26 – LA GARDIENNE DU FEU
Mais Fandor, qu’était-il donc devenu ? Depuis le pillage de l’express, dans la forêt embrasée, avait-il été mis à mort par la bande de Fantômas ?
Le journaliste, lorsqu’il s’était vu brutalement jeté dans le poussier garnissant le tender de la locomotive, avait bien pensé, en effet, vivre les dernières minutes de sa malheureuse existence :
— Je suis fichu, se disait Fandor avec cette philosophie résignée qui lui était particulière, ça devait m’arriver et par conséquent cela ne m’étonne pas, mais tout de même je regrette une chose, c’est qu’ayant les yeux pleins de charbon, je ne peux pas voir la façon dont on va m’expédier dans l’autre monde.
Fandor, d’ailleurs, devait être rapidement satisfait. S’il désirait apercevoir ses agresseurs, il n’eut pas longtemps à attendre, non seulement pour les regarder, mais encore pour les reconnaître.
Une secousse brutale l’arracha au tas de charbon. On lui lia les mains et les pieds. On le bourra à coups de poing, on le bâillonna et ceux qui agissaient ainsi n’étaient autres qu’Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, dirigés par le Bedeau lui-même, c’est-à-dire le principal lieutenant de Fantômas.
— Ça va bien, pensa Fandor, acceptant toujours avec une extrême philosophie ce qu’il ne pouvait empêcher, ça va très bien. Tout à l’heure ils vont me balancer sur la voie et je serai proprement coupé en deux, ou trois ou quatre morceaux par les roues des wagons attelés à cette locomotive du diable.
Fandor se trompait. Après vingt minutes d’une course folle, le train stoppait, le journaliste était jeté sur un talus et là, impuissant, il assistait à un cambriolage en règle des wagons et des bagages.
— De plus en plus amusant, se déclara le journaliste, voilà maintenant que je suis au Châtelet et que j’assiste à l’attaque d’un convoi par les Peaux-Rouges.
C’étaient bien des Apaches, mais des apaches parisiens qui pillaient le train, et la situation n’était rien moins que rassurante pour Fandor qui devait s’attendre d’une minute à l’autre à ce que le pillage une fois terminé, on revînt s’occuper de lui.
Une fois encore, cependant, le journaliste devait se tirer indemne de la terrible aventure qui lui arrivait.
Loin de le mettre à mort, comme cela semblait inévitable, ses agresseurs se contentaient tout tranquillement, leur pillage achevé, de le rouler dans une grande couverture de voyage, tel un paquet et de l’emporter.
— Je ne peux pas voir le paysage, conclut Fandor et c’est bien dommage, car j’imagine que dans une petite heure, j’aurai le plaisir de me trouver face à face avec mon vieil ami Fantômas.
Pour Fandor en effet, l’affaire était claire. C’étaient les hommes de Fantômas qui avaient arrêté le train. C’étaient eux qui avaient dû incendier la forêt. Le hasard seul avait voulu que Fandor se trouvât dans ce train. Il avait été reconnu. On l’avait fait prisonnier. Ce n’était que provisoirement qu’il avait la vie sauve. Fantômas n’oubliait rien.
Emporté à dos d’homme par de robustes compagnons, Fandor, après une demi-heure de marche à travers champs, se sentit déposé, sans aucune douceur, dans une voiture automobile dont le moteur tourna. Ses ravisseurs, vraisemblablement, prirent place sur la banquette alors que lui-même fut jeté sur le plancher, puis la voiture démarra.
— On m’offre une promenade. Très bien. Il y a quelque chose comme ça dans l’histoire des condamnés à mort. C’est en voiture qu’on les conduit à la guillotine. Je me demande par exemple si c’est à un supplice aussi doux que la guillotine que l’on me véhicule maintenant.
La voiture roulait toujours. On devait traverser des villages, peut-être même pénétrer dans une grande ville car Fandor, de dessous son bâillon, entendait ou croyait entendre des timbres de tramways, des bruits de roues et des grincements d’essieux.
