieur, vous allez voir comme ça, tout à l’heure, que c’est beaucoup plus cocasse que vous ne croyez. Et vous ne regretterez pas de m’avoir entendu. Ah ! au fait, je m’en vas vous en donner une preuve. Quelle heure est-il ?

Instinctivement, Timoléon Fargeaux considéra sa montre :

— Il est trois heures vingt-cinq.

— Exactement ?

— Oui, trois heures vingt-six, pourquoi ?

Le paysan se mit à rire d’un rire stupide.

— Mon bon Monsieur, déclarait-il, je m’en vas, illico, vous prouver que les rêves c’est des choses bien bizarres. Tenez, asseyez-vous là-dessus…

En disant ces mots, le gros paysan disposait une chaise devant la fenêtre, et de la main, invitait Timoléon à y prendre place. Or, Fargeaux, furieux, ne semblait nullement décidé à obéir.

— Qu’est-ce que c’est que cette comédie ? dit-il, vous allez m’expliquer tout de suite…

Mais, sans s’en apercevoir, Timoléon Fargeaux avait reculé tout contre le paravent derrière lequel Juve, stupéfait, écoutait les propos échangés.

Juve souffla :

— Faites ce que l’on vous dit de faire.

En même temps, le paysan, obstinément, répétait :

— Asseyez-vous sur cette chaise et dépêchez-vous, mon bon monsieur, je m’en vas tout de suite vous donner une preuve de l’intérêt de ce que je viens vous dire. Allons, là.

Ne voulant pas désobéir à Juve, Timoléon Fargeaux venait de s’asseoir sur la chaise préparée par son extraordinaire visiteur.

— Quelle heure est-y maintenant ? recommençait le paysan.

— Trois heures vingt-huit, mais pourquoi ?

— Attendez donc, vous allez bien le voir.

Tout en parlant avec un accent qui, chose curieuse et que notait Juve, semblait par moments beaucoup plus accentué qu’en d’autres, l’homme se reculait et commençait, lui aussi, à paraître s’impatienter…

— Ça, dit-il, voilà bien le point où nous en sommes de mes expériences. Il est trois heures vingt-huit que vous dites, et vous êtes assis sur c’te chaise. Eh bien, mon cher monsieur, vous allez voir.

Mais le paysan n’achevait pas. Au moment même, avec un bruit sec, l’un des carreaux de la fenêtre venait de voler en éclats… puis, tout de son long, Timoléon Fargeaux, qui avait bondi sur ses pieds, retomba sur le sol, les yeux clos, la bouche ouverte, la tempe trouée d’une balle, mort, mort sans cri.

Dans la pièce où le drame rapide venait de se dérouler, une double exclamation avait pourtant retenti.

Juve, comme un fou, s’était précipité hors de son paravent :

— Ah crédié ! hurla-t-il.

Pour le paysan, il était devenu blafard, il avait reculé jusqu’au fond de la pièce, il jurait. Il jurait en anglais :

— By Jove !

Que s’était-il donc passé ?

Oh, Juve n’avait pas besoin de réfléchir longuement pour deviner une explication à l’assassinat dont il venait d’être témoin. Assurément, le paysan, le gros paysan avait fait asseoir, à une heure déterminée, le malheureux Timoléon Fargeaux devant la fenêtre de sa chambre, parce qu’à cette heure déterminée, un complice, l’assassin, devait, à l’aide d’un fusil, ajuster le grainetier et le tuer raide, sans que personne pût le protéger.

Mais, alors ? ce paysan ? ce paysan extraordinaire, qui jurait en anglais ? C’était un complice. Il faisait partie de la bande qui, depuis quelque temps, multipliait les crimes ? Juve, une seconde peut-être, après que Timoléon Fargeaux fût tombé sur le sol, avait déjà tout compris et décidé de la conduite a tenir.

Indifférent au danger qu’il courait sans doute, le policier se précipita sur le gros homme.

Et, comme ce n’était pas le moment d’user d’extraordinaires délicatesses, Juve arrivait vers lui la main levée, prêt à l’assommer d’un coup de poing si d’aventure, il prétendait résister.