L’automobile tourna plusieurs fois enfin, comme si elle marchait à travers des rues encombrées. Brusquement les freins hurlèrent.
— Le terme du voyage, songea Fandor, mélancolique.
On le prit par les pieds et la tête, on le transporta. À nouveau il était jeté sur un plancher de bois dont il identifiait immédiatement la nature :
— Tiens, c’est rigolo, me voilà dans une barque, suis-je sur un fleuve par exemple, sur un lac, ou dans la mer ? après tout je m’en fiche. Il est probable que tout à l’heure on me balancera dans l’onde, j’aurai tout le loisir voulu pour en déguster assez et reconnaître ainsi si c’est de l’eau salée ou de l’eau douce.
La barque cependant dérapait, et Fandor ne pouvait garder la moindre illusion à la houle qui secouait l’embarcation : elle voguait sur la mer.
— Bougre, songea le journaliste, ça se complique. On ne va pas encore j’espère m’enfermer dans une caisse et m’envoyer à l’autre bout du monde. J’en ai assez, sapristi, des voyages en wagon capitonné.
Mais ce n’était évidemment pas une traversée aussi bizarre que celle qu’il avait effectuée jadis à destination du Natal qui se préparait pour Fandor.
Après avoir vogué, probablement à la voile, pendant deux grandes heures, la barque racla contre un fond que Fandor estima devoir être de rocher. À nouveau, le journaliste se sentit saisi et si un petit frisson lui courut le long de l’échiné quand il se dit qu’on allait peut-être le balancer dans les eaux, il éprouva un plaisir à voir qu’au contraire, avec des ménagements relatifs, on l’emportait sur la terre ferme.
— Drôle de voyage, pensa Fandor, mais attendons la fin, je n’aime pas beaucoup l’arrêt aux stations.
Fandor riait en lui-même du détestable mot qu’il venait de commettre, lorsque ceux qui l’emportaient, après avoir gravi un escalier, semblaient en descendre un autre. Fandor crut reconnaître, au travers de sa couverture que l’on respirait un air glacial et humide. En même temps, une sorte de bruit sourd, continuel et monotone lui emplissait les oreilles :
— Où diable suis-je et que diable va-t-on faire de mon estimable personne ?
***
Cinq jours plus tard, Fandor, délivré de ses couvertures, de ses liens et de ses bâillons, arpentait fou furieux une sorte de petite cave parfaitement ronde, noire, encombrée de ballots de marchandises.
Fandor, tout en tournant en rond, tapait à grands coups de poing contre les murailles lisses et hurlait d’une voix colère :
— La gardienne, allons la gardienne, venez m’écouter, bon sang de bonsoir ! Voulez-vous descendre, sacrée mégère que vous faites ! Si vous n’êtes pas là dans cinq minutes, jour de ma vie, je vous renvoie dans les étoiles !
Peu à peu il se calma.
— Bon, ce n’est pas la peine de m’enrouer, se déclara-t-il, subitement, cette maudite fumelle serait déjà venue si elle m’entendait, elle doit être dehors. N’importe où. Elle ne peut m’entendre. Patientons.
La patience n’était pas le fort du journaliste. Aussi bien il ne se faisait plus d’illusions et depuis de longs moments, savait exactement à quoi s’en tenir.
La cage ronde qu’il occupait, dans laquelle on le maintenait soigneusement, Jérôme Fandor l’avait parfaitement reconnue.
— Ça, s’était dit le journaliste, lorsque après avoir rompu ses liens, il avait pu inspecter sa prison, ce n’est ni plus ni moins, que le soubassement d’un phare. On m’a emmené en automobile jusqu’à un point de la côte. Là, on m’a embarqué sur un canot, lequel a rallié un phare et c’est dans ce phare que je suis enfermé. Le bruit de la mer que j’entends, suffirait à me convaincre si je pouvais douter de la chose, mais je n’en doute pas. D’ailleurs, la question n’est pas de savoir où je suis, non plus que la façon dont j’y suis, l’essentiel est pour moi d’inventer un moyen de m’en sortir.