— Au nom de la Loi… commençait Juve.

Une voix très calme lui répondit :

— Est-ce que vous croyez qu’il est vraiment mort ?

La demande était pour le moins surprenante et, surtout, faite sur un ton aussi tranquille.

— Morbleu, répondit Juve qui s’était arrêté, j’imagine que vous n’en doutez pas, misérable, vous êtes un assassin.

L’autre, toujours très calme, répondit :

— Mais, pas du tout, Monsieur Juve. C’est un tour que l’on m’a joué, d’ailleurs…

Juve n’était pas encore revenu de la stupéfaction qu’il éprouvait en s’entendant appeler par son nom, qu’une nouvelle aventure survenait, risible presque et que, à coup sûr, le policier n’avait point prévue.

Le paysan, en effet, levait les bras, prenait à sa cravate une épingle et se l’enfonçait dans la poitrine ; au même moment une violente détonation retentissait, et Juve voyait l’homme, le gros homme maigrir instantanément, se dégonfler plutôt, oui, se dégonfler, car Juve sentait un violent courant d’air.

— Hein ? commença le policier, qu’est-ce que vous êtes encore en train de faire ?

De plus en plus flegmatique, l’inconnu répondait :

— Vous le voyez, je suppose, en vérité. Pour n’être pas reconnu de vous, je m’étais déguisé avec une vessie pleine d’air. Maintenant, j’ai tout intérêt à ce que vous sachiez qui je suis et, par conséquent…

— Mais qui êtes-vous donc ?

— Un de vos amis, Monsieur Juve. D’ailleurs, vous allez me reconnaître.

En deux gestes, le paysan, en effet, dépouilla sa longue blouse bleue, jeta aux pieds de Juve une vessie crevée, se débarrassa d’une perruque, d’une fausse moustache. C’était le visage glabre, la silhouette maigre de Backefelder, le riche millionnaire américain qui apparaissait à Juve, abasourdi.

— Vous, Monsieur Backefelder ? Ah çà, mais je deviens fou. Que diable faites-vous ici ?

L’Américain haussa les épaules :

— Je me distrais, répondit-il. J’essaye de me distraire. Je cherche des émotions. Je suis trop riche. Monsieur Juve, j’ai trop souvent le spleen.

Tout en parlant, Backefelder, – car c’était bien lui, Juve devait parfaitement reconnaître le flegmatique yankee qu’il avait été jadis chercher au Havre après un vol commis par Fantômas, – s’approcha du cadavre de Timoléon Fargeaux, se pencha vers lui.

Backefelder poursuivit :

— Cet homme est mort. Vraiment, c’est dommage. Et je ne suis pas content d’être mêlé à cette aventure. Je le dirai à Fantômas.

Ce calme, pourtant, dépassait la mesure. Et Juve, d’abord, était si stupéfait, qu’il n’avait plus exactement compris ce qu’il convenait de faire, mais il retrouva son sang-froid habituel pour protester, pour bondir à nouveau vers Backefelder, qu’il saisit par le bras :

— Monsieur, criait Juve, il y a des plaisanteries qu’il ne faut pas faire et qui coûtent très cher. Vous vous plaindrez à Fantômas ? Hum, ce n’est pas certain. En attendant, moi, je vous arrête et je vous somme de me dire comment vous êtes ici, pourquoi vous y êtes et ce que vous êtes venu faire ?

Juve était fort en colère. Backefelder, lui, conservait son imperturbable flegme :

— Une cigarette ? proposa-t-il. Non ? Vous avez tort, Monsieur Juve, mes cigarettes sont excellentes. Ah, vous voulez causer, eh bien, causons. Pourquoi je suis ici ? Voilà : j’ai des millions, je m’ennuie. Rappelez-vous, il y a six mois, je suis venu vous voir à la Préfecture de police, et je vous ai dit :

« Véritablement, vos histoires avec le nommé Fantômas, vos aventures enfin, sont délicieusement intéressantes. Je vous offre cinq cent mille francs si vous me laissez vous accompagner partout et assister à toutes vos démarches. Vous vous rappelez, Monsieur Juve ? et vous vous rappelez aussi ce que vous m’avez répondu ? »

— Parfaitement, je vous ai envoyé promener.