Tout cela était fort exact, mais ne comportait pas, hélas, de bien certaines conséquences pratiques. Jérôme Fandor pouvait avoir deviné qu’il était dans un phare et pouvait bien encore décider qu’il allait en sortir, tout ceci ne l’avançait guère. Les murailles étaient solides et Jérôme Fandor avait beau se meurtrir les poings en y appliquant de furieux coups, il ne pouvait que se convaincre de l’inutilité de ses efforts.
Bientôt Jérôme Fandor conçut une nouvelle crainte fort légitime, dans les circonstances particulières où il se trouvait.
— Ah çà, se demanda-t-il, suis-je destiné à crever de faim ? Va-t-on me laisser mourir d’inanition ? Zut, je connais ce genre de mort. Sous les fontaines chantantes, j’ai déjà goûté à ce genre de torture. Je ne tiens pas du tout à recommencer.
Il allait protester, hurler, appeler au secours, lorsque précisément, un bruit de pas se produisit au-dessus de sa tête, et qu’il eut la surprise d’entendre une voix de femme qui semblait provenir du plafond et qui lui disait :
— Tendez la main. Voici de la viande, du pain, je vous passe une bouteille de vin aussi.
Fandor, de surprise, en oublia tout son ressentiment.
— Vous êtes bien honnête, Madame, cria-t-il, mais si cela ne vous fait rien, je voudrais bien m’en aller. Qui êtes-vous ? Où suis-je ? Que me veut-on ?
Ses questions restèrent sans réponse, la visiteuse s’éloignait. Jérôme Fandor attaqua, d’une dent affamée, les provisions qu’on venait de lui passer.
Son appétit satisfait, Jérôme Fandor, naturellement recommença, à examiner minutieusement la prison où il se trouvait et les ballots qui y étaient enfermés avec lui.
Une chose le préoccupait surtout :
Comment était-il entré dans cette pièce ? comment lui avait-on passé le dîner qu’il venait d’absorber ?
Mettre des caisses les unes sur les autres pour se faire une sorte de pylône, grimper sur ces caisses, c’était pour Fandor une besogne aisée. Le journaliste reconnut qu’au centre du plafond de sa cave, se trouvait une trappe formée par une grille aux barreaux assez espacés. C’était à travers ces barreaux qu’on lui avait glissé les provisions. La trappe n’avait dû s’ouvrir qu’au moment où on l’avait introduit dans la cave et Fandor reconnut vite que la grille qui la fermait était assez solide pour qu’il fût parfaitement chimérique d’essayer de l’arracher et de passer au travers.
— C’est assommant, grommela le journaliste en redescendant du haut de son échafaudage, je suis exactement dans la situation d’un serin jaune des Canaries. On m’a enfermé dans une cave et l’on me passe à manger à travers les barreaux. Charmant séjour pour un journaliste. Fantômas doit bien se payer ma tête. C’est vexant.
Fandor, après avoir grommelé, avoir minutieusement parcouru sa cellule en tous sens, décida qu’il n’avait rien de mieux à faire qu’à se coucher pour prendre un peu de repos.
— Dormons, la nuit porte conseil. C’est le cas ou jamais d’en faire l’expérience.
Fandor dut dormir longtemps, dormir en toute tranquillité, sans avoir le moindre cauchemar, car, lorsqu’il se réveilla, il se sentit parfaitement reposé, frais et dispos.
— Dommage, pensait-il, tout en s’asseyant sur son séant et en vérifiant qu’il lui restait encore quelques cigarettes dans sa poche, dommage que je ne puisse prévenir Juve que j’ai découvert un tel lieu de repos. Je ne doute pas que mon excellent ami, dûment averti, ne vienne y faire une cure de santé.
Tirant une cigarette, Jérôme Fandor allait l’allumer lorsque, brusquement, il s’abstint de le faire, ayant eu une pensée qu’il appelait lui-même, lumineuse.
— Je suis un crétin, songeait Fandor, puisque j’ai une allumette et que j’en ai même plusieurs, puisque je possède une boîte de tisons, toute neuve, il s’agit d’en tirer parti.
Fandor, sans faire de bruit, grimpa au sommet de l’échafaudage qu’il avait constitué la veille au soir. Là, il eut la patience de demeurer debout pendant de longues heures, approchant son visage autant qu’il le pouvait de la grille de la trappe :
Que voulait faire Fandor ?
Son plan était simple.
— Puisqu’on m’a donné de quoi manger hier soir, supputait le jeune homme, il est probable qu’on m’accordera encore une pitance quelconque aujourd’hui. Je suis dans le noir et je ne peux pas apercevoir mon geôlier, mais j’ai des allumettes, ce dont il ne se doute pas.
Quand on viendra, je craquerai l’un de mes tisons, je verrai la tête de cet individu, ce sera toujours une satisfaction.
Le raisonnement était juste et, après de longues heures d’attente, Jérôme Fandor eut le plaisir en effet d’entendre quelqu’un s’approcher de la grille.
— Monsieur, commença la voix qui lui avait déjà parlé, la voix de femme.
Fandor ne répondit pas.
— Monsieur, continuait-on, voici votre déjeuner.
— Crac.
Fandor venait d’enflammer une allumette tison. Or, dans l’auréole que dessinait la mince petite flamme, Jérôme Fandor aperçut, très distinctement, le visage de la femme qui se penchait sur la grille.
Et c’étaient deux cris, deux cris de surprise qui jaillissaient dans le phare :
— Lady Beltham !
— Jérôme Fandor !
Fandor, qui se brûlait les mains consciencieusement, se hâta de craquer une autre allumette, mais déjà sa geôlière avait disparu.
Le journaliste ne pouvait que s’emporter d’une colère soudaine :
— Lady Beltham, hurla-t-il, ah, j’aurais dû m’en douter, c’est lady Beltham qui est ma gardienne. C’est bien cela. Plus de doute, je suis aux mains de Fantômas. Bougre de bougre, me voilà frais.
Et il cria plus fort :
— Lady Beltham ? Lady Beltham ? Venez, j’ai à vous parler.
Fandor cria longtemps. Il allait cesser d’appeler, épuisé, lorsque la maîtresse de Fantômas réapparut enfin.
La grande dame, blanche comme un linge, tremblante, effarée, entra dans la pièce située au-dessus de la prison de Fandor. Elle avait des gestes d’automate, et Fandor ne pouvait s’empêcher de penser en lui-même :
— Dieu, qu’elle est belle et comme elle paraît malheureuse.
Lady Beltham, en effet, ayant été reconnue par le journaliste, ne prenait plus la peine de se cacher. Elle tenait une lampe dont la lumière aveuglait Fandor. S’approchant de la grille, elle lui dit d’une voix qui tremblait ;
— Ne m’interrogez pas. Ne me demandez rien, je ne peux pas vous répondre, je n’ai qu’à obéir : voici votre déjeuner. Adieu, Jérôme Fandor.
Mais Jérôme Fandor ne l’entendait pas ainsi :
— Fichtre comme vous y allez, lady Beltham. Ne m’interrogez pas, dites-vous ? Ah si, par exemple, je suis là pour ça. Voyons, où suis-je ? dans un phare ? qui m’a fait mettre là ? Fantômas ?
On eût dit vraiment que lady Beltham était hypnotisée par les paroles de Fandor. Elle ne s’écartait pas de la trappe, elle restait immobile, elle ne chercha point à fuir, mais ses lèvres ne se desserrèrent pas.
— Madame, insista Fandor qui s’énervait, vous pouvez bien me dire si tout cela est exact ? D’autant plus que je ne sais rien moi, que je ne comprends rien à ce qui se passe. J’allais rejoindre Juve pour m’occuper du meurtre d’une certaine Mme Borel et…
Cette fois les lèvres blanches de lady Beltham s’entrouvraient :
— Mme Borel n’est pas morte, déclarait la maîtresse du bandit, Mme Borel c’est moi.
— Vous ?