— Exactement, en effet. Donc, ne pouvant m’allier avec vous, je me suis arrangé pour rencontrer Fantômas. Je lui ai tenu le même langage qu’à vous. Je lui ai donné cinq cent mille francs et il m’a mis au courant de tout ce qu’il faisait. Oh, ne vous y trompez pas, Monsieur Juve, je ne suis pas devenu un bandit. J’ai bien prévenu Fantômas que je voulais seulement être un témoin. Être à même, en somme, de me distraire. J’ai dit à Fantômas : « Tant que je serai avec vous, vous n’aurez rien à craindre de moi. Je vous servirai avec dévouement, sans pourtant voler ou tuer. Mais en même temps, je l’ai prévenu que le jour où je tomberais entre vos mains, à vous, Juve, je me mettrais à votre disposition. Oh, ne vous y trompez pas non plus, je ne veux pas devenir policier. Ce n’est pas mon affaire. Mais, après avoir vécu dans le camp du Bandit, je trouve très plaisant de vivre dans le camp de la Police. Voulez-vous que je sois témoin avec vous ? »

— Monsieur, répondit Juve, je vous crois, mais il y a quelque chose que vous ne m’expliquez pas. Qu’êtes-vous venu faire ici ?

— Attendez, répondait flegmatiquement Backefelder… Il faut me laisser le temps de vous expliquer. Mes conventions faites avec Fantômas, j’ai déjà assisté à pas mal de choses intéressantes. Hier, j’étais avec lui et il m’a dit : « Voulez-vous voir une aventure curieuse ? Allez donc au château de Garros, faites asseoir Timoléon Fargeaux à trois heures vingt-sept exactement devant la fenêtre de sa chambre, je vous garantis que vous verrez alors, et dans ces conditions, une aventure stupéfiante. » Monsieur Juve, je suis venu, je peux dire que j’ai vu, mais je ne vous cache pas que je suis peu satisfait. En fait, Fantômas m’a amené à causer la mort de ce pauvre Monsieur. Je n’y suis pour rien, car je ne savais pas. Mais cependant, c’est fort désobligeant.

Backefelder se leva pour secouer sur le marbre de la cheminée la cendre de sa cigarette, il revint s’asseoir devant Juve, et toujours tranquillement, interrogea :

— Enfin, ce qui est, est et nous n’y pouvons rien. Qu’allez-vous faire. Monsieur Juve ?

— D’abord, je vais vous arrêter, parce que c’est mon devoir. Je vais vous enfermer ici, dans une cave, où je verrai à venir vous chercher un peu plus tard. Ensuite, je vais tâcher de découvrir d’où vous venez, ce qui me dira où est Fantômas.

— Oh, déclara l’Américain, ce n’est pas la peine que vous vous donniez beaucoup de mal, Monsieur Juve. Je n’ai même pas juré à Fantômas de ne pas parler. Je l’ai, au contraire, prévenu que, pour n’être pas considéré comme un complice, dès que je tomberais entre vos mains je m’empresserais de vous raconter tout ce que je sais sur son compte. J’ajoute que, si je reste avec vous, dès que je tomberai entre les mains de Fantômas, je lui rapporterai tout ce que vous aurez dit d’intéressant.

— Monsieur Backefelder, vous mériteriez d’être guillotiné pour inconscience. Mais chaque chose en son temps. Dites-moi où est Fantômas.

— Fantômas, il est en ce moment sur un petit bateau qui est ancré dans le port de Biarritz. Vous n’avez qu’à y aller, vous le trouverez certainement à bord, c’est là qu’il habite, et il s’y croit en sûreté, car personne n’a soupçonné la chose.

— Ah, et pourquoi Fantômas s’est-il réfugié sur un bateau ?

— Il ne me l’a pas dit.

— Fantômas, c’est vrai, n’est pas causant.