Fandor avait prononcé ce vous avec un tel accent de stupéfaction qu’un pâle sourire se dessina sur le visage de lady Beltham :
— Oui, répondait-elle, c’était moi. J’avais pris ce nom pour disparaître à nouveau, me faire oublier. Jérôme Fandor, je tiens à vous dire que je suis innocente de tout ce qui est arrivé et que…
Il y avait une telle angoisse dans les paroles de lady Beltham que le journaliste en fut ému. Chose curieuse, alors qu’il était prisonnier et que la maîtresse de Fantômas était sa geôlière, Jérôme Fandor se sentait sans colère envers la grande dame.
Lady Beltham, c’était aux yeux du journaliste une victime plus qu’une coupable. Elle aimait Fantômas. C’était son seul crime, et Fandor ne pouvait pas lui en vouloir.
— Bon, bon, interrompit l’ami de Juve, vous êtes innocente, je le veux bien, mais il y a autre chose, je m’ennuie, moi, où je suis. Faites-moi sortir, hein ?
Or, lady Beltham ne répondit pas, elle s’écarta de la trappe, secouant lentement la tête, disparut.
Jérôme Fandor vécut alors de longs jours d’un ennui pesant, d’une perpétuelle anxiété. Dans l’étroite cellule où il était enfermé où il continuait à vivre dans une obscurité rigoureuse, il sentait que la folie rôdait autour de lui. À intervalles réguliers, Lady Beltham apparaissait près de la trappe, et lui passait, à travers les barreaux, des provisions. Elle ne répondait jamais à ses questions, elle se contentait de répéter :
— Jérôme Fandor, je suis innocente.
***
Combien de temps Fandor resta-t-il prisonnier ? combien de temps allait-il le rester encore ? Il n’en savait rien.
N’ayant, pour mesurer le temps, d’autres ressources que de compter les apparitions de sa geôlière, il estimait qu’il était depuis plus d’une semaine enfermé dans le phare, lorsqu’il se réveilla un beau matin, bien décidé à risquer le tout pour le tout et à livrer une grande bataille pour recouvrer sa liberté.
Jérôme Fandor, en effet, pendant sa monotone captivité, avait employé ses loisirs à fouiller les ballots qui s’y trouvaient. Il n’avait pas trouvé d’objets bien intéressants d’abord, car la plupart des caisses contenaient du goudron, des signaux, des cordages, des engins nécessaires au phare lorsqu’on ouvrant une petite caissette, il s’était aperçu, à l’odeur qui s’en exhalait, qu’elle était remplie de poudre.
Jérôme Fandor avait aussitôt pensé à utiliser cette poudre :
— Lady Beltham, hurlait-il, descendez donc, j’ai absolument besoin de vous parler.
Il hurla l’appel pendant toute la journée et s’étonna de ne point recevoir de réponse, d’autant que la grande dame n’était pas venue lui apporter son déjeuner, chose à laquelle elle n’avait jamais manqué jusque là.
Jérôme Fandor était donc fort inquiet, soupçonnant qu’il y avait du grabuge dans le phare, lorsque enfin lady Beltham apparut :
En un clin d’œil Jérôme Fandor fut sur les caisses qui lui servaient d’échafaudage :
— Écoutez-moi, commença-t-il, j’ai deux mots à vous dire et je veux vous parler très sérieusement.
Lady Beltham ne lui laissait pas le temps d’achever.
— Jérôme Fandor, faisait-elle, je m’excuse de ne point être venue vous apporter votre repas. Vous êtes dans un phare, comme vous l’avez deviné, la mer est démontée. J’ai été obligée de passer toute la journée dans la lanterne que je n’osais pas abandonner. Il y avait des vaisseaux en perdition, j’ai sauvé des centaines d’existences.
L’excuse était bonne évidemment et Jérôme Fandor aurait eu mauvaise grâce à ne point le reconnaître.
— Très bien, fit le journaliste, je me moque tout à fait de n’avoir pas déjeuné et vous avez eu raison de rester dans la lanterne du phare si votre présence y était utile, mais il ne s’agit pas de cela. Écoutez-moi bien, lady Beltham, voici ce que j’ai découvert et voici ce que je vous propose : j’ai trouvé dans ma cellule deux caisses remplies de poudre noire, destinée probablement à des signaux. Sur moi il me reste cinq allumettes-tison. De deux choses l’une : ou vous allez immédiatement me remettre en liberté, ou immédiatement, je frotte l’une de ces allumettes-tison et je la jette sur la poudre. Le phare saute, je saute et vous sautez, lady Beltham. J’ajoute que si Fantômas est ici…
— Il n’est pas là.
— Tant pis, il aurait sauté lui aussi. Enfin voilà. Mon parti est pris. Vous avez dix minutes pour réfléchir. Donnez-moi la liberté ou je fais tout exploser.
De pâle qu’elle était, lady Beltham était devenue livide. La grande dame, en effet, connaissait suffisamment l’énergie du reporter pour ne pas douter de ses paroles. Ce que Fandor disait il le ferait, il fallait ou se résigner à la mort ou lui rendre la liberté.
Pendant quelques minutes il sembla qu’un étrange combat se livrait dans l’âme de la maîtresse de l’Insaisissable. C’était d’une voix extraordinaire, d’une voix sans sonorité, qu’elle finissait par répondre :
— Jérôme Fandor, j’ai juré sur mon honneur que, quoi qu’il arrive, je ne vous remettrai pas en liberté.
— Alors, nous allons sauter.
— Laissez-moi achever. J’ai juré sur mon honneur que je ne vous remettrais pas en liberté et moyennant ce serment j’ai obtenu des apaches qui vous ont amené ici, qu’ils se contentent de vous emprisonner sans vous torturer, sans vous crever les yeux, comme ils en avaient l’intention. Je suis donc engagée par serment à vous garder prisonnier et je ne manquerai pas à la parole donnée. Vous me menacez de faire sauter le phare, soit. Faites ce que bon vous semblera. Si vous êtes prêt à la mort, j’y suis prête aussi, autant que vous, plus que vous peut-être. Mais il y a quelque chose dont je vous fais juge : la nuit tombe en ce moment, Jérôme Fandor, la mer est démontée, je vous l’ai dit, vous entendez comme elle hurle, comme elle frappe avec violence les murailles de votre cellule. Eh bien, Jérôme Fandor, si vous faites sauter le phare cette nuit, il y a certainement de pauvres pêcheurs, de grands bateaux aussi qui feront naufrage, car ils n’auront plus le feu dont je suis la gardienne pour se guider. Réfléchissez à cela. Vous pouvez très bien faire sauter le phare, c’est entendu, je vous demande de ne le faire sauter que demain matin, quand il fera jour, une fois la mer calmée.
Sans ajouter un seul mot, lady Beltham se retira. Dans sa cellule, Jérôme Fandor avait fait la grimace :
— Nom de Dieu de nom de Dieu, grommelait le journaliste, en voilà une aventure, c’est qu’elle a raison, si je flanque le feu aux poudres maintenant il va y avoir des sinistres. Bah, attendons jusqu’à demain matin.
***
Alors qu’elle quittait Fandor, lady Beltham remontait par une petite échelle dans la salle basse du phare. Elle parvenait ainsi au centre même de la haute tour. Là, se dressait à l’intérieur du pylône creux un étroit escalier qui, accolé contre la muraille, permettait d’atteindre la lanterne où le phare brillait.
Or, comme lady Beltham commençait à gravir les degrés de cet escalier pour aller prendre son poste près du feu, comme elle gravissait les premières marches, s’attendant presque à ce que Jérôme Fandor, dans sa cellule, mît ses menaces à exécution et occasionnât la formidable explosion qu’il projetait, lady Beltham entendit une voix terrifiée qui lui criait :
— Montez vite, montez vite, le feu est éteint. Je ne peux pas le rallumer.
Qui donc parlait ainsi ?
Lady Beltham, défaillante, venait de s’appuyer contre la muraille à bout d’énergie.
— Le feu est éteint !
Qui lui parlait ?
Lady Beltham le savait bien, c’était Anselme Roche.
La veille, en effet, alors que la mer semblait d’huile, tant elle était paisible, une voile blanche avait cinglé sur le récif.
Anselme Roche avait pris pied sur l’écueil, était entré dans le phare avant que lady Beltham, occupée dans la lanterne eût pu s’opposer à son arrivée. Une scène dramatique, courte mais terrible, s’était alors produite.
Anselme Roche, qui avait la bonne foi candide des amoureux, s’était précipité vers celle qu’il considérait toujours comme étant seulement Mme Borel et, à mots entrecoupés, lui avait dit :
— Votre amant, c’est Fantômas. Oui, c’est l’abominable Fantômas. Quittez-le. Je vous aime. Vous referez votre vie. Séparez-vous de ce misérable !
À ces paroles ardentes, Mme Borel, lady Beltham, plutôt, n’avait d’abord rien répondu. Elle savait bien, elle, la grande dame, que M. Borel n’était autre que Fantômas, elle savait bien aussi qu’Anselme Roche était épris, profondément épris d’elle. Était-ce suffisant pour qu’elle pût trahir l’amant qu’elle aimait toujours ?
Lady Beltham eut donc pour le magistrat des paroles vagues. Elle ne dit ni oui ni non, elle ne refusa ni n’accepta les offres que multipliait le magistrat. Et puis, la nuit était venue, une saute de vent avait bouleversé l’Océan tranquille jusqu’alors, le canot qui avait amené Anselme Roche se brisa contre l’écueil et, par la nuit de tempête, lady Beltham et son compagnon ne purent plus échanger un mot, occupés seulement à rallumer le feu, tant les rafales de vent soufflaient, à manœuvrer la sirène, à sauver les navires qui passaient au large.
Comme la tempête redoublait vers la fin du jour, lady Beltham songeait à Fandor qui, depuis la veille, n’avait reçu d’elle aucune provision.
C’était alors que le journaliste la menaça de faire sauter le phare, et quand elle remonta de la cave où Fandor était prisonnier, Anselme Roche, demeuré dans la lanterne, lui hurla le lugubre avertissement :
— Le feu est éteint. Il y a un navire en perdition. Que faire ?
Lady Beltham, une seconde, s’affola. Son parti, toutefois fut vite pris.
Elle savait qu’en cas de danger, en cas d’avarie survenant au feu, un mécanisme était prévu qui permettait d’actionner une puissante sirène remplaçant l’éclat de la lanterne. Mais cette sirène était lourde à mettre en action. Jamais ni elle ni Anselme Roche n’arriveraient à la faire mouvoir. Lady Beltham n’hésita pas. Elle revint trouver Fandor. Elle ouvrit la trappe :
— Vous nous ferez sauter demain, lui dit-elle, si vous le voulez, mais venez, vous êtes courageux, j’ai confiance en vous, il faut que vous m’aidiez, il s’agit de sauver un navire.
Suivant la grande dame qui lui expliquait la manœuvre, Jérôme Fandor se précipita dans l’escalier en colimaçon qui grimpait vers la lanterne du phare :
— Vite, vite, criait lady Beltham, le passage est si mauvais qu’en un instant un navire peut s’y engloutir. Lady Beltham et Fandor, quelques minutes plus tard, haletants, hors d’haleine, atteignaient la lanterne. Or, comme ils y parvenaient, à travers les vitres de la chambre dé garde, ils aperçurent Anselme Roche qui, debout sur l’étroit balcon entourant le phare, agitait éperdument une cloche en dépit des embruns qui lui sautaient au visage, des rafales de pluie qui l’aveuglaient.
Mais lady Beltham et Fandor n’eurent qu’une seconde à peine le temps d’apercevoir le courageux magistrat.
Sans qu’ils pussent se rendre compte de ce qui se passait, ils virent Anselme Roche soudain arraché au balcon par quelque chose qui heurta le phare à grand fracas.
Le corps du malheureux était entraîné dans le vide.
Un paquet de mer un instant, dissimula l’horizon. L’endroit où s’était trouvé Anselme Roche quelques secondes auparavant, était vide, brusquement.
Le vent, la tempête, autre chose peut-être l’avaient emporté, arraché, lancé à la mer.